Last plane

Voici exactement six semaines que, après 16 jours de voyage, je suis arrivé à Concordia et je prends seulement le temps d’écrire ici. J’ai bien donné quelques nouvelles, posté quelques photos sur mon compte Mastodon mais guère plus.

Des semaines denses, stressantes mais déjà passionnantes.

Des premières semaines éprouvantes aussi. Physiquement.

Je m’en suis plutôt bien sorti comparé à d’autres mais l’arrivée à Concordia, ça cogne. Pas tant le froid, d’autant plus qu’en cette fin d’été, il faisait encore un « agréable » -25° à -35°C très supportable avec notre équipement polaire. Et puis la station est chauffée.

Non, le plus difficile à supporter à l’arrivée (et, en réalité, ça va nous suivre tout au long du séjour), c’est l’hypoxie, le manque d’oxygène. Je vous raconterai.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
2 jours après l’arrivée, c’est pas terrible… (© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

J’ai fait partie des derniers arrivants. Lors de mon atterrissage, nous étions encore environ 60 dans la station avec une ambiance de fourmilière.

Je n’ai eu que 3 jours pour prendre la main à Fabien, mon prédécesseur. Heureusement, nous avions beaucoup échangé depuis le mois de septembre et le relai s’est fait facilement.

Et petit à petit, la station s’est vidée. L’ambiance générale s’est faite moins grouillante. Plus épuisée aussi par l’intensité du travail fourni en cette fin de campagne d’été autant par l’équipe des techniciens (majoritairement français) que les professions de supports (majoritairement italiens) ou que les scientifiques.

Les départs étaient l’occasion de fêtes, animées mais raisonnables, qui avaient souvent lieu à la « Spacca ossa », la boîte à la mode à Concordia (une tente extérieure, située au milieu du camp d’été et qui n’est chauffée qu’à la demande. Comme tout le reste du camp d’été, elle a été désactivée et mise en hivernage début février). Elle tient son nom et son enseigne d’une médecin de recherche de l’ESA qui, il y a une dizaine d’années avait prodigué moult conseils de prudence aux fêtards avant de sortir, de déraper sur une plaque de glace et de se casser la jambe !

L’entrée de la Spacca ossa (© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

De mon côté, j’occupais mes journées à fouiller chaque recoin de l’hôpital, essayer tous mes appareils, organiser un hôpital de secours situé dans « l’Astro-shelter » (un bâtiment d’astronomie situé à 400m de la base, chauffé en permanence, et qui doit nous servir de premier point de repli en cas de nécessité d’évacuation). J’étais aidé dans cette tâche par Solenn, notre super infirmière de campagne d’été.

Solenn (© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Et puis est arrivé le dernier avion.

Même si, en réalité c’était toujours le même puisque Concordia est quasi exclusivement desservie par une seule compagnie, canadienne, qui implante son Basler BT-67 et son équipage à la station Mario Zuchelli (MZS) de novembre à février pour assurer la desserte des stations de cette partie de l’Antarctique.

Avec 24 heures d’avance, pour cause de mauvaise météo prévue sur la côte, l’avion est arrivé de MZS pour emmener les derniers campagnards d’été français vers DDU (Dumont-d’Urville, la station française de Terre Adélie). Les Italiens du bureau ICT (Internet and Communication Technologies) les ont salués en diffusant la Marseillaise à l’extérieur de la base.

Et puis il est revenu le lendemain, juste après le petit déjeuner pour emmener les Italiens vers MZS.

Nous n’étions plus que 12.

Une des premières choses que nous avons faites, c’est d’installer une grande table dans le living room, plus cosy que le restaurant et son ambiance de réfectoire.

Il a fallu organiser les premiers tours de corvées collectives : vaisselle et ménage.

Et, petit à petit, nous avons pris notre rythme d’hivernants.

Il y a 11 jours, nous avions encore un soleil de minuit, pour la dernière fois avant longtemps.

Le lendemain, nous nous sommes réunis sur le toit de la station pour admirer le premier coucher de soleil depuis 4 mois.

(© Vincent Morel / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

La transition est extrêmement rapide et, même s’il fait encore clair en permanence et que nous ne voyons pas les étoiles, le soleil passe déjà 5 heures sous l’horizon, nous offrant des couleurs magnifiques.

En-dehors d’une inhabituelle semaine de « redoux » (-25°C), les températures descendent tranquillement. Le thermomètre ne dépasse plus guère les -40°C en journée et passe sous les -50°C la nuit.

Aucune feuille morte à l’horizon, pas de châtaignes sous nos pieds ni de citrouilles à ramasser mais nous le sentons bien : l’hiver arrive.

(© Institut Polaire Français / PNRA)

Formation

Voici un moment que je n’ai pas donné de nouvelles. Il faut dire que je suis dans une sorte d’entre-deux : plus vraiment chez moi, pas encore là-bas.

Les médecins affectés à l’une des bases des TAAF bénéficient d’une formation d’environ 4 mois. Au prix d’un départ décalé de 6 semaines d’avec le reste de l’équipe, ma formation n’aura quasiment pas été amputée.

Les compétences à acquérir sont vastes ! Chirurgie (orthopédie, abdomen et parties molles, thorax, ORL) ; anesthésie générale ; anesthésies loco-régionales ; réanimation ; dentisterie ; radiologie et échographie ; biologie de base ; transfusion…

Contrairement aux médecins sous-mariniers qui doivent pouvoir travailler en totale autarcie (et bénéficient d’une formation de 2 ans), nous pouvons bénéficier (si tout fonctionne comme il faut) de solutions de télémédecine. Nous devons donc connaître les principes généraux, savoir réaliser les gestes techniques mais pas nécessairement maîtriser toutes les indications dans le détail.

Malgré cela, ces 4 mois sont loin d’être de trop.

Pour des raisons historiques, budgétaires et de formation adaptée, les médecins des TAAF ont un statut militaire et l’essentiel de leur formation se déroule dans l’un des quatre principaux Hôpitaux d’Instruction des Armées (Percy et Bégin en région parisienne, Marseille et Toulon).

Contrairement à mes collègues qui avaient débuté leur cursus en hôpital durant l’été, je débute ma formation par notre séquence commune « hors les murs ». La première étape est une semaine de… chirurgie sur cadavre au laboratoire d’anatomie de la Faculté de Caen, sous la direction du Pr Martin Hitier.

Celui-ci présentait en mai dernier les principes de cette formation spécifique lors d’une intervention devant l’Académie nationale de chirurgie :

Chirurgie en Terres australes et antarctiques françaises – Conférence du Pr Martin Hitier

Le premier soir, Paul Laforêt, le médecin chef des TAAF nous mets dans l’ambiance : « Je vous laisse lire les protocoles de chirurgie digestive avant les travaux pratiques de demain : Protocole de laparotomie ; Protocole de cholécystotomie ; Protocole de colostomie latérale sur baguette ; Protocole d’appendicectomie simplifiée ; Protocole d’anastomose du grêle. »

J’oscille entre « Quelle chance, c’est passionnant » et « Oh mon dieu, oh mon dieu dans quoi je suis parti ».

L’ambiance au laboratoire d’anatomie est forcément très particulière : il n’est pas anodin de travailler ainsi sur des corps. Pour autant, cette séquence est tout à fait indispensable pour nous car une grande partie des techniques que nous devons découvrir ne pourront jamais l’être en situation « normale », sur des vrais patients en Europe. Aucun chirurgien n’opère plus une appendicite en ouvrant l’abdomen du sternum au pubis ! Pourtant c’est ce ce que nous sommes sensés faire car, paradoxalement, c’est une voie d’abord très sûre vis-à-vis du risque hémorragique, et c’est une voie d’abord qui permet de réaliser tous les actes de chirurgie abdominale. Tant pis pour l’esthétique et les mini-cicatrices !

Je finis donc la semaine en me disant « Bon, j’espère que je n’aurai jamais à faire ça mais, si ça devait arriver, je pourrais finalement peut-être y arriver. »

Et puis cette semaine aura été l’occasion de rencontrer la belle équipe des médecins des TAAF pour l’année 2023. 2 généralistes, 4 urgentistes et 6 chouettes personnalités !

L’équipe des médecins de district des TAAF 2023 : Natacha (Crozet), Maël (adjoint Kerguelen), Ewen (Kerguelen), Emilie (Terre Adélie), moi, Romain (Saint-Paul-et-Amsterdam)

Test de télémédecine avec le bloc opératoire de Kerguelen. Il s’agit d’une trachée de renne !

A peine fini, nous prenons la direction de Chamonix pour une autre semaine aussi haute en couleur qu’en altitude : celle destinée à nous former au secours en milieu difficile.

Nous y retrouvons d’autres médecins : Thomas, le médecin adjoint des TAAF (basé à Paris, alors que Paul est à la Réunion), Laura et Théotime qui vont assurer la médicalisation des raids entre les bases Dumont-d’Urville et Concordia et Sascha qui sera l’un de mes futurs compagnons d’hivernage puisqu’il est le médecin de recherche embauché par l’ESA pour Concordia.

Nous alternons des formations théoriques sur les diverses pathologies spécifiques des milieux austraux et antarctiques et des exercices pratiques dans la montagne. Tout ceci se fait avec des équipes passionnées et passionnantes : des médecins spécialistes de la haute montagne issus du service des Urgences des Hôpitaux du Mont Blanc et les gendarmes du CNISAG.

