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Biscottes

Je n’aurais pas dû m’occuper de Mimi.

Elle habitait un village bien trop éloigné de mon cabinet. Pas du tout mon secteur.

Je connaissais son neveu et il m’avait demandé de prendre le relais pour elle après une hospitalisation. Elle était veuve, n’avait pas d’enfants, elle était sous tutelle. Moi, j’étais installé depuis à peine un an, j’avais encore un peu de temps, j’ai dit oui.

Elle était suivie par un neurologue pour une soi-disant maladie d’Alzheimer. Il lui avait collé des médicaments inutiles et même dangereux pour sa grosse insuffisance cardiaque. Avec son diabète en plus, elle n’avait vraiment pas besoin de ça. J’avais commencé par faire du ménage.

Il faut admettre qu’elle n’avait plus toute sa tête depuis un moment. Encore suffisamment pour reconnaître ses proches, circuler dans sa maison, manger seule les repas préparés. Mais pas beaucoup plus. Quand j’arrivais chez elle, je la saluais :

— Bonjour Mme Mimi, vous savez qui je suis ?

Elle me regardait, me souriait, me répondait « Oui, bien sûr », me souriait encore. Puis ses yeux allaient vers ma sacoche, la scrutaient un instant.

— Ah ! Mais vous êtes le Docteur.

Sa chance c’est qu’elle n’a jamais été fugueuse. Elle ne bougeait pas de son intérieur, tentait rarement une rapide incursion dans son jardinet.

Petit à petit, les conditions de son maintien à domicile s’étaient organisées. Nous avions fait une réunion à mon cabinet avec la tutrice, l’infirmière du village, le neveu et un cousin. Chacun avait décidé de faire de son mieux. Et même un peu plus. Aucun de nous n’avait eu tant que ça à prendre sur soi : Mimi était aussi rigolote que gentille.

La télécommande de la télé avait été retirée et on avait vissé un cache en bois devant l’appareil ne laissant accessible que le bouton de marche : ça évitait qu’elle dérègle tout. Le gaz avait été coupé, une plaque à induction achetée. Comme elle était incapable de se modérer, le pain était planqué dans la cabane du jardin.

Nous avions tout de même fini par lui enlever la téléalarme : elle l’utilisait un peu n’importe comment et ça commençait à être rude pour l’entourage qui était régulièrement appelé en pleine nuit. Ils culpabilisaient de cette décision et j’en avais fait une prescription médicale. Il me semblait que Mimi gagnait davantage à conserver de la famille présente et aidante, et tant pis pour le risque de chute, plutôt que de les laisser s’épuiser et de n’avoir que la maison de retraite pour alternative.

Il y a un an et demi, Mimi était tombée, s’était ouvert le crâne et les pompiers l’avaient emmenée se faire recoudre aux Urgences sans que je sois au courant. Là-bas, une interne avait eu la présence d’esprit de m’appeler. Je lui avais expliqué la situation et dit qu’il serait sûrement préférable que Mimi rentre rapidement chez elle. Elle était d’accord.

Mais ils m’avaient rappelé une demi-heure plus tard pour me dire qu’elle paraissait trop instable et qu’ils allaient la garder dans un service.

— Bon, je ne l’ai pas sous les yeux. Si ça vous semble indispensable, d’accord. Mais le moins longtemps possible s’il vous plaît.

Et Mimi m’était sortie de l’esprit. Jusqu’à son retour chez elle un mois après. Grabataire.

Classique cercle vicieux : plus elle restait à l’hôpital, plus elle se dégradait. Plus elle déclinait, plus elle les inquiétait et plus on la gardait. Heureusement pour elle, elle avait une si petite retraite qu’une institution n’était guère envisageable. Provoquant la contrariété du confrère hospitalier, qui soulignait « qu’aucune autre solution n’avait été trouvée par la tutrice » et qui jugeait que le « retour à domicile serait difficile ».

De fait, Mimi ne se levait plus, elle restait clouée au lit avec des couches alors qu’elle allait toujours seule aux toilettes jusque-là.

