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Couac

Quatre ans que je m’occupe de Jeffrey. Quatre ans que je lui renouvelle son traitement pour le diabète et la tension. Pas de gros soucis avec lui, ce sont des ordonnances de six mois.

Je l’ai vu hier. Il revenait de chez le chirurgien à qui je l’avais adressé pour une petite intervention banale. Comme d’habitude, il s’était présenté avec la lettre que je fais toujours reprenant les antécédents, les médicaments usuels, les allergies…

— Au fait, docteur, le chirurgien m’a demandé pourquoi j’étais sous aspirine.

— Mmmmh… c’est vrai ça, pourquoi est-ce que vous êtes sous aspirine ?

Ben, j’ai pas trouvé pourquoi.

Le traitement avait été instauré en Angleterre. Je l’avais simplement poursuivi. Il est vrai qu’une prescription d’aspirine chez un diabétique hypertendu, c’est monnaie courante, ça ne m’avait pas choqué.

Mais il est vrai aussi que Jeffrey n’avait aucune indication claire à ce médicament.

Ce n’était pas une hérésie, les études nous disent que, dans la situation de Jeffrey, les avantages et les risques de l’aspirine sont de toute façon mineurs, mais je m’en suis quand même bien voulu.

J’essaie toujours de remettre en question la pertinence des prescriptions de routine de mes nouveaux patients. De même, je m’efforce régulièrement de réfléchir à l’intérêt de poursuivre les traitements que j’ai moi-même institués.

Malgré ça, je me suis fait avoir. Quatre ans que je me faisais avoir, même.

Et je crois que ce qui m’a le plus énervé c’est que celui qui a levé le lièvre était… un chirurgien. C’te honte !

La routine, voilà l’ennemi !

On respecte !

Régis m’amuse.

La plupart du temps.

La fois où, saoul comme un Polonais, il a débarqué à l’improviste dans mon cabinet après s’être tailladé les avant-bras, ça ne m’a pas amusé du tout.

C’était en fin de journée, je pensais avoir presque terminé et j’étais devant mon ordinateur à envoyer mes derniers mails quand il a toqué à ma porte. Après avoir retiré les feuilles d’essuie-tout qu’il avait utilisées pour emballer ses plaies, je me suis attaqué à désinfecter ses entailles, trop superficielles pour qu’il faille les suturer. Pendant que je faisais des pansements corrects en grommelant, Régis beuglait sur mon divan d’examen.

Ça ne m’a pas amusé non plus la fois où, un coup dans le nez, il avait essayé de me tirer une consultation alors que j’étais attablé pour déjeuner au PMU du village. Je l’avais envoyé promener en lui disant que les consultations c’était au cabinet. Il avait râlé, avait parlé de non-assistance à personne en danger et m’avait fait la gueule pendant quatre mois.

Avant de revenir comme si de rien n’était.

Mais, sinon, il m’amuse.

C’est mon petit morceau de ZUP à moi.

Il vient chaque mois renouveler son traitement. Aussi précis et fidèle avec moi qu’il peut être folklorique.

Il a fini par comprendre le fonctionnement du cabinet et par jouer le jeu. Il passe toujours le matin quand ma secrétaire est là pour prendre rendez-vous pour l’après-midi. Il est ponctuel et pas désagréable lorsqu’il est à jeun. D’ailleurs, ça fait au moins deux ans qu’il a sacrément réduit l’alcool. Du coup, je ne suis pas trop rigide non plus : les quelques fois où il vient sans rendez-vous, si je peux, j’essaie de le voir quand même.

Il me raconte souvent ses ennuis avec les voisins, avec ses enfants, avec les gendarmes.

Quand il me dit qu’il a un flingue, je ne sais pas trop si c’est réel ou pour se vanter.

Quand il me parle de ses cousins de la grande ville, c’est tout un univers inconnu que je découvre : un monde où les filles à marier s’achètent, où on se fait « saigner » si on déconne avec l’honneur de la famille, où les affaires se règlent en liquide.

