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Lettre à Harry

Cher Harry,

Je te fais ce petit mot pour te dire simplement que je t’aime bien. Tu es un patient très agréable.

Déjà, tu es quelqu’un d’impliqué : nous discutons ensemble des décisions concernant ta santé. C’est très motivant pour moi.

Il est vrai que tu as un bon niveau socioculturel, comme on dit, et que ça m’oblige à défendre solidement ce que je te propose. Encore que je me mette peut-être plus d’exigences que tu n’en as toi-même.

Un patient impliqué, mais pas chiant non plus. Tu sais rester en retrait, juste ce qu’il faut. Quand j’ai des arguments clairs, tu me fais confiance. Plusieurs fois, tu m’as répété :

– C’est vous le médecin, je vous laisse décider.

Parfois, tu n’es pas d’accord avec ce que j’envisage. Tu me le dis clairement, nous en discutons, nous trouvons un terrain d’entente. Comme la fois où je t’ai proposé de consulter un cardiologue. Tu n’en avais jamais vu et avec ta tension, ta clope… Tu m’as répondu :

– Vous m’avez déjà fait un électrocardiogramme, qu’est-ce qu’il me fera de plus que vous ?

Ce n’était pas une flatterie, juste un constat neutre. J’ai bien tenté :

– Une épreuve d’effort, ça serait bien.

Mais tu m’as répondu :

–  Et avec tous les travaux que je fais dans ma maison, vous ne croyez pas que je la fais tous les jours, cette épreuve d’effort ?

Ce n’était pas vraiment faux et je n’ai pas insisté.

Je sais que ce n’est pas la peine de t’emmerder si je n’ai pas de solides raisons pour ça. Comme la fois où tu m’as dit que tu avais enfin arrêté de fumer. Mais que tu continuais à t’offrir trois cigares par semaine, en essayant de ne pas trop inhaler. Je t’ai félicité. Et je t’ai foutu la paix pour tes petits écarts. Tu n’avais pas besoin de moi pour savoir que zéro c’est mieux.

Ah ça ! Il faut le reconnaître, tu es un patient agréable. L’inverse de ce que la plupart des médecins diraient de leurs patients enseignants. Ou, pire, des autres professionnels de soins.

C’est vrai : quoi de plus pénible à soigner essayer de soigner qu’un autre médecin ? On avait même évoqué le sujet lors d’une de nos conversations, tous les deux.

Ce n’est plus de l’art, ça devient de la magie ! Il faut deviner ce qu’il ne dit pas puisqu’il croit qu’on le sait déjà, ce qu’il sait et ne sait pas, pour ne pas donner l’impression qu’on le prend pour un ignare tout en lui fournissant une information médicale complexe. Et partir du principe qu’il s’automédique en dépit du bon sens scientifique ! (1)

Combien de témoignages de médecins qui font pour eux-mêmes ou pour leurs proches ce qu’ils ne feraient jamais pour leurs patients ? A croire que, dès que l’on est impliqué personnellement, on abandonne toute rationalité.

Et lorsque l’on se décide, dans un moment de lucidité, à confier sa santé ou celle de ses enfants à un autre médecin, il nous est insupportable de renoncer à interférer avec le soin. On pose des questions tordues, exigeant des réponses impossibles que l’on serait bien en peine de fournir nous-mêmes, on bidouille les traitements (2), on arrange à notre sauce, on rajoute une ligne sur la prescription de prise de sang, on se plonge dans la littérature, on demande un second avis, des fois que… Pour se retrouver, bien évidemment, avec trois opinions différentes : celles des deux confrères et la sienne.

Quand je vois parfois comment je me comporte avec le vétérinaire pour mes animaux, je me fais peur pour le jour où j’aurais un pépin sérieux.

Non, vraiment, soigner un médecin, c’est l’enfer ! Tout l’inverse de toi.

Donc, voilà, je voulais simplement t’écrire ces quelques mots pour te remercier.

Et pour t’avouer que tu m’intimides un peu, quand même.