L’enthousiasme nous porte car ce ne sont pas des vacances ! Théorie et exercices pratiques se succèdent le plus souvent de 9h à 21h30.

L’heure arrive très vite de dire au-revoir à la plupart de mes futurs collègues, Sascha et moi prenons la direction de Lyon pour retrouver les autres membres de la future équipe de Concordia.

En arrivant au lieu du rendez-vous, nous sommes émus et anxieux de découvrir ceux avec qui nous allons passer une année entière. Les premiers échanges sont cordiaux. 6 Français, 6 Italiens et un Allemand apprennent doucement à se connaître.

Direction un village perdu des Préalpes pour une formation aux spécificités de notre future demeure. Mais le plus important de cette semaine, ce sont probablement les moments avec les psychologues française et italienne et les séances de « team building » puisqu’il va bien falloir faire équipe solidement et durablement.

L’osmose se fait petit à petit, chacun fait l’effort d’aller vers les autres, de changer de voisins de table. Les discussions concernent beaucoup les aspects professionnels mais aussi les questions plus personnelles. Il ne semble pas y avoir beaucoup de réserves et chacun semble faire le pari d’un a priori de confiance.

L’anglais est notre langue commune mais nous essayons tous d’apprendre quelques bases de la langue des autres. Il semblerait que dans un an nous parlerons de toute façon tous le concordien, un sabir mêlant anglais, français et italien dans une même phrase.

Lors d’une séance de formation dédiée aux questions de secourisme, Paul nous diffuse une vidéo de 20 minutes réalisée lors d’un exercice de sauvetage à Concordia il y a quelques années durant l’hiver, donc en pleine nuit polaire. J’ai l’impression de palper pour la première fois ce que ça peut représenter : l’ambiance industrielle, glacée, les panaches givrés de respiration dans la nuit, les respiration difficiles, les mouvements empesés, l’impossibilité de manipuler les objets à main nue. Je me sens sous le choc.

Le week-end arrive, consacré à une longue marche en montagne avec bivouac au milieu. A peine redescendus et rafraîchis, il est temps de partir tous ensemble pour notre prochaine destination : Cologne, au siège du DLR (l’agence spatiale allemande) et du centre d’entraînement des astronautes de l’ESA.

Nous allons en effets être les sujets de 8 protocoles de recherche différents et il s’agit, en 3 jours, de recueillir tout un ensemble de données de base sur notre santé physique et mentale. Ces expériences se poursuivront tout au long de notre hivernage et jusqu’à un an après notre retour. Nous sommes soumis à de multiples tests et examens et nous participons, assez volontiers, au trafic de toutes sortes de nos substances et fluides corporels.

Pour nous remercier et nous encourager, on nous offre de petits cadeaux estampillés de l’ESA et nous avons droit à une visite rapide de certaines installations. Visiblement, une visite complète du centre d’entraînement des astronautes est prévue lors de notre retour. Les mauvaises langues disent que c’est pour conserver notre motivation intacte !

Certains goodies…
sont plus intéressants que d’autres.
Pour la science !
Dédicace de l’affiche

Nous sommes libérés au fur et à mesure de l’accomplissement de notre parcours. Mes 12 compagnons auront pour la plupart 3 semaines de congés avant de partir tous ensemble en direction de la Nouvelle-Zélande puis de l’Antarctique.

Quant à moi, je retrouve enfin ma famille après 4 semaines d’absence. Mais ce n’est que le temps du week-end puisque je dois rejoindre l’hôpital Percy où je serai en poste jusqu’à mon départ.

La première journée est consacrée aux formalités administratives et, en particulier, à la signature de mon contrat d’engagement. Me voici militaire ! Et, privilège de l’âge et de l’ancienneté de mon diplôme, directement avec le grade de colonel.

C’est donc là que je suis depuis presque 2 mois. Je vais de service en service, acquérir les compétences dont j’ai besoin : aux Urgences, au Centre de traitement des Brûlés, beaucoup au Bloc opératoire, chez les Dentistes, en Radiologie…

Je suis très loin de ma zone de confort et vais logiquement là où j’ai le plus à apprendre. Je me retrouve ainsi dans la peau du jeune étudiant que j’étais il y a bien longtemps, tâchant de comprendre le détail des procédures, de ne pas faire d’impair, de demander conseils et supervision. « Bonjour, je suis un médecin en formation pour les TAAF » me fait office de passe-partout.

Et, bien que je me sente souvent dans la peau d’un externe, le contexte militaire et mon grade me valent parfois une sorte de déférence : « Vous voudrez bien faire le prochain pansement avec le colonel, s’il-vous-plaît ? »

Et ça, c’est quand même un peu amusant.

Per aspera ad astra*

*Par des voies ardues jusqu’aux étoiles

Adolescent, j’avais été ému par le « monologue des larmes dans la pluie » du film Blade Runner. Je l’avais ressenti comme une invitation à aller « au-delà », à faire et à s’émerveiller de ce que le quotidien ne nous offre pas.

Juin 2012, des échanges avec Marc Andrieux qui a hiverné à Dumont d’Urville réveillent de vieux rêves d’aventure polaire. Alors même que j’envisage de quitter mon cabinet de Dordogne pour me rapprocher d’une grande ville, je me dis que ce serait une formidable expérience entre les deux. J’envoie ma candidature au siège des TAAF et entame le parcours de sélection.

Février 2013, à 9 mois du départ, et alors que je devais être affecté à la base Alfred Faure des Îles Crozet, j’apprends que ma mère a un cancer. La mort dans l’âme, je renonce à cette aventure.

Septembre 2013, ma mère tenant le coup, je décolle 6 jours après mon mariage pour passer 7 mois en Guyane, dans le Centre de santé de Camopi. En cas de pépin, le retour sera compliqué mais possible.

Il n’y aura pas de pépin et je rentre au printemps 2014 pour rejoindre l’équipe de la MSP de Saint-Caprais-de-Bordeaux.

Octobre 2014, notre fille naît. Je me dis que je suis passé à autre chose et qu’il faut renoncer aux projets lointains.

Printemps 2021, mon mari me montre l’annonce de recrutement d’astronautes par l’ESA.

– Tu devrais postuler !

– Tu es fou ? Je suis bien trop vieux.

– Mais non, ils ont dit qu’ils voulaient aussi voir ce que ça donne d’envoyer des vieux. Vas-y !

J’y vais et je me pique au jeu. Je ne me fais (presque) aucune illusion sur mes chances d’être sélectionné mais j’aimerais bien voir jusqu’à quelle étape je peux aller. Et tant qu’à faire, j’essaie de faire les choses bien : je passe mon certificat médical de classe 2 de pilote, je me mets à courir 4 ou 5 fois par semaine en écoutant des podcasts en anglais, je passe un TOEIC et j’attends.

Ma candidature fait partie des 17 000 recevables mais je ne serai pas dans les 1 362 admis.es à passer à la deuxième étape. 

Je continue quand même à courir et je me demande quel challenge je vais réussir à trouver pour rester dans le mouvement. Un nouveau DU (Diplôme Universitaire) peut-être.

28 juin 2022, en parcourant Twitter, je tombe sur une annonce de recrutement en urgence d’un médecin pour la base Concordia.

Concordia ? L’expérience polaire la plus extrême pour un Européen. Merde, ça fait plus de 10 ans que le poste de médecin est réservé à l’Italie, je n’osais même pas en rêver. L’urgence du recrutement qui ne laisse pas le temps de cogiter, notre fille qui a grandi… je montre l’annonce à mon mari.

– Vas-y, envoie ta candidature, tu as toutes tes chances.

– Tu es sûr ? C’est un an là-bas, tu te rends compte ?

– Ça ira pour nous. Et je ne veux pas que tu te réveilles à 70 ans avec des regrets.

Début août, d’après ce que je comprends, je suis dans les deux derniers candidats. J’attends chaque jour le coup de fil ou le mail qui me dira à quoi m’en tenir. J’ai gelé tous mes engagements et commencé à voir avec mes collègues comment gérer le bazar qu’occasionnerait mon départ.

Fin août, quelques jours après mes 50 ans, je reçois un mail du Dr Paul Laforêt, le médecin-chef des TAAF « Votre candidature correspond tout à fait au profil recherché pour ce type de mission, vous étiez dans les deux derniers dossiers en lice. (…)

Je suis désolé de ne pas avoir pu donner une issue favorable à votre candidature, toutefois si votre organisation vous le permet et si ces missions vous intéressent je vous encourage à postuler pour les prochains recrutements de médecin d’hivernage pour les bases des TAAF. »

Merde.

Déception.

Et je finis par me dire que c’est aussi bien ainsi. Que ça me permettra d’envisager un départ l’année prochaine dans des conditions moins rocambolesques.

L’année prochaine… qu’est-ce qu’il pourra se passer d’ici là ? Et est-ce que je serai dans les candidatures retenues ?

Le destin a parfois de cruelles ironies et il faut croire que ce n’est pas nous qui choisissons l’Antarctique mais l’Antarctique qui nous choisit.

5 jours après le mail, je reçois un coup de fil de Paul

– La candidate retenue vient de devoir annuler suite à un gros problème de santé familial. Vous êtes toujours partant ?

– Euh… Oui… Bien sûr.