Je l’écoute cinq minutes, je ne sais pas si tout est vrai ou s’il en invente une partie. Je ne sais pas si je dois rire ou m’offusquer.

Il y a toujours des grosses voitures devant chez Régis, des allemandes, bien sûr. Il les achète, il les revend. Parfois, j’appelle l’assistante sociale pour qu’elle lui donne des bons alimentaires, histoire qu’il se nourrisse d’autre chose que de conserves froides. D’autre fois, ou bien les mêmes, je vois des billets de 200 dépasser de son portefeuille.

Il me fait chier aussi, quand j’ai besoin de le joindre pour une prise de sang où un rendez-vous à l’hôpital, et que je suis obligé de passer chez lui et de le sortir du lit en plein après-midi.

— Vous ne pourriez pas vous prendre un téléphone une bonne fois ?

— Un téléphone ? Vous êtes fou ! On n’a jamais de téléphone chez nous, c’est beaucoup trop risqué avec les gendarmes.

La dernière fois, il fanfaronnait en m’expliquant ses techniques pour sortir les enveloppes des boites de dépôt bancaire et celles pour ouvrir les voitures.

— Mais on ne touchera jamais à la vôtre. On respecte !

Alors ça va.

Pardon Alphonse

Pardon.

Pardon, Alphonse.

Il faut dire que, dans l’échelle de mon cœur, tu ne commençais pas avec beaucoup d’atouts en main.

Quand le Dr Moustache est parti à la retraite, tu es venu me trouver.

Avec un dossier aussi lacunaire que ton ordonnance était surchargée d’inutiles potions. Des symptômes compliqués et spécifiques de rien, je m’étais déjà crispé un peu.

Et puis avec ton gilet Lacoste et ta petite moustache fine, coupée au carré, qui surligne simplement ta lèvre et te donne cet air d’officier revêche, j’ai eu du mal à me sentir en empathie.

Et, bien sûr, il fallait que tu sois un prof à la retraite. Car s’il y a une corporation qui est à peine moins déplaisante à soigner que les professions médicales, ce sont quand même les enseignants.

Ah, ça, non, dès la première consultation, j’ai vraiment eu des difficultés à m’enthousiasmer.

Si, au moins, tu avais été un sale con, j’aurais su pourquoi je t’en voulais. Avec mon caractère de cochon, on aurait été au clash et ça aurait été réglé.

Mais, non, tu étais simplement pénible. Pénible comme peut l’être un dépressif dévoré d’angoisses. Pénible comme peut l’être un anxieux dont mon prédécesseur avait cultivé l’hypocondrie, comme on entretient sa vache à lait. Pénible comme peut l’être un prof qui sait beaucoup de choses sauf de se mettre en retrait lorsque ses émotions brouillent les pistes.

Il y a deux semaines, tu as fait venir le médecin de garde en soirée pour un malaise. Le médecin, c’était moi. Le malaise, c’était une attaque de panique qui t’avait submergé. Je n’avais déjà pas été très bon.

Et voilà que tu m’as appelé cet après-midi. Pour me voir en urgence. Parce que ça n’allait pas du tout. Moi, je faisais ma tournée hebdomadaire de visites à domicile, ça ne m’arrangeait pas.

Mais on s’est quand même vus et tu m’as expliqué. Tes insomnies, tes oppressions le soir, tes vertiges. L’ORL que tu as consulté deux fois en quinze jours et qui t’as prescrit du Pipidechat après avoir essayé du Perlimpimpim.

Tu m’as redemandé une nouvelle fois, s’il ne fallait pas revenir à l’antihypertenseur que t’avait arrêté le cardiologue puisque tu avais dix-sept de tension. Et qu’un autre médecin de garde, vu pendant le week-end, t’avait dit de le reprendre. Tu as ajouté que, de toute façon, c’était sûr que ce coup-ci tu l’avais ton cancer.