Lorsque tu me dis que tu me fais confiance et que tu me laisses décider, je me sens parfois bien petit.

Bien humble face à toi qui, jusqu’à ta retraite il y a deux ans, dirigeait le service de néphrologie d’un hôpital anglais.

Si un jour, j’ai besoin d’un autre toubib pour s’occuper de ma petite santé, ce serait pas mal que j’arrive à jouer le jeu comme toi tu le fais.

Merci Confrère.

(1) Ce paragraphe est une citation de mon ami Jean-Marie Vailloud dans un commentaire qu’il faisait sous son propre billet « Syndrome MGEN ». Je n’ai trouvé aucune manière de mieux dire les choses !
(2) Tout récemment, je devais prendre moi-même une gélule d’oméprazole 20 mg. Ayant trouvé au fond d’un tiroir une boite périmée depuis 2010, j’ai résolu la question en gobant trois de ces gélules périmées d’un coup. Attitude assez irrationnelle que je ne saurais recommander à aucun de mes patients.
La photo illustrant ce billet est utilisée sous licence Creative Commons. Elle est tirée du blog de Richard Vantielke.

In love


Je suis amoureux.

Et je crois qu’elle m’aime aussi.

Bien sûr, les mauvaises langues argumenteront que notre différence d’âge est trop grande pour être raisonnable. Et qu’elle n’a pas toute sa tête.

En plus, elle dépend de la MGEN, on me reprochera que c’est de la folie, que ça ne peut pas coller entre nous.(1)

Et puis, il y a l’autre : Édouard, qui vient la voir tous les jours.

Je sais que sa place restera toujours la première, c’est son fils après tout, mais son coeur à elle est assez vaste pour plusieurs hommes. Et je ne suis pas jaloux.

Peu importe de toute façon, nous nous aimons.

Je ne la vois pourtant pas aussi fréquemment qu’elle le voudrait. On me rapporte que bien souvent elle m’appelle. Parfois parce qu’elle est angoissée, parfois parce qu’elle a simplement envie de compagnie.

Elle est douce et amusante. Comme le jour où s’était mise à hurler dans les couloirs, personne n’a su pourquoi, « Je veux du cannabis thérapeutique ! »

Quand je rentre dans sa chambre, elle ne me reconnaît pas toujours immédiatement. Nous jouons notre petite partie.

— Qui est là ?

— C’est le docteur !

— Quel docteur ?

— Le meilleur !

— Aaaaaah ! Docteur Borée !

De temps en temps, pour lui faire plaisir, je lui parle en anglais et elle me raconte New York. Sa mémoire n’est plus tout à fait excellente, mais les vieilles histoires restent et elle n’a pas perdu l’usage de la langue qu’elle a enseigné pendant tant d’années.

Il y a quelques semaines, elle m’a récité en entier « Daffodils » de William Wordsworth. Édouard, à côté, avait le recueil jauni de poésie britannique sur les genoux et la relançait lorsqu’elle faiblissait.

Quand vient la fin de ma visite, elle rechigne souvent à lâcher ma main. Doucement, et sans grand enthousiasme, je lui dis que j’ai d’autres patients à voir et qu’Édouard sera bientôt là pour prendre le relai. Parfois, elle attrape mon cou pour rapprocher ma tête et me faire une bise sur la joue en me disant « Je vous aime ! ». Je me laisse faire de bon cœur.

Elle a 98 ans, une petite voix chevrotante et le sourire éternel.

Elle me manquera beaucoup.

(1) C’est une PLAISANTERIE ! A ne surtout pas prendre au premier degré.

Lucarne


Dimanche de garde, le régulateur du 15 m’appelle pour un gamin de 13 ans. Il a de la fièvre depuis hier et mal au ventre depuis 10 jours. Ce serait bien que j’y aille pour vérifier que ce n’est pas une appendicite.

Je grommelle un peu qu’une appendicite qui durerait depuis 10 jours, ce serait assez original, mais ce n’est pas trop loin et on est en début d’après-midi. Le père m’explique au téléphone qu’il n’a pas de moyen de transport, j’y vais.