– Ne vous engagez pas aujourd’hui, réfléchissez jusqu’à demain, je vous rappelle.

Ça fait 10 ans que je la mûris cette réponse. 

Voilà, c’était il y a 2 semaines.

J’ai prévenu tous mes patients et on a trouvé des remplaçantes pour s’occuper d’eux au moins jusqu’en juin 2023.

Vendredi c’était la dernière réunion d’équipe. Samedi, les dernières consultations.

Grâce à la bonne volonté de tout le monde, j’ai pu finaliser mon dossier d’aptitude militaire en un temps record (pour des raisons historiques, budgétaires et de formation adaptée, les médecins en poste dans les TAAF relèvent du Service de santé des Armées).

Sur le plan familial, on a trouvé une fille au pair espagnole qui l’air super sympa et qui arrive début octobre pour épauler mon mari avec ses horaires décalés.

J’ai dépensé des sommes folles en l’espace de 10 jours mais ma CB sera bientôt mise au repos pour un an. 

Hier, dimanche, j’ai fini de remplir mes deux cantines qui doivent être enlevées aujourd’hui pour être acheminées en bateau. 

11 kg de livres médicaux, 5 bouteilles de vin, 52 plaques de chocolat, 950 dosettes de café expresso, 6 kg de jeux de société, 5 kg de confiture et de miel, 3,5 kg de thé et d’infusions, 2,8 kg de bonbons, 3,5 kg de papeterie, 1,7 kg de crème hydratante, des plantes en plastique, des déguisements et des articles de fête, etc. etc.

Ce matin, j’ai déposé ma fille à l’école probablement pour la dernière fois avant longtemps. Je lui ai fait un gros câlin et je suis allé prendre le train.

Je n’y croirai vraiment que quand j’aurai franchi le 60e Sud mais, dans l’immédiat, je commence déjà 3 mois et demi de formation qui s’annoncent enthousiasmants. Je vais acquérir un tas de compétences nouvelles et certainement faire des rencontres passionnantes.

Merci à toutes celles et ceux qui m’ont permis d’avancer sur ce chemin.

Merci à Marc Andrieux et Yvan Levy, vous qui aviez déjà vécu un hivernage dans les TAAF et avec qui les échanges avaient confirmé ma motivation.

Merci au Dr Claude Bachelard qui m’aviez fait confiance en 2013 et qui m’aviez encouragé par la suite.

Merci à Lucie qui a dû renoncer (pour le moment) à ton rêve et me passer la main. Je sais d’expérience combien ta situation est cruelle et j’ai été très touché par tes messages, malgré tout, enthousiastes. Merci de m’avoir transmis tous les renseignements que tu avais déjà regroupés. Merci pour tes encouragements et ta disponibilité. Plein de bonnes ondes pour toi et ta famille.

Je te chauffe la place pour DC20 : la prochaine fois, c’est toi que l’Antarctique choisira !

Merci à Fabien pour tes précieux conseils. Pour l’instant on a surtout parlé vie quotidienne et il nous reste toutes les transmissions médicales à faire. Je me sens très rassuré de passer après toi et je sais que je trouverai un hôpital remis à neuf et des transmissions carrées.

A très bientôt ! 

Merci à toute l’équipe de la Maison de Santé de Saint-Caprais pour votre soutien tout au long de ce processus. Vos paroles de réconfort dans les creux et vos encouragements dans les moments de joie.

Merci plus particulièrement à mes collègues médecins, Julie, Mourad, Maud et David et à nos deux accueillantes, Océane et Lyse. Je mesure la chance que j’ai que vous ayez accepté que je me lance dans ce projet fou et que vous soyez prêts à gérer les contraintes et difficultés du quotidien alors que je m’en vais drapé dans l’étoffe des héros. Honneur à vous !

On se retrouve en 2024 !

Merci à mon père, à toi qui m’a toujours encouragé à avancer et qui continue à le faire. Je sais ce que ça représente de me voir partir pour aussi longtemps.

Je compte sur Pierrette pour veiller sur toi en attendant mon retour !

Merci à toi, Christophe, de m’offrir cette incroyable liberté. Tu n’as pas hésité, je crois.

Là où d’autres auraient cherché à me faire douter, tu m’as poussé et encouragé alors même que tu devais te concentrer sur tes propres défis professionnels.

Je sais que ça va aller pour Lili et toi et que cette expérience nous enrichira certainement tous les trois.

Je suis terriblement fier de toi. Je t’aime.

Algorithme isolement et tests Covid-19

Suite à des échanges sur Twitter, et parce que c’est vraiment le bazar, je me suis fait cette feuille de calcul Excel pour me simplifier la vie.

Je la mets à disposition ici. Elle est libre d’utilisation et d’adaptation pour tout usage non commercial. Le cas échéant, n’hésitez pas à partager vos améliorations !

En dehors des 4 cases ou groupes de cases à cocher/renseigner, la feuille est verrouillée pour éviter les mauvaises manipulations. Si vous désirez la modifier, il suffit de la déverrouiller (il n’y a pas de mot de passe).

Sauf erreur de ma part, cet algorithme correspond aux recommandations au 13 septembre 2020.

Les calculs sont faits sur la base de tests PCR accessibles et avec des résultats disponibles en 24 heures. A ce jour, la situation locale peut rendre impossible la réalisation de ces protocoles.

Bon courage à toutes et tous !

Algorithme isolement et tests Covid-19 : FICHIER EXCEL

Nous, médecins généralistes, demandons le port du masque obligatoire

Plusieurs autorités sanitaires (l’Académie de médecine, la Société Française de Santé Publique, le centre européen de prévention et contrôle des maladies, comité scientifique COVID-19, etc.) ont souligné l’importance du port de masques ou d’ėcrans anti postillons (dits masques « grand-public ») pour limiter la propagation de l’épidėmie de coronavirus. De nombreux pays ont suivi ces avis. Pas la France.

Face aux tergiversations du gouvernement, les acteurs de terrain se doivent de prendre leurs responsabilités et d’avoir une parole claire et sans ambiguïté.

Ce qui nous importe est la santé de nos patients. 

Nous insistons auprès des décideurs nationaux et des responsables locaux (chefs d’entreprises, commerçants, maires, etc.) pour que soit rendu obligatoire le plus rapidement possible le port d’un masque ou d’un écran anti-postillons dans tous les lieux publics fermés (ascenseurs, transports en communs, boutiques et supermarchés, cabinets médicaux et paramédicaux, entreprises de tout type, lieux d’enseignement, etc.) et en extérieur dès lors que la distance d’un mètre ne peut être respectée.

L’éducation au port des masques et à leur recyclage doit débuter sans plus attendre afin que les Français soient prêts à les utiliser correctement lors de leur déconfinement. En l’absence de masques officiels, il est simple et efficace de s’en fabriquer soi-même à l’aide des nombreux tutoriels proposés sur internet, comme recommandé par l’ECDC et les CDC américains. Ces tutoriels sont regroupés sur le site stop-postillons.fr.

Le port d’un masque ne constitue pas une mesure barrière supplémentaire ou accessoire : il s’agit bel et bien du principal geste barrière, pour ce virus transmis par voie aérienne. Il ne se substitue pas aux autres gestes barrières qui restent indispensables : lavage des mains, distanciation sociale, absence de contact physique et, pour les personnes concernées, tousser dans son coude et utiliser des mouchoirs jetables. 

A propos des signataires.

Nous sommes un groupe de soignants de premier recours réunis librement pour réflėchir au rôle de la médecine de terrain au temps du coronavirus. Nous pensons qu’un de nos rôles les plus important est l’éducation du public aux gestes barrières pertinents. Le groupe se compose actuellement de Jean-Baptiste BLANC, Jonathan FAVRE, Stéphane FRAIZE, Jean-Claude GRANGE, Yvon LE FLOHIC, Michaël ROCHOY et Béatrice ROLLAND-BROZZETTI, tous médecins généralistes. Il est ouvert à d’autres. A noter que deux de ses membres (JF, MR) sont co-fondateurs de stop-postillons.fr. Nous n’avons pas d’autre lien d’intérêt à déclarer.

contact @DR_JB_Blanc ou ecransantipostillons@gmail.com

Vous ne nous dérangez pas

300 soignants de premier recours lancent l’alerte :
De très nombreux malades n’ont pas le COVID-19, n’en faisons pas des victimes collatérales.
En cas d’inquiétude médicale, quelle qu’elle soit, appelez vos soignants habituels !

Avec la litanie du nombre de morts égrené quotidiennement, avec les images des soignants exténués, des services de réanimation débordés, avec le confinement, une atmosphère d’extrême urgence règne sur notre pays et dans le monde.

Dans ce contexte particulier nous, 300 soignants de premier recours, médecins généralistes, pharmaciens, psychiatres, IDE, pédiatres, oncologues, gériatres, cardiologues, sages-femmes, Kinés, etc. venant de toutes les régions de France, avons le devoir d’alerter la population française et les autorités sanitaires : les autres problèmes de santé ne doivent pas être négligés.

La plupart des gens pensent que nous sommes débordés et qu’ils vont nous déranger, qu’il faut attendre la fin du confinement. Ils ne veulent pas nous solliciter “pour quelque chose de moins grave”, ils ont peur de la contamination au cabinet, des contrôles policiers ou encore pensent que
ça ne sert à rien de contacter son médecin généraliste pour le Covid-19.