Grosse panique de la famille et des infirmières qui ne savaient pas comment s’en sortir.

J’avais tâché de rassurer ceux que je voyais prêts à flancher, remotivé les infirmières et annoncé, sans trop y croire, qu’on se donnait un mois pour essayer d’inverser la tendance. Ils ont bien voulu tenter le coup. Le médecin-conseil a accepté qu’une ambulance emmène Mimi quatre fois par semaine jusque chez la kiné, à dix-huit kilomètres de là.

Trois semaines plus tard, elle remarchait avec son déambulateur. L’infirmière m’avait raconté en riant ses premiers pas. La gourmandise l’avait emporté : c’était pour s’emparer d’une boite à sucres oubliée sur le buffet de la cuisine que Mimi était repartie à la conquête de la station debout.

Encore un mois et je félicitais toute l’équipe dans le cahier de transmission pour être parvenus à retrouver la situation antérieure.

Depuis, je continuais à passer faire les renouvellements tous les deux mois. Parfois, l’infirmière me faisait venir pour un problème intercurrent, mais c’était rare.

Ce dimanche, lorsque j’ai allumé mon portable, j’avais un message qu’elle m’avait laissé deux heures plus tôt.

Mimi avait fait un malaise, les pompiers essayaient de la réanimer, si je voulais bien téléphoner, ce serait gentil.

Quand j’ai rappelé, l’infirmière m’a confirmé que c’était fini, que les secours avaient abandonné après quarante-cinq minutes de réanimation, mais que, de toute façon, personne n’y avait vraiment cru et que c’était mieux ainsi.

Elle m’avait raconté qu’elle était là quand Mimi allait prendre son petit-déjeuner. Elle était attablée, recomptait ses biscottes, comme d’habitude. Et, comme d’habitude, elle râlait qu’on ne lui en avait mis que trois. Et puis elle avait arrêté de compter « Je vais m’coucher. J’sais pas c’que j’ai, j’ai l’diable en moi. »

Et elle était tombée raide, le visage sur la table.

L’infirmière culpabilisait, elle se demandait si elle avait manqué un élément qui aurait pu changer les choses. J’étais également un peu mal à l’aise : j’avais renouvelé son traitement quelques jours plus tôt et n’avais rien remarqué d’anormal.

Et puis, finalement, nous nous sommes remémoré quelques bons moments, quelques anecdotes amusantes, nous avons ri un peu. Et convenu que ça devait bien arriver à son âge. Qu’après ce bel accompagnement pendant des années, Mimi avait eu droit à une sortie de scène aussi sympa qu’on pouvait l’espérer.

Sans vraiment avoir le temps de s’en rendre compte, elle était morte chez elle, sans douleur, pratiquement dans les bras de l’infirmière qu’elle connaissait bien et qu’elle aimait.

Le nez dans ses précieuses biscottes.

Crépuscule

Mme Lautomne a fait partie de mes premiers patients il y a 6 ans.

Elle était déjà veuve, déjà un peu anxieuse.

En 2007, elle avait eu une mauvaise passe : l’impression de perdre les pédales, des cauchemars de départ en maison de retraite. Je lui avais fait un MMS de Folstein : 30/30, il était parfaitement normal. Nous avions été rassurés.

Petit à petit, elle semblait de plus en plus angoissée, se plaignait de plus en plus souvent de son ventre. On avait fait des bilans qui n’avaient rien trouvé de spécial à se mettre sous la dent.

Au printemps de l’an dernier, j’avais refait le MMS : 25/30. Ce n’était pas encore alarmant mais quand même, la dégradation était réelle. La gériatre consultée avait écrit : « « Les troubles cognitifs sont restés assez stables, il persiste un manque du mot et il faut parfois l’aider à finir ses raisonnements. »

Mme Lautomne a fini par réclamer elle-même d’aller en maison de retraite.

Je suis le spectateur, presque impuissant, de sa déchéance.