Milieu modeste. Très. Des relents de tabac dans le salon qui sert de hall d’entrée. Je monte à l’étage.

Le bonhomme dort dans son lit. Une chambre un peu en bazar, pas très soignée sans être repoussante.

Il se réveille et me dit ses symptômes. Il est plutôt sympa et m’étonne un peu : ses explications sont simples, claires et précises. Il a déjà vu un confrère 10 jours plus tôt pour ses maux de ventre : Spasfon et nifuroxazide. Rien aurait sûrement été mieux. Et puis ça leur aurait économisé quelques sous en s’épargnant ce produit non remboursé.

Je commençais à peine que sa soeur, un peu plus jeune, déboule dans la chambre.

— Dis voir docteur, je peux te demander quelque chose? Depuis longtemps, j’ai le minou qui me brûle des fois. Et puis aussi, j’ai de la conjonctivite.

Je lui réponds que, ok, on verra ça, mais que je dois d’abord finir avec son frère.

Le père s’était absenté un moment, il revient avec, à la main, le papier qu’il cherchait. Je ne suis pas surpris, c’est son attestation de CMU.

Je finis par expliquer qu’on est en pleine épidémie de grippe que c’est ce qui cause la fièvre du fiston et que les maux de ventre c’est une constipation.

— C’est très possible, il en a déjà eu.

Je prépare l’ordonnance. Il y a encore assez de stocks de paracétamol et d’ibuprofène à la maison pour aller jusqu’à demain quand quelqu’un pourra le conduire à la pharmacie.

Changement de chambre c’est au tour de la petite soeur. On s’assoit, même impression de fraîcheur et de maturité mélangées. Une confiance offerte d’emblée. Elle me montre un livre « Mes recettes de grand-mère »

— Regarde, docteur, là il y a la conjonctivite, page 55, c’est ce que j’ai. Mais ce que j’ai au minou, je ne l’ai pas trouvé.

Le père, qui est là, m’explique :

— Ma femme est morte d’un cancer de l’utérus, alors je suis un peu inquiet.

Je m’efforce de le rassurer, ça n’a rien à voir. Et d’ailleurs, vu les symptômes et l’examen normal, ce n’est probablement qu’une affaire d’hygiène un peu excessive.

— Vous avez les carnets de santé?

— Ah… oui, je vais les chercher…

Moment d’archéologie. Pendant ce temps, dans cette chambre mal éclairée, nous regardons avec la petite son livre de recettes de grand-mère. Je lui explique que certaines peuvent être intéressantes, mais que les décoctions de fleurs dans les yeux, c’est pas le plus génial.

Retour du père et des carnets. Je complète, je feuillette. Trois ans de retard de vaccin pour l’un, cinq ans pour l’autre, pareil pour la soeur qui est restée à jouer dans sa chambre. Le père se décompose, gêné, il s’excuse :

— Je n’y pensais pas du tout. C’était mon épouse qui s’occupait de ça. C’est grave?

— Non, pas vraiment. On va rattraper ça et puis c’est tout.

Moins grave sûrement que ces médecins qui ont bien dû examiner la fratrie ces dernières années sans vérifier les carnets. Et puis ne te bile pas, je vois que tu galères, mais tu ne m’as pas l’air d’être un mauvais père. Je crois que tu ne t’en sors pas si mal que ça avec ce que le sort t’a laissé. Se démerder seul à ton âge, avec trois gamins, tu ne l’avais pas prévu, hein. Mais, ça, je l’ai gardé pour moi.

Trois prescriptions, deux feuilles de soins, je redescends vers la sortie.

Finalement heureux de cette petite tranche de vie. Une simple lucarne sur cette famille. Visiblement pas beaucoup d’atouts dans les mains, pourtant, confiant pour leur avenir. La conviction qu’ils sauront s’en sortir pas trop mal.