Nous restons disponibles et organisés.

Ne pas consulter quand cela est nécessaire c’est prendre le risque de laisser se dégrader un problème de santé. Nous nous sommes organisés pour faire face. Nous sommes très nombreux à pratiquer la téléconsultation qui évite les déplacements non indispensables. Nous avons réorganisé nos plannings pour que nos patients n’attendent pas en salle d’attente. Nous avons mis
en place les mesures d’hygiène nécessaires. Si nous acceptons de recevoir des patients c’est que nous prenons toutes les précautions qui s’imposent.

Notre rôle dans cette phase épidémique est fondamental.

Pour les patients atteints ou croyant être atteints par le coronavirus notre rôle est d’accompagner les 80% qui n’auront pas besoin d’être hospitalisés et d’aider à la prise en charge en cas de dégradation de leur état.

Pour les personnes avec un traitement régulier pour des pathologies chroniques, notre rôle reste de les suivre et de les conseiller, au téléphone, ou par tout système de communication vidéo, au cabinet ou à domicile, selon ce qui sera le plus pertinent.

Pour les personnes “en bonne santé” mais ayant des symptômes nouveaux, les pathologies aiguës non liées au virus doivent pouvoir continuer à obtenir un avis rapide. Les patients ne savent pas forcément ce qui peut être urgent ou grave. Notre rôle est d’assurer les consultations pour ces
motifs afin de ne pas laisser des situations se dégrader.

Pour les femmes enceintes ou pour les enfants, le suivi reste nécessaire de manière adaptée et avec toutes les précautions qui s’imposent.

Nous sommes prêts à assumer nos responsabilités au sein de la collectivité
et auprès de nos patients que nous connaissons bien. Nous le faisons déjà.

Liste des 300 premiers signataires.

Chronique des jours étranges – Les étapes du deuil

Jeudi 26 mars

Je vois plusieurs copains se lancer dans l’installation de centre de consultation spécialisés, les « Covidromes » près de chez eux.

J’admire leur enthousiasme, leurs capacités d’initiative, leur professionnalisme. Mais je n’arrive pas à adhérer à ce concept dont je ne comprends pas la pertinence en-dehors des déserts médicaux avec de nombreux patients sans médecins traitants. Sauf que, dans ces endroits là, si c’est pour y faire travailler les rares professionnels du coin…

La contagiosité du virus semble très importante (j’ai de plus en plus de mal à croire au taux de reproduction R0 estimé entre 2 et 3) comme le démontre l’incidence très importante chez les soignants des service d’urgence et de réanimation alors même qu’ils disposent de moyens de protection moins limités qu’en médecine de ville.

Je crains vraiment que le rassemblement sur un même lieu de nombreux patients infectés fasse courir un risque majeur, quelle que soient les précautions prises, pour les soignants qui y interviendront. Et pour les patients qui s’y rendront avec des symptômes suspects mais qui s’avèreraient, au final, dûs à une autre cause que le coronavirus.

L’idée semble être également de ne faire venir vers les cabinets habituels que les patients « sains ». Mais avec le nombre importants de porteurs asymptomatiques et avec, pour les autres, la contagiosité qui semble nettement précéder l’apparition des symptômes, on ne peut pas parler de patients « sains » ! Chaque patient est potentiellement infecté et contagieux.

Le risque me semble alors, dans les filières « saines », de relâcher la vigilance et les mesures d’hygiène.

Je reste convaincu que la seule option raisonnable est de limiter au maximum les contacts physiques, y compris dans le domaine du soin. Ne faire venir les patients que lorsque c’est incontournable, en évitant toute attente (ou, au pire, en les faisant attendre à l’extérieur ou dans leur voiture), en limitant les gestes et l’examen clinique au strict nécessaire et en déployant systématiquement les mesures d’hygiène « comme si » le patient et/ou le soignant étaient contagieux.

Toujours l’affaire de la chloroquine. Sur Twitter, certains rappellent les histoires, encore récentes, de médecins « sauveurs » aux promesses miraculeuses qui s’avérèrent d’amers miroirs aux alouettes.

Un article du Monde reprend les données d’une étude italienne qui estime que le virus circulait activement en Lombardie dès le début janvier. La conclusion est terrible :

« Les médecins italiens se gardent bien d’aller au delà dans leurs conclusions. Mais ce travail démontre que les autorités publiques qui ont démarré tôt de telles mesures seront donc à féliciter, en revanche celles qui ont retardé ces mesures, sous des prétextes divers et variés, parfois politiciens, auront probablement à rendre des comptes en fonction de l’état des connaissances au moment de leur prise de décision. »

Vendredi 27 mars

Lundi, on se posait la question de l’existence d’urticaires dans le COVID-19. Nous n’avions pas rêvé !

La presse se fait l’écho du décès d’un jeune de 17 ans à Los Angeles. Econduit du service d’urgence d’une clinique car il n’avait pas d’assurance, et renvoyé vers un hôpital public, il est décédé en route. L’épidémie aux USA sera encore plus dévastatrice qu’en Europe.

Un billet de blog du BMJ « Covid-19 – This too shall pass » m’apporte un peu de réconfort.

(EN) « When it is all over expect an explosion of life and colour. Once again, we will marvel at live theatre, holler for our favourite team in a stadium, and share intergenerational Sunday lunches in restaurants. And we will enjoy these things even more, knowing what it is like to do without.

In times of crisis, we all get to decide. Courage and kindness or looking out for yourself? The first will be what sustains us, individually and collectively. »

(FR) « Quand tout ça sera derrière nous, attendez-vous à une explosion de vie et de couleur. Encore une fois, nous nous émerveillerons dans un théâtre, nous encouragerons notre équipe préférée dans un stade, nous partagerons un repas de famille au restaurant. Et nous en profiterons encore plus, sachant ce que c’était de devoir s’en priver.

Dans les situations de crise, nous devons tous faire des choix. Courage et attentions aux autres, ou bien veiller sur soi-même. La première option est celle qui nous portera, individuellement et collectivement. »

Je fais le bilan de la semaine : 3 consultations présentielles (un vertige, une plaie et un ECG) pour… 49 téléconsultations. Les collègues c’est à peu près pareil.

Ah non, c’est mon tour de faire le samedi matin…

Samedi 28 mars

Matinée de consultations tranquille. 11h50, je téléphone au laboratoire pour savoir s’ils ont le résultat du test prélevé mercredi matin chez mon mari. Toujours pas.

Un article en anglais fait la synthèse du « dossier Raoult ». Etudes bancales, manipulation des résultats, « cherrypicking », fraudes, méthodes tyranniques et, finalement, harcèlement… En même temps, avec Trump, Estrosi ou Joyeux comme supporters…

J’utilise régulièrement la citation de Jacques Monod, dans le domaine de la recherche : « Ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique. »

Evidemment, on ne peut pas inverser la phrase. Le seul caractère scientifique d’une recherche ne suffit pas à la rendre éthique. Mais, si elle n’est pas suffisante, c’est une condition nécessaire, le socle de toute démarche de recherche. Aussi dénuée de risques ou de contraintes qu’elle soit, une étude qui n’a pas de rationnel scientifique solide n’est que futilité.

Un brillant article par Pascal Marichalar, « Savoir et prévoir », dans la Vie des Idées, retrace l’historique des connaissances entourant le COVID-19 depuis début janvier. Là encore, une conclusion cinglante : « Lorsque le temps de la justice et des comptes sera venu, il nous faudra comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle… »

Dimanche 29 mars

Aujourd’hui, j’ai réussi à passer 30 minutes à faire des exercices scolaires avec notre fille, à jardiner pendant 3 heures et à faire un Test de lecture mensuel de Prescrire. Déjà un début de normalisation ?

J. a envoyé le planning des gardes pour les 6 prochaines semaines. Depuis une dizaine d’années, c’est SOS qui assure les gardes de soirée sur notre secteur, nous ne faisons que les week-ends. Une quinzaine de médecins s’est portée volontaire pour faire un « planning bis » que nous allons communiquer au 15 avec, chaque soir, un médecin qui sera disponible si les effecteurs officiels sont débordés.

Je vois passer un tweet décrivant l’A310 que l’Allemagne utilise pour évacuer des patients depuis les hôpitaux italiens surchargés. 44 lits dont 16 de soins intensifs !

Dans le même temps, la France transfère des patients d’Alsace et de Lorraine vers les hôpitaux de Nouvelle-Aquitaine en TGV médicalisé.

Dans la situation actuelle, ces transferts sont nécessaires. Mais je n’ose imaginer leur coût financier. À mettre en rapport avec les économies faites sur les stocks ou le personnel de nos hôpitaux.

Je relaie deux vidéos qui me semblent remarquables. Tout d’abord l’interview du Pr Gilbert Deray qui fait entendre la voix de la sagesse dans la tempête médiatique.

Et l’intervention de Clément Viktorovitch qui pointe ce que la rhétorique guerrière a d’inacceptable.

Un article de l’Obs revient sur le livre « La Peur en Occident » de 1978, « Pour comprendre la psychologie d’une population travaillée par une épidémie… » Les parallèles sont impressionnants.

Grâce à notre amie, Margaux, je tombe une nouvelle fois sur un texte important et qui m’apporte du réconfort. Il s’agit de l’interview (en anglais) de David Kessler, spécialiste des processus de deuil.