Depuis trois mois, elle me faisait appeler très régulièrement. Pour des plaintes vagues, difficiles à étiqueter. Avec des angoisses de plus en plus envahissantes et une parole de plus en plus difficile. Elle ne trouvait plus ses mots, ne savait plus trop bien où elle était.

C’est ma remplaçante qui a fini par l’adresser à l’hôpital pour écarter une éventuelle cause curable à ses troubles.

Ils n’ont rien trouvé de particulier. Et ont conclu à une dégradation particulièrement rapide de sa démence (1).

Je viens de passer la voir à la maison de retraite.

Elle m’a fait de la peine.

Avant de me rendre dans sa chambre, j’ai discuté avec l’infirmière qui m’a confirmé que Mme Lautomne a encore de vrais moments de lucidité.

Les dernières lueurs du crépuscule.

Le matin même elle l’avait appelée pour lui dire son angoisse. Son affolement de ne plus savoir comment aller aux toilettes seule. L’infirmière lui avait expliqué « Voilà, vous baissez votre pantalon et vous vous asseyez sur les toilettes. » « Oui, mais après ? »

Lorsque je suis rentré dans sa chambre, Mme Lautomne était demi-couchée, demi-assise en travers de son lit. Elle qui, avant, ne se serait jamais laissée aller ainsi.

 …

— Vous voulez que je regarde votre ventre ?

— Oui.

— D’accord.

— Ah, c’était le petit, le petit, le bonhomme là… qui m’a… qui m’a… je disais que je l’avais pas vu… mais si puisque…

— Quel bonhomme ?

— le… le petit… hoho… ça m’arrive… ça m’arrive là…

— Bon, je ne vois rien d’inquiétant. Votre ventre est bien.

— Là, ça va.

Je sors le tensiomètre.

— Douze et demi sur huit.

— Ah voila je reconnais pas tous ces mots.

— Votre tension est bien !

— Oui.

— J’ai souvent envie… envie de voler… euh… envie de voler…

— Vous avez envie de voler ?

— Ah ben j’ai envie de… de faire… de… Ah ! Je sais plus… je sais plus me proposer… J’ai envie de vomir quand je suis avec les autres. Mais je me regarde pas.

— Bon, je vais préparer l’ordonnance pour les médicaments.

— Oui, les médicaments peut-être sont pas trop bien… trop bien faits.

— Pourquoi ?

— Parce que je .. ils… tra… on prepa… je sais pas, je sais pas, c’est pas correct.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus. (elle sourit) J’ai un peu la tête de travers.

— Je vois ça.

(1) J’ai déjà eu l’occasion de dire que le terme « démence » n’a pas le même sens dans le langage médical que dans le langage courant. Ce décalage peut être surprenant et choquer. En médecine, les « démences » regroupent diverses maladies neurologiques se traduisant par une perte des capacités cognitives. Il n’y a aucune notion psychiatrique et, encore moins, de « folie furieuse ».

La misère du monde

Je connaissais déjà un peu la famille Groseille.

Ils sont suivis par le Dr Nounours. Sauf le petit-fils dont je m’occupais officiellement.

La dernière fois que je l’avais vu c’était dans l’arrière-cuisine d’un restaurant. Il était venu y régler un compte et moi on m’avait appelé pour essayer de le calmer.
Il avait encore pété un plomb.
D’une main, j’appelais le 15, de l’autre je ramassais les paniers de couteaux et les passais à la serveuse qui attendait à la porte. Il en avait déjà glissé un dans son survêtement, c’était bien assez.

Ça s’était fini tranquillement en HO. La fois d’avant, c’était une HDT. (1)

C’était il y a un an et demi. Depuis, pour ce que j’en sais, il navigue entre des foyers, la rue et l’hôpital psychiatrique. Il n’est plus revenu dans le coin en tout cas.

Mais, ça, c’était juste pour planter un peu le décor.