La conviction aussi d’avoir été utile. Ça… ce n’était pas une urgence du dimanche. Mais, par-delà mes grommellements du démarrage, je crois que ça aura valu le coup cette visite hivernale. Pour eux, j’espère. Pour moi aussi, content de mon boulot et de ces rencontres qu’il m’autorise. Rencontre de pauvreté, mais certainement pas de misère.

***

Le premier titre de ce billet était « la Force historique des pauvres », une référence et un hommage à l’ouvrage éponyme de Gustavo Guttiérez. Il n’était en fait pas très adapté à cette histoire. Je lui ai donc préféré ce nouveau titre : la lucarne, cette petite ouverture qui laisse passer la lumière.
La photo a été prise par mon homme. Elle est juste magnifique.

Game over

Salut Pedro,

J’ai bien vu que tu avais du mal à le croire, quand je t’ai dit que je ne m’occuperai plus de toi et que tu devais te trouver un nouveau médecin. Tu t’es demandé si j’étais sérieux et puis tu as essayé de négocier. Mais je t’ai confirmé qu’il n’y avait rien à négocier, que je n’en pouvais plus et que, du coup, je ne serai plus capable de te suivre correctement.

La première fois que je t’ai vu, il y a 4 ans, c’était pour un rhume. J’ai tout de suite bien aimé ton accent et ton côté méditerranéen. Ça me changeait de tous mes Anglais et mes Hollandais.

Peu de temps après, tu es revenu me voir parce que tu avais mal à l’épaule, ta foutue épaule. Pas forcément étonnant chez un peintre en bâtiment qui passe une bonne partie de ses journées les bras en l’air. Tu n’avais pas voulu que je te mette en arrêt de travail cette fois-là, alors que je te le proposais. Je continue à me demander si ça avait été sincère ou si c’était calculé.

En tout cas, 15 jours plus tard ça n’allait pas mieux et tu m’as réclamé un arrêt. En accident de travail puisque la douleur avait commencé après un choc.

Depuis, ça n’a pas cessé.

Je ne te voyais presque que pour ça : tes douleurs d’épaule. Toujours en accident de travail. Ou en maladie professionnelle en fonction de ce que j’arrivais à négocier avec le médecin-conseil.

À chaque fois c’était pareil : tu venais avec ton papier violet de l’employeur qui mentionnait une chute, ou un choc. Je t’examinais et, oui, tu pouvais avoir des raisons de souffrir : ton épaule n’était pas en très bon état. Je te prescrivais les soins nécessaires, je te mettais en arrêt, pour quelques semaines.

Et, pourtant, je savais que je me faisais des illusions. Je continuais de te faire des arrêts pour 15 ou 20 jours en te disant, et en me disant, que ça devrait aller. Et ça n’allait jamais, il fallait prolonger encore et encore. Des mois.

Prolonger parce que tu avais toujours mal, ou parce qu’on n’arrivait pas à avoir des rendez-vous chez les spécialistes ou pour une IRM avant des semaines et qu’on devait bien faire durer jusque-là.

Je viens de faire le compte : en moins de quatre ans, tu as été en arrêt 22 mois au total, en six fois.

Certes, ton épaule est bien abimée et ton travail y contribue largement. Seulement, tu vois, tu n’as que 51 ans et la retraite c’est pas pour tout de suite. Ton épaule est trop endommagée pour continuer à travailler avec les bras en l’air, mais pas assez non plus pour qu’on te mette une prothèse ou qu’on te déclare en invalidité.

Alors qu’est-ce qu’on fait ?

C’est bien le problème : tu n’as jamais voulu envisager autre chose. Tout ce que tu demandais, c’était de bosser quelques mois jusqu’au prochain arrêt prolongé. Ok, ce n’est pas facile de changer de travail à ton âge et dans ton créneau, mais tu n’as même jamais voulu y réfléchir sérieusement.

J’ai appelé le médecin conseil pour essayer de trouver des solutions ou pour le calmer quand ça coinçait avec toi. J’ai tenté de contacter la médecine du travail qui ne m’a jamais rappelé malgré mes messages, et que tu t’es bien gardé de relancer.