Je n’ai pas été très pro. Ou même carrément mauvais.

Je crois que je t’ai presque engueulé. Que ça n’avait aucun sens de se mesurer la tension comme ça, quinze fois par jour. Que je t’avais déjà dit de ranger ton satané tensiomètre ou de t’en débarrasser carrément. Que tu te comportais comme un poulet sans tête qui court dans toutes les directions, se cogne et trébuche. Que ton problème c’était la dépression et les angoisses. Que tu n’avais pas de cancer et qu’il fallait laisser un peu de temps aux traitements pour agir.

Et puis j’ai eu honte. Honte de m’en prendre à toi comme ça. Parce que tu souffres vraiment. Pas de ce que tu penses mais, oui, tu souffres. Honte de me rendre compte de la tentation que j’avais d’être encore plus désagréable. Dans l’espoir qu’avec de la chance tu partirais en claquant la porte, que tu te trouverais un autre médecin et que je serai débarrassé de toi.

Je me suis efforcé de me calmer, de t’expliquer. On a passé presque une heure ensemble à tâcher de te rassurer et de dégager une solution. Je ne suis pas sûr qu’on y soit arrivé. Je n’ai quand même pas dû être très bon mais j’ai essayé.
Mais qu’est-ce que j’ai du mal.

Je sais que tu n’es pas bien. Pour de vrai. Je sais que tu appelles au secours. Que, quand tu flippes à vingt-et-une heures, même si tu n’as objectivement rien de méchant, tu es réellement malade.

Je sais que tu mérites d’avoir un médecin, des soignants, qui s’occupent de toi. Comme les autres.

Je ne verrais même pas à qui te confier. Je les connais les confrères du secteur. Je suis à peu près sûr que la plupart n’hésitera pas à te rajouter calmant sur calmant, un scanner à une IRM, un spécialiste à un autre. Je ne crois pas que ce soit ce dont tu as besoin. Et puis, au nom de quoi, t’aurais-je envoyé ailleurs ?

Alors, puisque tu m’as choisi, je vais essayer de le faire mon boulot. Le mieux que je pourrai. Et j’espère que j’y arriverai. Que je parviendrai à t’offrir l’écoute et l’empathie que tu mérites, à garder la tête froide et à m’occuper de toi aussi bien que possible.

Alors que tu me pèses. Et que je ne t’aime pas.

P.S. Je dédicace ce billet à E. Merci de m’avoir poussé, peut-être sans le savoir, à mettre mes émotions en mots.

Alma mater

« Etrange chose que d’être mère ! Ils ont beau nous faire du mal, nous n’avons pas de haine pour nos enfants. »

Sophocle

Elles ont trente ans, cinquante ans ou quatre-vingts.

Je la soigne pour un cancer. Elle ne voit pas pourquoi elle devrait se battre puisque sa fille est morte il y a deux ans.

Elle rencontre le compagnon de son fils unique en cachette lorsque, de passage dans le coin, ils logent à l’hôtel. Son mari le sait, mais il n’accepte que le fils à la maison. Je lui renouvelle son antidépresseur.

Elle a un enfant trisomique de soixante ans. Elle me dit « Tout ce que j’espère, c’est que je vivrai un jour de plus que lui. »

Son enfant est mort il y a bien des années. Elle s’est battue avec le reste de la famille pour pouvoir exhumer ce petit corps du vieux et lointain caveau familial, l’incinérer et disperser les cendres dans sa jolie prairie.

Elle me parle de son fils qui est la huitième Merveille du monde. Tout le village sait que c’est un poivrot et qu’il lui pompe la moitié de sa retraite. Mais il n’y a que lui qui compte.

Elle a perdu son premier enfant à la maternité. Elle a peur pour le suivant. Je pensais avoir su l’apprivoiser et je n’ai pas réussi.