Ce soir, c’est le père Groseille qui m’a appelé. A 19h15. J’étais de garde. Il fallait que je vienne assez vite pour son père qui était tombé et qui « n’était pas bien ». On lui avait donné de l’Equanil et il ne répondait pas de trop.

Je suis arrivé une demi-heure plus tard. J’ai reconnu la maison.

Les parents Groseille étaient dans la véranda, leur fille à leurs côtés. Elle, je ne la connais que de vue mais je suis sûr qu’il y a un truc qui cloche dans son génome.
Les trois sont assis côte à côte devant leur table vêtue d’une nappe en toile cirée. Ils bâfrent tranquillement en regardant une petite télé posée devant eux, la bouteille de vin est ouverte, un gros pot de crème attend son tour, une boîte de gésier laisse échapper sa graisse.
Arrivé à la porte-fenêtre, le père se décide quand même à se lever et à venir m’ouvrir. Un labrador obèse et un roquet au poil rare viennent me renifler les jambes.

Le père se rassoit aussitôt et c’est son épouse qui me montre le chemin. Nous traversons un capharnaüm avant d’arriver dans la chambre du grand-père.

Un lit médicalisé avec des barrières, un vieux fauteuil, une armoire. Et un papier peint défraîchi qui se décolle en grands lambeaux.

Une infirmière libérale du coin est là, en train de l’aider à enfiler son pyjama. Il n’a pas l’air d’aller trop mal, elle n’a pas l’air inquiète. Il a 92 ans.

Je me tourne vers la belle-fille et je lui demande ce qui s’est passé. Elle sent l’alcool, elle est grosse, elle est sale. Et visiblement assez bête pour ne pas chercher à louvoyer.
Elle se met à parler très vite en avalant la moitié des mots :

« Ben il est tombé, là, sur l’fauteuil. P’is j’pouvais pas le relever seule alors les pompiers sont venus pour m’aider mais y’sont r’partis.
– Ah ? Les pompiers étaient là tout à l’heure ? Mais pourquoi est-ce que vous m’avez demandé de venir alors ? Qu’est-ce qui vous inquiète ?
– Mais ça va plus, r’gardez le, ça va plus ! Faut qu’il aille à l’hôpital. En repos. Au moins trois mois !
– Donc, vous m’avez fait venir parce que les pompiers n’ont pas voulu l’emmener et que le Dr Nounours est en congés, c’est ça ?
– Oui, faut qu’il se repose ! Au moins trois mois. Ça peut plus aller. Faut qu’il aille en maison de repos. Pour trois mois. C’est mieux.
– Mieux pour lui ou mieux pour vous ?

Visiblement, elle ne comprend pas vraiment le sens de la question.

– Non mais c’est mieux. Là, ça peut plus aller. J’ai l’stress qui monte, j’ai l’stress qui monte ! P’is faut qu’j’fasse mes conserves, j’peux pas m’en occuper.

L’infirmière a fini d’habiller le papi. Elle reste assise à côté de lui et lui tient la main. J’essaie de l’examiner mais ses bras sont agités par de grands tremblements, je ne peux prendre ni pouls ni tension. Il radote en boucle « soixante-ans, soixante-dix-ans, cent-ans, cent-dix-ans, cent-vingt-ans, cent-cinquante-ans, quarante-ans,… ».

J’appelle le père Groseille qui est resté à sa table un étage plus bas. Moins alcoolisé, un peu moins bovin que sa femme, il convient qu’il n’y a rien de très nouveau sur le plan médical mais que ce qu’ils attendent c’est que le papi aille en maison de repos. « Pour trois mois ».
« Et donc, vous m’avez appelé parce que les pompiers n’ont pas voulu l’emmener. » « Oui. »

Je leur demande de redescendre finir leur repas, que j’ai besoin de discuter avec l’infirmière.