Et sur un plan médical non plus, tu n’as jamais trop voulu avancer. Une infiltration ? Ah non, tu as peur des aiguilles. La kiné ? Tu mettais des semaines à en trouver le chemin. Des avis spécialisés ? Pas la peine si ce n’était pas moi-même qui prenais le rendez-vous.

Je ne sais pas ce que tu veux.

J’en suis arrivé à me demander ce que tu faisais de tes arrêts. Est-ce que tu travailles au black ? Est-ce que c’est un arrangement avec ton patron qui préfére réguler sa main d’oeuvre ainsi en fonction des chantiers, en faisant payer la Sécu pour les périodes creuses ?

Tu vois, je me suis aussi demandé si ces grosses plaques de touron que tu me ramenais du pays, c’était des petits cadeaux sincères ou bien si c’était pour acheter ma complaisance ?

L’autre jour, tu es revenu. C’était ton dernier arrêt en date, parce que tu t’étais cogné l’épaule en tombant. Il durait depuis 6 semaines et devait finir le lendemain. Eh bien, quand tu m’as dit que oui-au-fait, tu avais aussi mal dans la jambe, là, toute la jambe et toute la cuisse avec des fourmillements partout, devant, derrière, dans tous les orteils et que tu avais mal dès que j’appuyais quelque part, j’ai eu du mal à te croire. Et quand tu m’as dit que c’était apparu en même temps que ta chute et qu’il fallait le faire passer en accident du travail, alors qu’on s’était vu 4 fois, que tu ne m’avais rien dit et que rien ne le mentionnait dans le certificat de l’employeur, j’ai craqué.

Ah oui, tu étais interloqué. Tu m’as dit que tu n’étais pas un menteur, que tu avais vraiment mal et que c’était vraiment arrivé en tombant au boulot.

Je n’en sais rien si tu as mal, je n’ai pas de moyen de mesurer ça objectivement. Je n’en sais rien si c’est arrivé au travail, je n’étais pas là.

Mais j’ai tellement de doutes, tellement de suspicion que, de toute façon, je ne m’occuperai plus correctement de toi.

Je t’ai prolongé d’une semaine pour que tu aies le temps de te retourner et je t’ai demandé de trouver un autre confrère. Un médecin qui aurait un regard neuf et qui ne te verrait pas à travers un brouillard de préjugés. Je crois que tu ne le mérites pas.

Tu vois, si demain tu fais un infarctus, je serais capable de passer à côté en me disant que c’est un nouveau truc pour te mettre en arrêt. Est-ce que tu le comprends ?

Voilà, je suis désolé que nos chemins se séparent. Ton accent, ta jovialité, les plaques de touron vont me manquer.

Peut-être que je me trompe, que tu es juste un mec qui n’a pas de chance et pas le choix. Mais, sincèrement, je crois que je ne peux pas bosser correctement si je ne te fais plus confiance.

Ctrl + Z

Jane est venue me voir pour la première fois il y a quatre ans.

On peut dire qu’on a une relation complexe.

Elle est arrivée avec son dossier. On venait de lui enlever un sein.

Elle demeurait un peu loin du cabinet, dans un village aux limites du canton. Ma secrétaire lui avait dit qu’en principe je ne prenais aucun nouveau patient qui habitait là-bas.

Je m’occupais cependant déjà d’une de ses amies et de son frère, un bon gros nounours heureux de vivre. Elle m’a touché avec son histoire, je lui ai dit oui. Elle a pleuré.

Avant la retraite, elle dirigeait un centre de naturo-aromathérapie. Venir me voir, moi, cartésien et adepte de la médecine fondée sur les preuves ! Ce n’était pas gagné que nous réussirions à conjuguer nos points de vue.

Mais je crois que Jane a quand même conscience des limites de l’aromathérapie et que, contre son cancer, mieux vaut tout de même assurer ses arrières.