Je trouve son analyse à travers le prisme des différentes phases du deuil remarquable. Je traduis ici quelques passages.

« La perte de la normalité, la peur de l’impact économique, la rupture des liens. Tout ceci nous frappe et nous sommes en deuil. Collectivement. Et nous ne sommes pas habitués à cette sorte de deuil collectif qui nous entoure. (…)

Nous ressentons également un deuil par anticipation. Le deuil par anticipation est ce sentiment que nous avons quand l’avenir est incertain. Généralement c’est centré sur la mort. Nous le ressentons quand quelqu’un apprend un diagnostic sombre (…). Quand il y a quelque chose de menaçant, là, à l’extérieur. Avec un virus, c’est très déroutant pour les gens. Nous sentons qu’il se passe quelque chose de dangereux mais nous ne pouvons pas le voir. Ceci rompt notre sentiment de sécurité. Je ne pense pas que nous ayons déjà tous collectivement ressenti ainsi cette perte de sécurité globale. Individuellement ou au sein de groupes, oui, des gens l’ont ressentie. Mais tous ensemble, c’est nouveau. Nous sommes en deuil sur un plan micro et sur un plan macro. (…)

Comprendre les étapes du deuil est un départ mais il faut se rappeler que ces étapes ne sont pas linéaires et peuvent ne pas se dérouler dans cet ordre. Ce n’est pas une carte mais ça donne des repères dans un monde inconnu. Il y a le déni : Ce virus ne nous atteindra pas. Il y a la colère : Vous me demandez de me confiner et de renoncer à mes activités. Il y a le marchandage : Ok, si on se confine 2 semaines, ça va aller, n’est-ce-pas ? Il y a le découragement : Je ne sais pas combien de temps ça va durer. Et finalement, il y a l’acceptation : C’est vraiment en train de se produire, je dois trouver des solutions pour m’adapter.

L’acceptation, c’est là qu’on reprend le pouvoir, qu’on retrouve le contrôle. Je peux me laver les mains. Je peux garder une distance de sécurité. Je peux apprendre à télétravailler. (…)

Il faut aussi réfléchir à laisser tomber ce qu’on ne peut pas contrôler. Ce que fait votre voisin est hors de votre contrôle. Ce que vous pouvez contrôler c’est de rester à 2 mètres de lui et de vous laver les mains. Concentrez-vous sur ça. (…)

C’est une situation temporaire. Ça aide de se le rappeler. J’ai travaillé 10 ans à l’hôpital, j’ai également étudié la pandémie de grippe espagnole de 1918. Les précautions que nous prenons sont les bonnes. L’Histoire nous dit ça : on peut survivre. Nous survivrons. C’est un moment où il faut se surprotéger mais pas surréagir.

Et je pense que nous y trouverons un sens. (…) En ce moment même, les gens se rendent compte qu’ils peuvent se connecter grâce à la technologie. Ils ne sont pas si isolés qu’ils le pensaient. Ils réalisent qu’ils peuvent avoir de longues conversations au téléphone. Ils apprécient de faire une promenade. Je crois que nous continuerons à y trouver du sens, maintenant et quand ce sera terminé. (…)

Il est absurde de penser que nous ne devrions pas ressentir un deuil en ce moment même. Autorisez-vous à ressentir ce deuil et continuez à avancer. »

Chronique des jours étranges – L’attente

Jeudi 19 mars

Aujourd’hui, j’aurais dû être avec M au Congrès de la Médecine générale et faire la présentation de notre poster. Pas mal de boulot mis entre parenthèses mais on espère que ce n’est que partie remise.

Un torréfacteur de Bordeaux offre une partie de son stock aux soignants. Comme ça. Il ne nous connait même pas mais il connaît quelqu’un qui nous connaît. Pluie de papillons sur sa route.

Beaucoup de cas suspects en téléconsultation aujourd’hui, je me rends compte que c’est plus difficile d’être systématique qu’en consultation classique. Il faut jongler entre les fenêtres : celle de la caméra, le dossier du patient, le site Ameli pour faire l’arrêt de travail, la boite mail… Et puis le dialogue est clairement moins fluide qu’en face à face. Du coup, je m’emmêle un peu les pinceaux. Je décide de me faire une petite check-list en papier pour être sûr de ne rien oublier.

Un patient que j’ai arrêté de manière préventive en raison de ses facteurs de risque me maile un certificat de 2 pages à remplir pour son assurance de maintien de salaire. Alors que même qu’un mastodonte comme la Sécu a réussi en quelques jours à proposer un formulaire pour que les patients à risque fassent eux-mêmes leur arrêt, Groupama pense qu’on a rien d’autre à faire que de compléter leurs certificats à la con. Je refuse de le faire même si c’est un patient que j’aime beaucoup et l’invite à dire à son assureur ce que j’en pense.

Le labo du coin peut enfin prélever des tests PCR, entre autre grâce aux masques FFP2 qu’on leur a filé. Je prescris la première aujourd’hui chez une patiente d’un établissement d’hébergement. La biologiste me dit qu’elle va se débrouiller pour la blouse. Et pour la charlotte ? Euh… je ne vois pas. Je pense qu’il faudra faire sans.

Le soir, M passe dans mon bureau, on papote un peu, on discute des cas qui deviennent plus fréquents avec des plannings qui restent très vides par rapport à l’ordinaire.

Il me dit « Ça fait chier cette espèce d’attente, j’ai hâte d’être dans 15 jours.
– Euh, je ne crois pas qu’on doive avoir hâte. Quand on y sera, on regrettera le calme d’aujourd’hui.
– Oui bien sûr. En fait, ce qui me fait chier c’est de ne pas connaître l’ennemi.

Vendredi 20 mars

En arrivant, je tombe sur l’équipe de ménage du jour, orthophoniste et infirmière dans leur plus belle tenue.

La petite-fille d’Henri m’appelle, fièvre et toux depuis 3 jours. Il habite un peu loin, elle va sur place pour qu’on puisse faire une téléconsultation.

Je le vois allongé sur son lit. Fréquence respiratoire à 26. Il n’arrive compter que jusqu’à 7 avant de devoir reprendre son souffle. J’appelle le 15, une ambulance vient le chercher.

Il a 87 ans et quelques soucis. Mais jusqu’à l’an dernier il nous ramenait plusieurs cageots de légumes de son potager chaque été.

C’est le premier patient que je pense ne pas revoir.

Il y a encore 1 mois, je m’engueulais presque avec J au sujet du projet de CPTS locale. Personne n’était enthousiaste et n’en voyait vraiment l’intérêt. surtout chez nous avec la culture de coopération entre les 5 MSP des environs. Juste un nouveau machin administratif avec des contraintes en plus. J’étais pour boycotter les réunions, elle voulait y être pour ne pas laisser le train démarrer sans nous, ça me mettait en rogne.

C’était il y a 1 mois et aujourd’hui je vois avec enthousiasme les infirmiers libéraux de 3 cantons former un groupe WhatsApp pour s’organiser et structurer une filière pour les prélèvements ou la prise en charge des patients à domicile. Ils et elles décident de mettre en commun le matériel récupéré auprès des mairies ou des garagistes.

C’était il y a 1 mois et je vois les médecins s’échanger les informations et se porter volontaires pour reprendre les gardes de soirées et doubler celles de week-end le temps de la crise.

Ça n’en a pas le nom, c’est sur un territoire plus limité que l’immense machin qui était envisagé et on n’a certainement pas besoin de tous les carcans administratifs. Mais ce n’était peut-être pas si idiot cette idée de CPTS.

Je découvre et partage « Covid-19, chronique d’une émergence annoncée ». Clairement, les articles les plus intéressants, les infos utiles c’est sur Twitter que je les trouve.

A n’est pas venue travailler aujourd’hui : fièvre, courbatures, toux. Elle est allée se faire tester sur le parking du labo. On a pourtant été parmi les premiers à modifier notre fonctionnement, travailler en masques, en blouses, à limiter le passage à la MSP. Putain de virus.

Samedi 21 mars

Depuis plusieurs semaines, les consignes au sujet du port des masques fluctuent. Visiblement plus en lien avec la gestion de la pénurie qu’en fonction d’un intérêt médical réel.

Certains avancent que les masques en tissus seraient plus dangereux que rien. Je ne vois pas comment c’est possible.

Le seul argument raisonnable qui me semble tenir la route serait que le port d’un masque pourrait amener à relâcher la vigilance sur les autres gestes barrière. Pourquoi pas.

Mais, dans la situation de pénurie actuelle, le choix n’est pas entre masque professionnel et certifié ou masque en tissu artisanaux. Le choix est plutôt en général entre masque en tissu artisanal ou rien. Et quelle que soit leur capacité filtrante, je leur vois au moins deux autres intérêts :

– Si on maintient l’idée que seuls les malades doivent porter un masque, on n’évitera pas la stigmatisation des porteurs de masque. Le risque c’est que, comme M me le racontait la semaine dernière, certains malades tousseurs refusent de porter un masque pour éviter d’être pointés du doigt.

– Depuis que j’en porte toute la journée, je me rends compte que c’est un très bon moyen d’éviter tous les gestes machinaux de la main vers le nez ou la bouche or ce sont ces gestes involontaires qui sont les plus à risque. C’est ce que j’appelle la fonction proprioceptive des masques, fussent-ils artisanaux.