Papi Groseille continue sa litanie « Quarante-ans, cinquante-ans, soixante-ans, cent-ans, cent-dix-ans, … »

L’infirmière me confirme la misère ambiante. Que le papi n’a pas le droit de sortir de sa chambre en-dehors des deux repas. Qu’elle avait dû menacer la famille pour que le chauffage soit mis en route début décembre (comme pour le reste de la maison au demeurant). Qu’ils avaient toujours refusé de discuter d’une maison de retraite…

Je lui dis que je suis bien embêté, que je ne veux pas céder à cette demande de se débarrasser du grand-père mais que la situation a l’air tendue et que c’est peut-être l’occasion de déclencher une enquête sociale qui pourrait – espérons – faire avancer les choses. Elle a l’air soulagée et me dit que ça lui semble une bonne idée.

Papi Groseille a arrêté de trembler. Je peux lui prendre la tension. Son mantra se calme.

Et je l’ai donc fait hospitaliser avec une lettre de quatre pages pour essayer d’exposer la situation.
Je ne sais pas trop si j’ai bien fait. Je pense que oui.

Mais je sais qu’il arrive que, malgré les meilleures intentions, on prenne le risque de bousculer un équilibre, certes précaire, mais pour aboutir à une situation encore pire.

Je sais aussi que, parfois, on n’a que ce qu’on mérite et que lorsque l’on creuse les histoires familiales, on se rend compte que le vieux grand-père qui nous émeut parce qu’aucun de ses enfants ne s’en occupe, était un père maltraitant ou pire…

Je sais combien peut être difficile la prise en charge d’une personne âgée démente, combien ça peut être épuisant, d’autant plus lorsque l’on manque de ressources financières et morales.
Je me suis dit qu’il était bien difficile de juger cette famille. Que, du fond de ses pauvres capacités, lorsque Mme Groseille me parlait de ses conserves, elle me confiait sa détresse entre le grand-père dément et le fils schizophrène. Ce que d’autres auraient simplement dit de manière plus élégante ou plus habile.

Et je me suis remémoré cet éprouvant billet de Maître Mô.

Je me suis dit combien il pouvait être difficile pour moi – qui suis raisonnablement intelligent mais, plus encore, qui ait eu la chance de grandir au chaud et d’être aimé – combien il pouvait être difficile, non seulement de juger, mais tout simplement de comprendre où étaient les limites.

Combien dans un tel milieu se mêlaient les tares physiques et psychiatriques, la pauvreté intellectuelle et morale, la misère financière et sociale.
Combien il était difficile de parler de bêtise ou de méchanceté face à un tel dénuement psychologique et à d’évidentes carences affectives.
Combien il était difficile de faire une distinction entre les victimes et les coupables. Combien cette distinction n’avait tout simplement probablement aucun sens.

Face à cette misère, nous ne pouvons pas juger. Nous ne pouvons qu’agir, modestement, pour réintroduire un peu d’humanité.

(1) HO : « Hospitalisation d’Office » – HDT : « Hospitalisation à la Demande d’un Tiers »
Ce sont deux modes d’hospitalisation contrainte en secteur psychiatrique. L’HO relève de l’autorité publique en cas de péril imminent pour le patient ou pour la sécurité d’autrui. L’HDT, comme son nom l’indique, relève de la demande d’un tiers, généralement un proche du patient. Dans les deux cas, un certificat médical est nécessaire.

Y’a pas de miracle (contrepoint)

Visite de routine à la Maison de retraite. Je vais voir l’infirmière, une nouvelle dans la maison mais pas un perdreau de l’année.

– Bonjour, pas de soucis particuliers ?

– Ah si ! Mme Bidule, la nouvelle pensionnaire, c’est bien une patiente à vous ?!? Ça ne va PAS – DU – TOUT !

– Ah ?

– Elle n’arrête pas de déambuler. Partout ! Elle ne reste pas en place. Même à table, elle se lève sans arrêt ! Il faut faire quelque chose !

– Euh… ben… oui, certes, elle est démente (*) mais pas grabataire. Alors c’est sûr, elle déambule. Et puis, elle vient juste d’arriver, elle a besoin de se faire de nouveaux repères. Je comprends que ça ne doit pas être trop facile à gérer mais je ne vois pas trop quoi faire. Vous avez une idée, vous ?