C’est ainsi que nous nous sommes apprivoisés, je la sentais bien souvent éclatée entre les convictions qui ont fait sa vie et la confiance qu’elle nous accorde, à moi et aux spécialistes.

Elle avait tout un tas d’effets indésirables, aussi diffus et imprécis que non répertoriés dans les notices. Pourtant, elle continuait, j’en suis certain, à suivre les prescriptions que je lui proposais.

Moi, perdu dans ma rationalité, j’avais du mal à m’y retrouver. Je tâchais de lui offrir une oreille attentive et de réduire les ordonnances à ce qui me semblait le strict minimum.

Petit à petit, les choses s’étaient apaisées.
J’ai vu Jane en août de l’an dernier. J’ai écrit dans son dossier : « Pense avoir remarqué une tuméfaction de la zone de cicatrice mammaire. À la palpation, je pense que ce n’est rien d’autre que l’extrémité d’une côte avec peut-être un peu d’arthrose. Mais du moment qu’elle pense avoir remarqué un changement => échographie. »

J’écris toujours beaucoup dans mes dossiers.

Elle est revenue me voir fin novembre. Je l’avais si bien rassurée qu’elle a mis trois mois pour faire l’échographie prescrite.

Celle-ci était assez inquiétante. Ce coup-ci, c’est moi qui ai pris le téléphone pour organiser une biopsie. Les résultats sont revenus positifs.

Saloperie.

J’ai relu ce que j’avais noté. Rien à redire. Je l’avais examinée. J’avais prescrit le bilan nécessaire. J’avais évité de l’alarmer inutilement.

Putain ! Je l’avais tellement bien rassurée qu’elle a mis trois mois à la faire son échographie.

Trois mois de perdus.

Et si j’avais utilisé d’autres mots ? Et si j’avais pris le rendez-vous moi-même ?

D’autres ont déjà écrit sur cette responsabilité qui est la nôtre, ce poids qui repose sur nous, les enjeux des décisions que nous prenons. Dans bien des cas, si nous nous trompons, les conséquences ne seront pas bien méchantes, mais parfois c’est vraiment une question de vie ou de mort. Au sens premier de ces mots.

Si j’avais agi autrement, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Probablement pas. Mais qui peut en être sûr ? Certes, vu le diagnostic, les études nous disent que quelques semaines de plus ou de moins, ça ne modifie rien. Mais ce ne sont que des statistiques.

Si mes paroles ou mon attitude avaient été différentes ce jour-là, est-ce que le destin de Jane aurait pris un autre embranchement ? Je ne le saurai jamais.

Le passé ne se réécrit pas. Nous ne pouvons que composer avec.

Et vivre avec nos remords.

Digne de ta confiance

Chère Marguerite,

Dans le genre des patients qui ne veulent pas qu’on les enquiquine, je te préfère largement.

Il y a trois ans, quand le Docteur Panier est parti à la retraite et que je t’ai rencontrée pour la première fois, tu m’as accueilli dans ta cuisine.

Tu avais enfermé ton vieux chien depuis un moment et tu avais presque vingt de tension. Il faut dire que j’étais arrivé à dix-huit heures passées, tu n’avais pas l’habitude.

Tu ne prenais pas trop de médicaments, tu ne te plaignais de rien. Et tu m’as tout de suite expliqué que tu voulais surtout rester chez toi, ne jamais aller à l’hôpital. Jamais. Tu m’as même demandé de te le promettre.

Pourtant, en t’examinant, j’ai entendu ce gros souffle dans ton cœur. J’ai tenté de te dire que ça pourrait être une idée de voir le cardiologue pour savoir de quoi il en retournait. Je suis allé dans le mur direct. Une muraille aussi douce qu’infranchissable. Et d’ailleurs, pas la peine d’insister : tu ne supportes pas la voiture, cinq kilomètres et tu es malade.

En fait, tu n’as pas eu tellement à lutter : je te l’avais proposé un peu pour le principe. J’étais bien d’accord qu’à quatre-vingt-neuf ans, on n’allait certainement pas t’imposer cette dangereuse opération cardiaque.