Je suis tout content de découvrir l’article « La place des masques en tissus dans la prévention du coronavirus Covid-19 » écrit par une couturière et ingénieur textile. En le lisant, je réalise un truc qui me paraît évident à présent, c’est la fonction électrostatique de la matière : un masque n’est pas juste un filtre mécanique.

Heureusement, les copains sur Twitter arrivent régulièrement à sortir des trucs pour me faire marrer.

Ça paraît de plus en plus difficile de faire les tests même dans les indications officielles. Je ne comprends pas la logique derrière ça. Encore une fois c’est sur Twitter, via le compte d’un biologiste hospitalier que je trouve des éléments de réponse.

Pendant ce temps, la Corée du sud, pratique les tests à très grande échelle.

En même temps, le manque de moyens ne semble pas un problème spécifiquement français. C’est le système économique dans son ensemble, la politique à courte vue, la recherche du profit maximum qui doivent être remis en cause.

Je découvre qu’il y a plusieurs sociétés, françaises, américaines, suisses, coréennes… qui affichent en précommande sur leur site des kits de test rapides pour la détection des anticorps anti-Covid 19. Quand ça sera finalisé et disponible, ce sera la ruée. Et qu’est ce que ça changera la donne pour les soins de première ligne !

Dimanche 22 mars

Annonce du premier décès d’un médecin français du Covid-19. Gâchis.

47 ans, je ne suis pas encore dans la zone rouge mais qu’est-ce que je ressentirais si j’avais 15 ou 20 ans de plus ? Je pense aux copains qui ont passé les 60 ans. Envie de leur dire de se mettre en retrait, de se confiner, de se limiter à de la régulation ou de la télémédecine exclusive. Franchement, il n’y aurait aucune honte.

Mon mari avait des poussées de fièvre jusqu’à mercredi. Par prudence, il avait été mis en arrêt. La fièvre semble avoir disparu mais il se sent essoufflé et « comme du froid sur la poitrine, là ». Pas de toux, il reprend le boulot demain. Sa cadre l’a déjà appelé 2 fois pour changer le planning de la semaine en s’adaptant aux absences qui se multiplient.

Lundi 23 mars

En arrivant à la MSP, je tombe sur S, la psychologue, qui est venue faire le ménage et sur notre infirmière Asalée qui est là pour faire le suivi téléphonique des patients. En les voyant ensemble, je tilte que ce sont les deux plus âgées de l’équipe. Je leur dit que ça ne me paraît pas raisonnable de continuer à venir dans les locaux et de s’exposer si ce n’est pas indispensable. D’autant plus que le suivi téléphonique pourrait être fait à distance.

Le choc est rude. L’une et l’autre tenaient à être rester présentes pour se sentir toujours à la barre. Longue discussion avec les collègues, on parle de responsabilité individuelle, de responsabilité collective, de solidarité nécessaire, de solutions à inventer.

Téléconsultations impossibles ce matin. Les serveurs sont à bout de souffle, visiblement le trafic de téléconsultation a été multiplié par plus de 1000 en 10 jours. Il faut se démerder par téléphone.

On en est à 5 médecins décédés en 2 jours. Mon père s’inquiète en m’envoie un message.

En discutant avec les collègues pendant le repas de midi, on se rend compte qu’on a eu trois cas de Covid-19 avec des épisodes d’urticaires typiques. Je n’ai rien vu passer à ce sujet, je demande à Twitter, ça ne semble pas exceptionnel !

Henri est rentré chez lui, sous antibiotiques. Finalement, il semble bien que je le reverrai ! PCR Covid et scanner thoraciques négatifs. Les autres pathologies sont toujours là.

Les résultats du test de notre coordinatrice ne sont pas encore disponibles, elle ne va pas trop mal.

Mardi 24 mars

3h du matin, insomnie. Je vais voir ce qu’il se passe sur Twitter, je tombe sur un message qui évoque la possibilité de réutiliser les masques FFP2 après 30 minutes à 70°, je creuse un peu et retrouve la synthèse l’Université de Stanford « Répondre à la pénurie de masques » qui donne ces éléments. Je retrouve également un article de l’Université de Cambridge de 2013 qui retrouve une efficacité très similaire des masques en tissus avec filtre confectionné à partir de sacs d’aspirateurs en comparaison des masques chirurgicaux.

La journée est toujours assez calme au cabinet. J’en profite pour finir de mettre en ligne toutes les fiches « suivi Covid-19 » de nos patients pour qu’on puisse tous y accéder, que ce soit depuis le cabinet, le domicile des patients où depuis chez elle pour S, l’infirmière.

Je cherche des ressources pour faciliter la télésurveillance et les explications à donner aux patients pour évaluer leurs constantes. Je me rappelle d’un tweet en anglo-gallois que j’ai vu passer et je découvre le score de Roth qui permet, avec une précision acceptable en « mode dégradé » d’évaluer la saturation des patients à distance.

Comment mesurer sa Fréquence respiratoire ?

Comment mesurer sa Fréquence cardiaque ?

Comment mesurer sa température ?

Décompte à voix haute (Score de Roth)
Prendre une grande inspiration et compter rapidement à voix haute 1, 2, 3, 4, 5, …
– Normal si décompte > 30
– Si décompte < 10 ou 7 secondes => Sat < 95% (avec une sensibilité de 91% et 83%)
– Si décompte < 7 ou 5 secondes => Sat < 90% (avec une sensibilité de 87% et 82%)

A midi, c’est dessert amélioré. Un restaurateur des environs nous a fait déposer du moelleux au chocolat. C’est super touchant. Et délicieux.

Je vois passer, mi effondré mi ébahi, un tweet pour proposer un montage permettant de ventiler simultanément 4 patients avec UN respirateur dans une situation de « do or die ».

17h, mon mari m’envoie un SMS. Il a de nouveau 38°1. Il prend rendez-vous chez son médecin pour demain matin.

18h, le résultat du test de A est négatif. Mais, je vois passer de plus en plus d’infos sur le taux de faux négatifs, entre 20 et 50%. Elle reste chez elle à se reposer et à s’isoler de sa famille.

L’histoire de Raoult et de la chloroquine me rend dingue. Quel que soit le résultat au final, même si ce traitement fonctionne (et je le souhaite même si je n’y crois guère vu la minceur des résultats), ça aura fait des dégâts considérables à la crédibilité de la recherche médicale. Cet article explique bien les principaux problèmes.

Dans la soirée, je découvre que Raoult sort un bouquin dans quelques jours. Je n’ai pas de mots et je n’arrive pas à me sortir de la tête que toute cette affaire n’est qu’un énorme plan com’ sans aucune vergogne.

Mercredi 25 mars

Au petit déjeuner, je découvre une vidéo très bien fichue qui explique de manière simple le problème que pose l’affaire de la chloroquine et les dégâts que ça risque de faire.

Et puis juste après, je tombe sur une vidéo parodique que M a fait passé sur le groupe WhatsApp et qui me fait bien marrer.

Un thread par un virologue américain évoque la dérive génétique du virus et pourquoi ça ne devrait pas être trop alarmant sur le plan immunologique. Si l’immunisation (post-infectieuse et/ou vaccinale) n’est pas définitive, elle devrait quand même nous donner de l’air pour envisager les choses sur plusieurs années.

C’est mon jour off. J’avais pensé aller dans le jardin pour avancer sur les travaux nécessaire. Le soir est arrivé et je ne suis pas sorti.

Dans la matinée, Super-Nounou nous a annoncé qu’elle commençait à tousser et qu’elle était en arrêt.

Mon mari a vu son médecin. C’est dans les locaux de la MSP où il consulte qu’a été positionné le site de prélèvement que les infirmières libérales du secteur ont organisé. Il a directement été testé sur place.

Ça se rapproche.

Chronique des jours étranges – Le reflux

Je ne pensais plus reprendre l’écriture de ce blog. Aujourd’hui j’éprouve le besoin de faire la chronique de ces jours étranges.

Fin février, je consacre mon énergie à mon futur projet de recherche « BioGP » et à la finalisation du poster qu’on présentera avec ma collègue au Congrès de la Médecine générale le 20 mars.

Comme depuis plusieurs années, je suis l’actualité avec une certaine distance. Ce qui focalise le plus mon attention ce sont les primaires démocrates aux USA. Le coronavirus c’est très lointain. La construction en urgence des hôpitaux chinois m’interloque mais je ne creuse pas plus que ça.

Vendredi 28 février

Réunion hebdomadaire de l’équipe de la Maison de Santé. Première fois qu’on parle de l’épidémie de coronavirus. Ça paraît encore loin. Certains proposent de commencer à séparer la salle d’attente en deux. Je suggère d’attendre des consignes nationales.

Pour déconner, je dessine un vieux poste de télé sur le tableau blanc de la salle de réunion avec la citation de Gicquel en 76 « La France a peur. »

Lundi 2 mars

C’est le jour de mon déclic. Le soir, je découvre les titres de la presse qui annoncent un deuxième décès à Crépy-en-Valois. Deux décès dûs à un même virus en quelques jours dans une ville de 15 000 habitants, c’est statistiquement improbable. Je commence à douter de la notion de « grosse grippe » encore généralisée.