Elle souffre. Elle souffre d’un fils qui boit et qui fume depuis le viol de sa sœur jumelle. Par son meilleur ami. J’ai fait tous les bilans, essayé tous les traitements, sa toux fluctue au gré des périodes d’alcoolisation et de rémission.

Elle est mère seule d’un enfant sans père. Elle jongle entre le travail, la nounou et ce garçon auquel elle n’était pas préparée.

Elle n’est pas mère. À quarante ans passés, elle va retourner une dernière fois en Tchéquie pour donner une ultime chance à ses embryons congelés. Elle me sollicite pour l’échographie préalable.

Elle m’amène son père âgé en consultation. Au passage, elle me parle de son fils et me décrit les symptômes d’une bouffée délirante en train d’éclore. Je passe chez eux, j’explique que ce n’est plus d’homéopathie et de yoga qu’il a besoin, je lui demande si elle veut bien faire le certificat pour une hospitalisation en psy. Je la vois osciller entre la peur de l’inconnu et le soulagement d’un diagnostic.

Elle a quatre-vingt-quatre ans. Son fils unique et son petit-fils sont morts il y a quatre ans. Elle va doucement mieux et me raconte avec fierté qu’elle vient de repeindre ses volets.

Elle refuse tous les vaccins pour ses enfants depuis que le dernier a fait une réaction bizarre après un ROR. Elle veut les protéger, mais je pense qu’elle a tort. J’ai conscience de la violence que je lui inflige en insistant pour au moins le tétanos. Je sens sa peur derrière son acceptation.

Elle se dit que ses enfants, c’est la seule chose de bien qu’elle a réussi dans sa vie. Elle est dévorée par la honte de ne pas pouvoir acheter un ordinateur pour l’ado qu’il lui reste à la maison. Je lui propose d’essayer une psychothérapie pour retrouver un peu de confiance en elle.

Elle est mère et grand-mère et arrière-grand-mère. Ses douleurs, ça va beaucoup mieux depuis que son fils est à la retraite et qu’il passe du temps chez elle.

Elle a trente ans, cinquante ans ou quatre-vingts. Elle est mère, d’une fille ou, peut-être plus souvent, d’un fils. Elle me parle de ce lien si fort, si présent.

Ces drames, ces bonheurs, ce poids sur le cœur.

Il ne me semble pas avoir été un mauvais fils. Mais, de les entendre et de les voir en consultation, je crois que je pense un peu plus fréquemment à lui dire que je l’aime. À la mienne, de mère..

Modèle parental

Bien souvent, les parents servent de modèles. De manière choisie ou bien subie. « Mes parents ont toujours fait ce qu’il fallait pour qu’on ne manque de rien, pour mes enfants à moi, ce sera pareil. » « Vous voyez, Docteur, dans la famille, tout le monde est nerveux. Ma mère était ner-veuuuse ! Alors, forcément… moi… »

Elle a soixante-cinq ans.

Je la vois tous les trois mois pour renouveler son traitement. Elle me répète souvent qu’elle ne veut pas trop d’examens complémentaires. Ça me va plutôt bien. Je limite les explorations à ce qui est nécessaire et, du coup, elle les fait avec assiduité. Comme la bonne élève qu’elle est.

Elle me parle un peu de ses enfants. Et de sa mère qui a une maladie d’Alzheimer et qu’elle garde chez elle. Comme elles habitent un peu loin du cabinet, c’est un autre confrère qui vient s’en occuper à domicile. Je ne l’ai jamais vue.

Toujours très élégante, bien maquillée, des bijoux. Elle parle d’une manière distinguée que ne laissent présager ni son nom ni son prénom. « Paulette Bidochon », on ne s’attend pas vraiment à ce qu’elle articule en arrondissant la bouche.

Et elle est mince. Vraiment mince. En matière médicale, elle s’approche de la maigreur.