Je crois qu’on s’aime bien.

Tu as fini par comprendre que mes horaires de visite, ça pouvait être aussi bien à quinze qu’à vingt heures et tu t’y es faite, tes chiffres de tension sont devenus progressivement plus habituels. Tu sais également que si tu es en train de gratouiller dans ton potager, lorsque j’arrive, et que le chien n’est pas enfermé ce n’est pas très grave. On a le temps.

Quand ton vieux chien est mort l’an dernier, ça m’a fait bien plaisir de te voir en reprendre un nouveau. La même race bien sûr : celle que tu as toujours eue.

Bien souvent, mes patients âgés rechignent à prendre un animal. C’est tout le temps : « Et s’il m’arrive quelque chose ? Et si je dois aller à l’hôpital ? Et puis, je suis trop vieux de toute façon. »

Avec toi, c’était beaucoup plus simple : gratter la terre de ton potager, dévorer les romans de la bibliothèque municipale, caresser ta chienne, dîner avec ta petite-fille qui habite à côté et qui vient chaque soir en rentrant du travail. Tu n’en demandes pas plus et on verra bien jusqu’où ça ira comme ça.

Il y a quatre mois, tu as commencé à te plaindre de ton genou. De plus en plus. Au point de ne presque plus bouger de ta chaise.

J’ai essayé les médicaments contre la douleur en montant les doses petit à petit, mais tu avais toujours autant mal.

En désespoir de cause, je t’ai proposé de tenter une infiltration. Bien sûr, hors de question d’aller voir un spécialiste : tu m’as demandé si je pouvais la faire. Je t’ai dit que ça ne m’enchantait pas, mais que, si tu le souhaitais, je la ferais.

Je peux te l’avouer maintenant, lorsque ta petite-fille t’a amenée au cabinet, c’était la première infiltration que je faisais. J’ai beau être assez débrouillard, je n’avais jamais appris le geste. Même si j’avais passé une heure avant à relire mes manuels et à regarder des vidéos, je n’en menais pas large !

Mais ça s’est très bien déroulé, j’étais fier de moi. Ça n’a pourtant servi à rien. Tu avais toujours les mêmes douleurs.

Lorsque je suis venu la semaine dernière, tu m’as avoué — « On se dit les choses, n’est-ce pas ? » — que ta nièce t’avait emmenée chez le médecin pour lequel elle travaille afin qu’il te fasse de la mésothérapie. Je t’ai dit que tu en avais tout à fait le droit et que ça ne me vexait pas. Surtout que le confrère n’avait pas été plus efficace que moi.

À un moment, ta petite-fille est arrivée. Nous avons poursuivi la conversation à trois.

Je t’ai confirmé que, malheureusement, je ne voyais plus trop de possibilités et que, même si tu as maintenant quatre-vingt-douze ans, une prothèse pouvait s’envisager. Que c’était devenu de la chirurgie de routine, qu’on pouvait le faire sous péridurale.

Tu m’as dit non d’abord. Et puis tu as rajouté que tu allais y réfléchir et en discuter avec tes petits-enfants. Et que tu me téléphonerais.

Je sais comment tu fonctionnes. Je me doutais déjà que, deux jours plus tard, ta petite-fille m’appellerait pour me dire que tu étais d’accord et que je devais te prendre un rendez-vous avec le spécialiste.

Je crois que c’est la chose à faire. Tu as beau avoir quatre-vingt-douze ans, tu es en forme et si cette douleur continue à te clouer au fauteuil, ce n’est pas bon du tout. C’est vrai que c’est devenu une technique assez banale.

Mais, tout de même, tu as quatre-vingt-douze ans et, à cet âge-là, le moindre grain de sable peut finir en catastrophe. Une chute ? Une phlébite ? Un anesthésiste trop zélé qui t’envoie d’autorité au CHU pour ton cœur ?

On a fixé le rendez-vous, je t’ai fait la lettre, le chirurgien a confirmé une date d’intervention.