– Ah mais non, c’est à vous de voir, hein ! Mais il faut faire QUELQUE CHOSE !

– Vous voulez que je l’assomme avec des médicaments ?

– Ah non, quand même pas.

– Vous voulez que je fasse une prescription pour qu’on l’attache ?

– Ah mais, non !

– Vous suggérez quoi alors ?

– Mais, je ne sais pas, moi, je ne suis pas médecin !

– … Ben, moi je ne suis pas le Bon Dieu.

(*) Pour la notion de démence, voir le billet Révolution

Edition du 30/08/11

L’ami Derek m’a offert un dessin pour illustrer ce billet :

Révolution

Longtemps j’ai cru qu’on ne pouvait vieillir que malade, grabataire, dément. (*)

Et que, comme on était malade, grabataire ou dément, on était forcément institutionnalisé.

Mes grands-parents étaient déjà décédés depuis quelques années et je n’avais de vision des personnes âgées que celle que me renvoyaient l’hôpital pendant mes stages d’externe ou les maisons de retraite pendant mes nuits infirmières.

Pas très gai, autant dire.

Ce n’est qu’en débutant les remplacements que j’ai réalisé qu’on pouvait aussi avoir 85 ans, vivre chez soi, souvent encore en couple et en pas trop mauvaise santé. Une vraie découverte.

J’ai fait un jour un remplacement sur la côte bretonne. Et c’est au fin fond de la lande, dans un petit hameau, que j’ai fait une visite qui a totalement révolutionné ma façon de voir la vieillesse et comment elle pouvait être vécue.

La secrétaire m’avait prévenu : il fallait actionner le loquet en hauteur, rentrer, trouver la vieille dame et laisser l’ordonnance sur le buffet en partant, après avoir pris le chèque qui s’y trouverait.

C’était une très, très vieille dame. Et elle était très, très démente.

Les patients qui ont une maladie d’Alzheimer sont désorientés dans le temps et dans l’espace. Quand on leur demande « Qui est le président de la République ? », ils répondent « Giscard ». Par exemple.

Elle, elle avait une maladie d’Alzheimer extrêmement évoluée et elle ne répondait plus rien du tout : elle était totalement mutique et déambulait tranquillement dans sa maison comme un petit fantôme en chair et en os.

Parce qu’elle vivait toute seule la petite dame. Toute seule dans sa grande maison avec son petit jardin.

Les choses étaient bien organisées : les aides ménagères passaient trois fois par jour, pour la toilette et pour la faire manger. Le fils n’habitait pas trop loin et venait chaque jour. Il avait sécurisé la maison au mieux. Le gaz était coupé, les prises électriques obturées, les seuils protégés et tous les coins de meuble étaient rembourrés avec de la mousse collée avec du gros scotch marron. Ça donnait un petit air de maison que les déménageurs allaient bientôt vider.

Je n’ai pas vu le fils mais j’imagine qu’il avait parfaitement accepté la possibilité que sa mère tombe un jour et se casse la hanche, ou la tête. Ou bien qu’elle fasse un infarctus et que ça tourne mal parce qu’elle était incapable d’appeler des secours. Il avait visiblement accepté ça et décidé que, malgré tout, ça valait toujours mieux que de la laisser s’éteindre doucement dans la bulle sécurisée – encore que – d’une maison de retraite ou d’un long séjour.

Bien sûr, ce n’est pas toujours possible. Ça nécessite des moyens humains, et souvent financiers, conséquents. Certaines situations médicales sont réellement ingérables. Il faut qu’il y ait un entourage suffisamment présent et disponible. Et il faut que celui-ci ait accepté le risque d’un accident dont il pourrait se sentir fautif. Tout le monde n’en est pas capable.

N’empêche qu’avant cette visite, je n’aurais jamais imaginé qu’une personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer puisse être ailleurs que dans une institution. Et alors, seule à domicile ! C’était tout simplement inconcevable.