Depuis trois ans que je la connais, son poids n’a quasiment pas varié. Cinquante-sept kilos au plus haut, cinquante-quatre au plus bas. Aujourd’hui, c’était cinquante-cinq.

Cela fait longtemps qu’elle a une alimentation très frugale à laquelle elle est habituée.

Elle me répète à chaque fois combien ce poids est important et pourquoi.

« Si vous connaissiez ma mère. Elle a toujours été énorme ! Toujours. Je me suis juré que je ne serai jamais comme elle. Jamais ! »

Positifs ou non. Tournés vers l’avenir ou enkystés dans le passé. Guides ou repoussoirs. Dans tous les cas, les modèles et contre-modèles représentés par nos parents sont des moteurs extrêmement puissants.

P.S. Désolé pour ce long silence. Ce n’est pas l’inspiration qui me manque mais le temps de me poser pour mettre mes idées en mots. Dans ma région touristique, l’été est une période de forte activité (autant que lors des épidémies hivernales) et j’ai une actualité personnelle un peu bousculée.
Promis, je serai plus régulier lorsque l’automne arrivera.

Nouvelles du front

Un an.

Un an seulement, un an déjà, que je me suis lancé dans cette aventure et que vous m’y accompagnez.

C’est donc l’occasion de prendre un petit moment pour se retourner et de vous donner quelques nouvelles du front…

Gérard et Madeleine ne vont pas trop mal. Madeleine, malgré ses douleurs d’arthrose, conduit toujours. Et cahin-caha, après quelques réglages de son pace-maker, Gérard arrive à mener sa vie sans trop de difficultés. Du coup, Madeleine semble un peu plus sereine. Tous les deux ou trois mois, ils me ramènent une boîte de rillettes ou de foie gras de leur stock.

J’ai revu Isabelle de temps en temps. Je lui reposais la question pour son DIU : elle n’arrivait jamais à trouver le bon moment pour qu’on réessaie de le poser… J’ai fini par lui demander « Mais, en fait, est-ce que vous avez vraiment besoin d’une contraception ? » Elle m’a répondu que non, en fait. Probablement pas vu qu’elle n’a plus de rapports avec son mari depuis plus d’un an. Mais qu’elle n’osait pas trop en parler parce qu’elle avait un peu honte et qu’elle ne savait pas trop si c’était normal de ne pas avoir de rapports avec son conjoint.

Je lui ai répondu que, dans ce domaine, rien n’était normal ou anormal, que l’essentiel c’était qu’elle fasse comme elle le sentait. Qu’en effet, pour le moment, on allait la laisser tranquille et qu’elle m’en reparlerait si, un jour, elle avait de nouveau besoin d’une contraception. Elle a eu l’air soulagée.

Après quelques essais, pas très réussis, d’examens gynécologiques en position anglaise, je suis revenu à la position traditionnelle. J’ai pensé qu’il était mieux pour mes patientes d’avoir un médecin calme, détendu et rassurant, même avec deux pattes en l’air, plutôt qu’un médecin stressé, transpirant et cherchant avec peine leur col de l’utérus…

Qu’on soit bien d’accord, je pense que c’est uniquement lié à un manque de pratique de ma part. Je n’ai d’ailleurs pas renoncé puisque je vais bientôt passer une journée entière de perfectionnement avec un ami gynécologue (j’en ai peu, mais j’en ai) qui ne travaille plus que « à l’anglaise ».

Un des deux minets de René s’est fait écraser… Sa fille râle quand elle prend René chez elle parce qu’il veut très vite repartir pour rentrer chez lui et retrouver le chat restant. Il me raconte combien la bête est douce et intelligente. Il ne va pas trop mal !