Tu me fais confiance. Mais, les risques, c’est quand même toi qui les prends.

Me voici donc à croiser les doigts, espérant que ta confiance sera méritée. Que je ne t’ai pas trahie.

Et que ça se passera bien.

***

Epilogue

Comme je l’indiquais dans un commentaire, alors que tout était planifié, Marguerite avait décidé d’annuler l’intervention.

D’une certaine manière, ça m’avait rassuré sur sa capacité à prendre une décision autonome et pas seulement parce que je l’y poussais.

Evidemment, les douleurs ne se sont pas arrangées. Nous en avons rediscuté. Finalement, elle a fait le choix de rappeler le chirurgien.

L’intervention a eu lieu durant l’été, sans problèmes. Marguerite s’est ensuite impliquée de son mieux dans le programme de rééducation. Elle avait précisé à sa famille que c’était son affaire à elle et qu’ils n’avaient pas à se sentir obligés de venir lui rendre visite.

Elle est rentrée chez elle il y a quinze jours et je viens de passer la voir pour le renouvellement de son traitement. Elle va bien et n’a plus aucune douleur. Elle m’a parlé de son potager pour le printemps prochain.

Laisse moi

Jean-Paul est un patient vraiment sympa.

Agréable, franc du collier et pas chiant pour un sou.

Il a une maladie que je ne maîtrise pas trop mal, assez facile à gérer. En fait, je le vois deux fois par an pour son renouvellement. Ce n’est pas épuisant. Et en plus, c’est une pathologie qui lui donne droit à bénéficier d’une ALD et qui, du coup, me permet de percevoir quarante euros par an en plus des consultations.

Et lui aussi m’apprécie beaucoup depuis que je l’ai tiré d’un mauvais pas.

Vraiment, le patient de rêve.

Mais je lui ai demandé de changer de médecin.

Car Jean-Paul a déménagé. Il y a un an et demi. À soixante kilomètres du cabinet.

D’emblée, je lui avais dit qu’il devrait peut-être changer, que je tenais son dossier à disposition. Mais il ne voulait pas. « Vraiment, Docteur, on vous fait confiance, ma femme et moi. Ça ne me dérange pas du tout de faire la route pour venir vous voir. »

C’est pas bon pour l’ego, ça ?

La dernière fois qu’il est venu, j’ai remis ça. Je lui ai dit que ça ne me plaisait pas de rester son médecin officiel, que ce n’était pas bien pour lui. Et je lui ai raconté l’histoire de William.

William était un vieux monsieur anglais, on ne peut plus british. Avec tout un tas de problèmes de santé compliqués à gérer. Le jour où il a déménagé pour se rapprocher de la ville, il m’avait demandé si j’acceptais de continuer à le suivre. Il me faisait confiance et, si sa femme était bilingue, il ne parlait pas français et il n’y avait pas de généraliste anglophone là où il allait. Je n’avais pas encore tant de patients à l’époque et je me suis senti flatté : j’ai dit oui.

Et le jour où William a fait son accident vasculaire cérébral, ça ne s’est pas très bien passé. Aucun médecin du secteur n’a voulu se déplacer. Débordés et ne se sentant pas vraiment concernés, ils se sont tous renvoyé la balle. Son état n’était pas assez grave pour mobiliser un SMUR et c’est moi qui ai fini par trouver une ambulance pour venir le prendre en charge et pour envoyer aux urgences ce patient que je n’avais pas examiné.

Une situation détestable qui m’avait laissé un goût amer.

J’ai donc raconté cette histoire à Jean-Paul. Je lui ai dit qu’on allait voir ensemble s’il n’y avait pas un Lecteur émérite Prescrire dans son coin, que ça pouvait faire une bonne base de départ. On en a trouvé un.

Je lui ai dit que, s’il avait un problème particulier un jour, il pouvait toujours repasser pour en discuter. Et je lui ai remis son dossier.

Je viens d’apprendre sur le site de la Caisse que Jean-Paul a changé de médecin traitant.

C’est mieux ainsi.