Dans les jours qui suivent, je regarde un peu dans le détail, les chiffres pour la France ou l’Italie. J’ai des souvenirs de maths qui remontent, de ce à quoi ressemble le début d’une courbe logarithmique. Je découvre la notion de « super spreader », la probable contagiosité des patients asymptomatiques… Plus ça va, plus je me dis que c’est chaud. Mais on ne parle que des clusters de l’Oise, de Mulhouse et des Alpes, on a encore le temps.

Mardi 3 mars

Notre interne m’appelle pour une possible suspicion de COVID : fébrile et sensation d’oppression thoracique mais pas grand chose d’autre. Pour la première fois, je mets un masque FFP2 : il m’en reste 80, largement périmés, de l’époque de H5N1 que j’avais gardés au cas où.

Je donne un masque chirurgical à la patiente qui plaisante « J’espère que je ne serai pas le patient zéro du département. » Vraiment rien de très inquiétant à l’examen clinique mais elle travaille au contact de personnes fragiles, j’appelle le 15 pour avoir les instructions. Elle ne revient ni de Chine, ni de Singapour, ni de l’Oise, elle ne sera pas testée. Pas de risque de coronavirus a priori « mais, puisque vous avez mis un masque, gardez-le tant qu’à faire. »

Jeudi 5 mars

J’entends à la radio qu’un Député est hospitalisé avec d’autres cas à l’Assemblée nationale. Putain, il y a un truc qui cloche ! Je reprends les chiffres, je calcule un temps de doublement de 3 jours, à la louche. Si c’est ça, ça fait 30 millions de malade dans 6 semaines, je prends conscience des premières alertes concernant la capacité du système de soins.

Je commence à expliquer aux patients que c’est mieux de ne pas les examiner physiquement si ce n’est pas absolument nécessaire.

J’en parle au repas de midi. M se moque gentiment de moi « Héhé ! Il y a Borée qui commence à avoir la trouille. »

J’en discute aussi à la maison le soir. Mon mari a toujours eu de petites compulsions d’achat de nourriture en cas de stress, je me moquais souvent de lui et de ses « réserves Fukushima ». Là, pour la toute première fois, c’est moi qui lui dis d’aller faire les course demain et de faire des stocks pour quelques semaines. On dort mal tous les deux.

Vendredi 6 mars

Réunion d’équipe. On évoque encore notre projet d’agrandissement, la réunion de mercredi prochain à Paris, à laquelle la moitié de l’équipe doit se rendre. L’essentiel de la réunion est tout de même consacrée au COVID-19, on prend les premières décisions : on vide toute la salle d’attente des livres, des revues, des jouets ; on met un affichage à l’entrée avec un bidon de solution hydro-alcoolique et des masques pour les malades ; on disperse les chaises dans les couloirs ; on propose aux patients qui appellent pour un renouvellement de repousser leur rendez-vous.

Les médecins évoquent l’arrêt des consultations libres de fin de journée, le développement de téléconsultations (qu’on avait toujours refusées)… On prévoit de déposer les ordonnances directement à la pharmacie 2 fois par jour. On validera tout ça lundi.

On se prend un peu le bec par moments, j’en fais peut-être de trop. C’est la première fois que c’est moi qui tient ce rôle.

A la fin de la réunion, je ne me sens pas très bien, je rentre sans finir ma paperasse. Des putains de courbatures, un peu mal au bide mais seulement un petit 37°8 et rien d’autre. Si seulement, je pouvais me faire tester… Je n’appelle même pas le 15, je connais la réponse. Fait chier.

Samedi 7 mars

Toujours courbaturé mais ça va.

Je craque, j’appelle mon père à l’autre bout de la France. Je lui dis de faire des courses, de rester à la maison et d’éviter de s’occuper de mes neveux. Ça l’étonne mais il me prend au sérieux : il ne m’avait jamais vu inquiet comme ça.

Dimanche 8 mars

Je lis de plus en plus d’articles qui m’affolent. En particulier cet article du Lancet qui souligne que « Les comportements individuels seront cruciaux pour le contrôle de l’extension du virus. Les actions individuelles, plus que gouvernementales, risquent d’être l’enjeu majeur dans les démocraties occidentales. Une auto-quarantaine précoce, évitant de recourir à un avis médical en-dehors de symptômes sévères, et l’évitement social seront les clés. » Je le partage avec les collègues, ainsi que la synthèse de Dominique Dupagne.

Lundi 9 mars

C’est la rentrée des classes. Je dépose notre fille dans sa classe et je dis à la maîtresse que ce sera la plus courte rentrée de sa vie, elle semble étonnée. Quand je vois les parents agglutinés dans les couloirs, j’ai la trouille.

J’ai des rendez-vous ce matin, je ne touche que deux patients. Pour les autres, chacun reste de part et d’autre du bureau. J’annule les rendez-vous de deux patientes particulièrement à risque, je fais mes premières « téléconsultations » par téléphone.

Je vois une enfant, elle a 38°7, elle tousse, je n’ai rien à l’examen. Sa mère n’a aucun symptôme mais elle est auxiliaire de vie chez des personnes âgées. J’hésite, j’appelle le 15 pour demander où on en est la météo épidémiologique du coin. La gamine ne revient pas de Chine, ni de Singapour, ni de l’Oise, ni de Mulhouse, elle ne sera pas testée. On ne sait pas vraiment me dire la situation épidémiologique mais « C’est sûr, il y a déjà plein de cas dans le département ». La France est toujours en niveau 2 épidémique et on considère toujours officiellement qu’il n’y a que 7 clusters au sein desquels le but des tests est de retracer les chaines de transmission.

A cause de son métier, je décide de mettre la mère en arrêt alors qu’elle n’a rien.

Je pense que c’était mon premier cas de COVID-19.

J’annule mes visites de l’après-midi, je compare les solutions de téléconsultations, je choisis celle du GCS-SARA qui est gratuite et qui ne dépend pas d’une société commerciale. Je demande à mon mari d’aller nous acheter des webcams pour les bureaux des médecins.

Mardi 10 mars

Premières expériences de téléconsultation avec webcam. Ça marche assez bien. Sur la journée j’arrive à en faire 9, pour 3 consultations physiques. Les patients sont étonnés ou soulagés selon les cas. Je commence à annuler un maximum de consultations non urgentes.

Un jeune arrive, il avait pris rendez-vous pour un mal de gorge. Il commence à m’expliquer qu’il revient d’un week-end à Paris, qu’il a mal à la gorge et qu’il tousse un peu. « Il est où votre masque ? – Ah, euh, ben c’est pas trop grave quand même. – Vous savez qu’il y a une épidémie, beaucoup de gens vont mourir, putain ! » Je vais lui chercher un masque, il ne sourit plus du tout.

A et C commencent à transpirer à l’accueil. On se rend compte que c’est à leur niveau que la téléconsultation pose problème en raison des explications nécessaires aux patients. Une patiente leur fait la remarque que « C’est drastique chez vous. »

On prend la décision d’annuler notre déplacement à Paris du lendemain, ça n’a aucun sens.

Je ne suivais plus l’activité sur Twitter qu’en pointillé mais j’y replonge. Durement. Je suis très prudent avec les « Yakafaukon » et je comprends la difficulté à gérer une crise. mais je ne comprends pas les choix qui sont faits pour les tests. Je vois que je ne suis pas le seul.

Mercredi 11 mars

Puisque nous n’allons plus à Paris, nous profitons du temps libéré pour refaire une réunion d’organisation.

Les portes de la MSP sont bloquées en position ouverte. A met des affiches rouges sur toutes les portes « Ne touchez pas aux poignées avec les mains. »

On se retrouve avec les pharmaciennes pour décider du circuit des ordonnances pour éviter que les patients transitent par la MSP.

Puis on rediscute de notre organisation, de ce qui peut être fait en téléconsultation ou de ce qui nécessite un examen physique. M me dit qu’il n’imagine pas ne pas ausculter les poumons d’un patient qui tousse. On commence à établir un algorithme pour les accueillantes. Ça me paraît trop complexe, trop long, j’explose. Pour moi, il faut arrêter de bavasser et ne voir physiquement les patients qu’en cas de nécessité absolue. J me dit de me calmer, qu’on a tous besoin de faire notre chemin et de s’approprier ces évolutions brutales. Elle a raison.

M rajoute qu’elle me suit parce qu’elle me fait confiance mais qu’on est encore très en décalage avec tout ce qu’elle voit autour d’elle. Notre interne confirme que quand elle discute avec ses potes de promo, tout le monde s’étonne de ce qu’on a déjà mis en place.

Les autres professionnel(le)s de la MSP voient nos réunions et la mise en place des nouvelles mesures d’organisation. L’inquiétude grandit, les visages se ferment.

Le soir, j’ai un moment de doute. Je me demande si c’est moi qui me fait un coup de flippe.

Jeudi 12 mars

1 consultation physique pour 12 téléconsultations. Les collègues s’y mettent progressivement.

On rappelle tous les patients des jours à venir pour annuler ou basculer en télémédecine.

Je découvre l’article « Coronavirus: Why You Must Act Now » (traduit en français 3 jours plus tard) qui est limpide et terrifiant, je le partage autant que je peux.

J’apprends la nouvelle de la mort du Dr Stella, médecin généraliste président du Conseil de l’Ordre des médecins de Lombardie. Mort du coronavirus. J’en parle et plombe un peu plus l’ambiance dans la MSP.