Robert est toujours à la maison de retraite. Finalement, il se rendait bien compte lui-même que son comportement posait souci. Il a donc parfaitement accepté les injections trimestrielles d’anti-testostérone et, de fait, ça va beaucoup mieux. Il se roule bien encore quelques galoches au milieu des couloirs avec une autre pensionnaire mais elle est aussi demandeuse que lui et ça ne va pas plus loin.

Germaine est toujours convaincue que la SNCF connaît parfaitement son dossier médical. Celui-ci s’est un peu alourdi depuis que, après avoir un peu trop picolé, elle s’est cassé la figure et qu’on a dû l’opérer d’une hémorragie méningée. Elle s’en est bien remise.

L’état psychique et neurologique de Rose se dégrade doucement. Elle oublie de plus en plus, fait quelques bêtises, mange régulièrement de la nourriture avariée. Elle n’a plus aucun traitement en-dehors du Paracétamol et d’un unique comprimé quotidien de Seresta. Elle a refusé à deux reprises de monter dans le VSL qui devait l’emmener pour un bilan gériatrique en Hôpital de jour.

Nous nous sommes mis d’accord avec son fils, qui vient tous les week-ends, que, tant que ça tiendrait comme ça, on la laisserait tranquille.

Mme Bidule (pas très inspiré pour ce choix de nom…) déambule toujours dans la maison de retraite mais tout le monde s’y est habitué et ça ne dérange pas plus que ça. Ce qui n’est pas le cas de l’infirmière râleuse qui, elle, a fini par contrarier tout le reste de l’équipe et dont le contrat ne sera plus renouvelé.

Henriette est toujours dans son château. Miraculeusement. Elle vient de fêter ses 89 ans. J’ai du mal à croire qu’elle atteigne les 90 mais vu que ça fait trois ans que je me dis ça…

Paulo va plutôt bien. Il a été à tous les rendez-vous spécialisés que je lui ai pris, il fait remarquablement bien ses surveillances glycémiques, son HbA1C est passée de 10,7 à 7,0%. Et, surtout, il a modifié son alimentation et, malgré l’insuline, il a réussi à perdre 3 kg en quatre mois !

Bob et sa prostate aussi vont bien. Plus ça va, et plus je prends le temps d’expliquer à mes patients, ce que je pense du dosage des PSA. Quelques uns, malgré tout, demandent à faire le dosage et je le leur prescris. Mais la plupart comprennent et sont finalement d’accord pour ne plus faire ce dosage.

Je viens tout juste de recevoir une carte de postale de Thérèse. Elle va bien. Jacky aussi.

Je ne suis pas très sûr par contre que notre planète et nos sociétés soient dans le même état. L’hommage à Médecins du Monde est toujours d’actualité et le sera encore pour un moment… Parmi les bonnes résolutions de l’année débutante, vous pouvez aussi faire comme moi et envoyer un petit don à MSF ou à la CIMADE, ou bien encore à des tas d’autres associations qui sa battent pour que le monde soit un peu moins laid.

La patiente du Dr Moustache que j’ai fait hospitaliser en urgence est rentrée à la maison. Après avoir pensé à une tumeur neuroendocrine, finalement l’hôpital ne lui a rien trouvé d’autre qu’une surcharge en médicaments anti-hypertenseurs et ils ont simplement allégé son traitement.

Comme je le disais dans un commentaire, le Dr Notos n’a pas fini de faire des dégâts… Gilles a tout de même été voir le gastro-entérologue qui lui a confirmé qu’il n’avait pas d’hémochromatose. Le seul effet positif de cette lamentable histoire, c’est que Gilles a tellement eu la trouille qu’il s’est repris sur le plan alimentaire et qu’il a perdu 5 kg. Reste à voir si ce sera durable.

Voilà, finalement ils ne vont pas trop mal mes patients.

Pour ma part, je continue ma route à leurs côtés.

Vie de château

Henriette est une toute petite dame qui s’est pliée en deux au cours des ans. 37 kg toute mouillée pour 1m35. Elle est très, très, sourde, n’a plus que quelques dents mais encore tous ses neurones. Pas la peine de lui rappeler la date ni le montant de la visite.