Merci à cette petite grand-mère bretonne et à sa famille de m’avoir fait découvrir que ça l’était, concevable, et que d’autres solutions étaient possibles.

(*) Pour les non médecins, il me semble utile de préciser que le terme « démence » n’a pas du tout le même sens dans le langage médical et dans le langage courant. Dans le langage médical, ce mot évoque une altération des fonctions cognitives (les « fonctions supérieures » ou « nobles » du cerveau).
La « démence » relève de la neurologie ou de la gériatrie, pas de la psychiatrie. Parmi les démences les plus connues : la maladie d’Alzheimer, la maladie de Creutzfeld-Jacob, …

Décalage

En écrivant le billet « Chacun cherche… », il m’est revenu une histoire concernant René qui nous avait bien amusés…

Parmi ses pérégrinations médicales, je reçois un jour la lettre d’un confrère Pneumologue du CHU. Après diverses considérations pneumologiques, ce charmant confrère conclut son courrier en me précisant « qu’il s’interroge sur les fonctions cognitives de M. René et qu’il serait peut-être souhaitable d’envisager un bilan plus poussé auprès de nos confrères gériatres ».

Bref, le Pneumologue se demande si René n’est pas en train de commencer une maladie d’Alzheimer.

« Ben ça… » me dis-je. Il est sûrement déprimé et un peu névrosé mais je n’ai jamais rien remarqué qui puisse me faire soupçonner une telle possibilité. Aurais-je manqué quelque chose ?

Quelques jours plus tard, je vois René en consultation et nous discutons de son passage au CHU qui l’a apparemment un peu ébranlé.

Il me raconte…

Avant la consultation en Pneumo, il devait aller faire un scanner. Ceci fait, la secrétaire de la radio lui remet les clichés et lui dit en substance « Voilà, prenez ça et emmenez-les avec vous pour aller voir le Pneumologue. Bonne journée. Au revoir. »

Et René s’est perdu. Dans le CHU. Au lieu de prendre l’ascenseur H, il a pris l’ascenseur G. Il est sorti au 7ème au lieu du 9ème. Après avoir tourné à gauche, être descendu de trois étages, remonté de un et pris le troisième couloir à droite, il a quand même fini par arriver en Pneumologie. Avec du retard. Il s’est gentiment excusé. « Je me suis égaré. »

Et puis, en arrivant devant le pneumologue, celui-ci a pris la jolie chemise cartonnée jaune que la secrétaire avait préparée, ajusté ses lunettes, sorti son stylo et, en vérifiant les informations, il a demandé à René

– Ah, tiens, il n’y a pas votre adresse, c’est quoi ?

– Eh bien, le Bourg.

– Oui mais vous avez bien une adresse, c’est laquelle ?

– Ben… le Bourg, je mets toujours « le Bourg ».

– M’enfin, vous habitez bien dans une rue, elle s’appelle comment ?

– Euh… je ne sais pas.

– Et votre numéro de rue, vous ne le savez pas non plus.

– Euh… non.

Et moi d’éclater de rire en imaginant la scène entre René et ce spécialiste apparemment très citadin.

Comme si le fait de se perdre dans les méandres d’un CHU était forcément un signe de désorientation spatiale !

Et comme si ne pas savoir son nom – et son numéro ! – de rue, c’était forcément qu’on l’avait oublié. Parce que, oui, oui, on a forcément un nom de rue dans son adresse. Tout le monde en a un.

Ben non. Quand on habite un patelin comme ici, les rues et les numéros, c’est tout juste bon pour le cadastre. Sur mes ordonnances, mon adresse c’est aussi « Le Bourg ».

Comme quoi, il n’y a pas besoin d’imaginer des situations très exotiques pour se rendre compte que le soignant peut être trompé par le décalage « culturel » qui peut exister entre sa propre vision et celle de son patient.

En tout cas, ça nous aura bien fait rigoler au moins, René et moi.

Edition du 30/08/11

L’amie Laurel m’a gratifié d’un dessin pour illustrer ce billet :