La nouvelle court : cas confirmé dans une usine du village d’à côté. Et probablement chez une institutrice du secteur. On commence vraiment à voir des cas suspects.

Le soir, j’écoute l’allocution présidentielle avec S qui est encore là. Le maintien des élections me rend fou de rage.

Je rappelle mon père, il ne sort plus du tout depuis hier.

Je dors de moins en moins bien.

Vendredi 13 mars

La mairie nous a fait porter un lot de masques FFP2 de l’époque de H5N1 qu’ils ont retrouvé au fond de leurs stocks. Nous décidons d’en conserver la moitié et de distribuer discrètement l’autre moitié à nos patients les plus à risque qui ont des rendez-vous extérieurs impératifs, pour les chimios en particulier.

On acte que ce sera notre dernière réunion d’équipe jusqu’à nouvel ordre : ce n’est plus raisonnable de nous réunir à 20 dans une même pièce. On commence à tous porter des masques. Certains pleurent.

Les orthophonistes, les psychologues et l’ostéo décident de cesser totalement leur activité. Ce sera une grosse perte de revenus pour eux. Comme A et C sont déjà en surchauffe à l’accueil et que ça n’ira qu’en s’aggravant, on prévoit d’affecter les subventions de la SISA à rémunérer celles et ceux qui arrêtent leur métier et qui viendront en renfort à l’accueil et au secrétariat.

Les loyers de toutes celles et ceux qui sont impactés sont gelés, on se démerdera.

Nous décidons d’envoyer un mail aux 400 adresses de patients que nous avons pour leur faire passer les consignes.

On reste tous jusqu’au soir à téléphoner, nous organiser. Chacun fait de son mieux pour prendre sa part du travail.

Fou rire en fin de journée quand un jeune du village se pointe juste pour utiliser nos toilettes. S, qui le connait depuis toujours, l’engueule « Mais tu ne vois pas ce qu’il se passe ici ?! »

Je suis trop fier de partir au combat avec cette équipe.

Samedi 14 mars

Le soir, M et W viennent manger à la maison. M, qui faisait le samedi matin, me raconte qu’elle a vu un patient tousseur qu’elle a contraint à mettre un masque. La pharmacienne lui a dit qu’en arrivant chez elle, il ne l’avait déjà plus. Par contre, quand M est rentrée dans la pharmacie avec son masque, pour déposer ses ordonnances, les gens l’ont fusillée du regard avant de comprendre. Porter un masque c’est être pestiféré, du coup certains malades ne veulent pas les porter, il faut que ça change !

On plaisante des stocks qu’a fait mon mari : 10 kilos de viande au congélateur et 15 plaquettes de chocolat. Mais aucun fruit. Le chocolat, ce n’est pas pour le manger mais pour le revendre si ça tourne mal. M rigole et dit que je lui aurait vidé le stock avant ou alors que la seule personne à qui il pourra le revendre ce sera moi.

Dimanche 15 mars

Le maintien des élections me rend fou. Quand tout ça sera fini, il faudra faire les comptes.

Cet article du Washington Post est limpide sur l’intérêt des différentes mesures pour limiter la progression de l’épidémie.

D nous fait passer cette vidéo de l’Institut Pasteur qui est passionnante pour comprendre le début de l’épidémie et où tous les éléments clés sont là. La seule erreur flagrante c’est le péché d’orgueil d’avoir cru que l’Inde et l’Afrique seraient plus en danger que l’Europe. Putain, elle date du 20 février, il y a 25 jours et on en est encore à se balader au parc ou dans les marchés.

Je vais au grenier, ressortir mes vieilles tenues d’interne que j’avais gardées au cas où.

Depuis 5 ans, on fait repas commun, chacun un jour dans la semaine. On a décidé qu’il fallait arrêter. Dimanche soir, je prépare ma gamelle personnelle, ma tasse et mes couverts de la maison, j’ai envie de pleurer.

Notre fille a un coup de blues. J’ai passé le week-end à la maison et je n’ai presque pas joué avec elle. J’en suis désolé mais je me rends compte que je ne suis pas là, que je n’ai aucune disponibilité intellectuelle, que je ne pense qu’à « ça ». Je ne sais pas comment on va gérer les prochaines semaines. On lui explique que Papa et Papou vont avoir beaucoup de travail pour soigner les gens, qu’on s’occupera probablement moins d’elle mais qu’on l’aime très fort. Je la sers dans mes bras.

Lundi 16 Mars

La MSP est sinistre avec le temps gris. La salle d’attente, qui est généralement pleine le lundi matin, est vide. Les rares patients qui viennent sont pris immédiatement.

J’ai mis ma blouse. Dès que je circule dans les couloirs, je retrouve instinctivement ma posture du bloc opératoire avec les deux mains regroupées sur le sternum. R se fout de moi, il trouve que je ressemble à un charcutier.

Le Collège de la médecine générale met en ligne Coronaclic pour servir d’outil aux généralistes de ville.

On voit de plus en plus de cas suspects. Le laboratoire du coin nous confirme qu’ils n’ont toujours pas les moyens techniques de faire les tests, à commencer par le matériel de protection pour les prélèvements. On leur file deux boites de FFP2 du stock de la mairie.

Avec l’annonce d’un probable confinement, les gens se sont rués dans les magasins. J’en vois aussi une dizaine faire la queue à l’extérieur de la pharmacie, c’est absurde.

On rappelle à A et C que, même salariées, elles restent libres de rester chez elles si elles se sentent en danger. Aucune des deux n’y avaient même pensé, elles veulent rester à la barre.

Dernier jour de notre interne qui est réquisitionnée pour l’hôpital à partir de demain.

Mardi 17 mars

Notre société de nettoyage nous a annoncé hier soir qu’elle arrêtait son activité. Quand j’arrive, c’est la coordinatrice et le sage-femme qui sont en train de vider les poubelles et de nettoyer les bureaux.

Beaucoup de demandes administratives, d’arrêts de travail. On ne discute quasiment rien et on se lâche complètement comme tous les copains de Twitter.

Quand un patient sans facteur de risque particulier nous dit que son employeur l’oblige à venir travailler au contact d’autres collègues et qu’il se sent en danger, on ne sait pas trop quoi faire. On l’invite à dire à son employeur qu’il engage sa responsabilité en cas de contagion et de complication. Parfois ça passe, parfois pas et on se résout à faire un arrêt en râlant. C’est dégueulasse car, au final, ce sont les employeurs les plus cons qui font payer les arrêts par l’Assurance Maladie.

Un patient a des symptômes typiques de COVID-19 depuis 3 jours. Il est rentré la veille de Mulhouse en avion. Il me confirme que, même si l’avion était vide aux deux tiers, il n’était pas le seul à tousser. Je comprends complètement qu’il ait voulu retrouver sa famille mais quel naufrage collectif d’avoir laissé ça se faire.

Globalement, activité extrêmement calme. A 4 médecins, on fait 4 consultations physiques et 30 téléconsultations.

Depuis une semaine, on a ce sentiment très étrange de voir la mer se retirer, le calme se faire, et de savoir que la vague va bientôt arriver.

Les premiers diagnostics probables datant de 5 ou 6 jours on devrait bientôt commencer à avoir des cas graves.

On profite du calme relatif pour continuer à se préparer. A, la coordinatrice est sur tous les fronts. D va chercher les deux ordinateurs portables qu’on avait commandés pour les visites à domicile. S va chercher le dernier thermomètre sans contact disponible dans les pharmacies des environs. J, envoie un mail aux autres médecins du secteur de garde pour recenser les volontaires pour doubler les gardes de soirée et de week-end. Quant à moi, j’en profite pour faire une fiche de suivi pour les patients COVID-19 que je diffuse sur Twitter et aux collègues du coin.

Entre hier et aujourd’hui, A l’orthophoniste et S l’infirmière Asalée ont contacté nos 150 patients de plus de 75 ans pour leur rappeler les consignes, vérifier qu’ils avaient des aidants et lister celles et ceux qui étaient isolés pour les signaler à la Mairie.

C’est con : c’est précisément quand on fait attention à garder nos distances que j’ai le plus envie de serrer mes collègues dans les bras.

Le soir, gros lâchage sur le WhatsApp de la MSP : vidéos et blagues idiotes.

Avant de quitter le cabinet, je prends les lingettes désinfectantes offertes par un podologue du coin qui a fermé et je désinfecte mon iPhone et mes clés. En rentrant à la maison, je me déshabille dans l’entrée, je mets ma blouse dans la machine à laver et je vais prendre une douche.

Mercredi 18 mars

Ça fait 2 semaines que j’ai eu mon déclic et c’était il y a un siècle.

C’est mon jour de repos.

Mon mari est à la maison lui aussi, il me laisse tranquille et s’occupe de notre fille. Je sais qu’il est encore plus angoissé que moi et qu’il prend sur lui. Elle, elle est adorable du haut de ses 5 ans et nous voyons bien qu’elle fait des efforts à hauteur de la situation.

Je passe ma matinée sur Twitter et finis avec la chronique du jour de Christian Lehman dans Libération.

Je bloque sur la conclusion.

Une consoeur du village voisin vient d’être testée positive.

J’ai un noeud dans le ventre. Il faut que je verse ça, que je laisse une trace de ces jours étranges, pour moi et pour les copains. Je décide de reprendre mon blog.