Henriette est vieille fille. Elle porte un nom qu’on trouve dans les livres d’histoire et vit dans le petit château familial. Celui de mon village.

Chaque passage chez elle est un dépaysement.

Chaque prescription d’une prise de sang est une gageure.

« Dites bien aux infirmières de ne pas venir avant midi !

– Mais vous savez qu’elles doivent venir plus tôt, le laboratoire récupère les boîtes à 11 heures.

– Mais à 11 heures, je ne suis pas encore levée ! »

Elle a un « cousin » à particule qui s’occupe d’elle, lui fait les courses et entretient le château en attendant d’en hériter. Très théâtral, il est parfois là lors de mes visites.

« Bonjour Docteuuur ! Vous êtes venu voir ma petite Henriette. Ah, ça ne s’arrange pas ! »

Henriette est à côté, redresse la tête et demande « Vous parlez de moi ? »

« Mais non, Henriette, je lui demandait des nouvelles de sa famille. » « Elle est vraiment sourde comme un pot. Et toujours aussi désordonnée, vous n’avez pas idée ! Ce château, c’est un vrai ca-phar-na-üm. Bon, je vous laisse avec elle. » En hurlant : « Je vous laisse avec le Docteur, ma petite Henriette. Dites lui bien que vous ne prenez pas toujours vos médicaments du matin ! »

Et là Henriette me fait traverser le château à petits pas. Elle tient à me recevoir dans le salon.

A 88 ans, avec les problèmes de santé qu’elle a eu et ceux qu’elle a encore, il faut reconnaître que c’est un peu un miracle qu’elle soit toujours là.

Surtout qu’avec sa prise en charge « médicale », elle défie la médecine fondée sur les preuves. Les médicaments pour le coeur, c’est un peu quand elle veut. Par contre, à elle seule, elle assure la moitié du chiffre d’affaire français de la vente par correspondance de produits de naturopathie, de phytothérapie et d’autres poudres de perlimpinpin.

En me tendant un magazine coloré en papier glacé, « Ah Docteur ! Vous connaissez certainement cette revue, il y a des articles vraiment très intéressants sur la santé. On peut aussi y trouver de la publicité pour d’excellents produits. Regardez, on y trouve l’Elixir du Suédois et le Baume des Bénédictines. Vous le savez, j’achète beaucoup de produits par la poste. Mais que des meilleurs laboratoires ! » « Je n’en doute pas, Mademoiselle. »

Cette semaine, elle avait à nouveau un bel eczéma des jambes. Elle m’a confirmé qu’elle y appliquait diverses crèmes à base de plantes toutes plus allergisantes les unes que les autres… Je n’ai même pas envisagé de lui proposer un corticoïde, je savais que le dermatologue s’y était déjà cassé le nez : elle est « allergique »…

J’ai essayé de négocier un moindre mal : « Plutôt que vos plantes, peut-être pourriez-vous essayer de la simple vaseline, c’est naturel et ça marche bien. » « Ah vous pensez ? C’est vrai que ce sont parfois les choses les plus simples qui marche le mieux. »

Et pendant que je l’examine, elle me fait la conversation « Tout va bien dans votre maison, vous êtes bien installé ? Comment va votre cousin ? » (c’est ainsi qu’est pudiquement désignée ma moitié…)

Je lui donne la réplique en m’époumonant.

Arrivé à la rédaction de l’ordonnance, ma voix fatigue un peu mais pas Henriette qui me confie sa nostalgie du temps passé « Les temps changent et c’est bien malheureux. Autrefois, on avait des soirées chaudes jusqu’à la Toussaint. Regardez le temps qu’il fait à présent.

C’est comme les grillons. On ne les entend plus… »

***

Pour le livre, l’ami Gérald Guerlais m’a fait ce joli dessin :