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Mémoire

Au cours des deux dernières semaines, Claude, notre mécanicien, a consacré la plus grande partie de ses journées à des opérations de déneigement de fin d’hiver.

Il s’agissait en particulier de retirer la neige accumulée par le vent dans les deux fosses que constituent les rampes d’accès à nos « caves ».

Ce dimanche, après un déjeuner *un peu* lourd, nous sommes partis faire une balade digestive avec Claude et Jacopo pour voir le résultat de son travail et découvrir ces lieux que je ne connaissais pas encore.

Nous avons commencé par la « balloon cave ».

Son nom provient de sa technique de construction particulière, importée de Scandinavie : on creuse une fosse, on y gonfle un gigantesque ballon, on remet de la neige par dessus, petit à petit en la laissant se tasser et, au bout de quelques semaines, on retire le ballon. Il n’y a plus qu’à fermer l’entrée et on a notre cave !

Celle-ci sert à abriter nos véhicules pendant l’hiver en les protégeant du vent, de la neige et en limitant l’expoition au froid (en-dehors de la couche de surface, la glace sur laquelle notre station est posée a une température constante correspondant à la température moyenne annuelle de -51°C).

En effet, tous ces véhicules sont inutilisables en-dessous de -45°C car les plastiques casseraient et les carburants deviendraient pâteux. Seule notre robuste et antique « chargeuse », entièrement métallique, fonctionne pendant l’hiver (et encore, en étant stockée et démarrée « au chaud, c’est-à-dire à -30°C).

La rampe d’accès
L’entrée de la balloon cave

En voyant cette photo, vous réaliserez peut-être le travail réalisé par Claude : la neige accumulée (certes, non tassée) atteignait la surface, une dizaine de mètres au-dessus de nos pieds !

La porte de la balloon cave (des élingues la retiennent en été)
Les Pisten Bully
Jacopo & Claude dans la fosse

En sortant de la balloon cave, nous avons marché un petit kilomètre et traversé le camp d’été pour rejoindre la seconde cave.

La technologie est ici un peu différente puisque les parois sont métalliques. Il s’agit de la cave « Turbosider » du nom de la société fabriquant cette structure.

On visualise mieux ici les cristaux de glace se développant sur la paroi et qui donnent un aspect assez féérique au lieu.

Entrée du Turbosider
Les parois du Turbosider
Les machines en hivernage
C’est joli !
Cristaux de glace
Cristaux de glace

Si le contenu de la première partie du Turbosider ressemble à celui de la balloon cave (des véhicules en hivernage), au fond, il y a une porte.

Et derrière cette porte, il y a un long couloir glacé où sont empilées des dizaines de caisses. Celles-ci contiennent en particulier les « archives » de Concordia : les réserves de carottes de glace prélevées lors des opérations de forage destinées à l’étude du climat passé de notre planète.

Concordia a en effet été bâtie sur le site du premier forage profond « EPICA« . Certains des fragments contenus dans ces caisses sont vieux de 740 000 ans !

Un nouveau forage est en cours depuis 3 ans, sur le site de « Little Dome C », à 37 km de Concordia. Ce camp, qui ne fonctionne qu’en été (de novembre à janvier) est en effet le site qui a été choisi pour le projet « Beyond EPICA » dont l’objectif est d’atteindre la plus ancienne glace du monde : certainement plus de 1 million d’années et peut-être 1,5 millions !

Ces caves et ces caisses sont également la préfiguration d’un autre projet scientifique qui est en cours de développement à Concordia : le projet « Ice Memory » destiné à entreposer ici, à l’abri, des échantillons de carottes de glace provenant de l’Artique et des glaciers du monde entier afin de les préserver pour les générations futures.

Le couloir des carottes
Les caisses de carottes
La sortie de secours
Les carottes
Le camp d’été en sortie d’hiver
Claude
Stéphane

Festival du Film Antarctique

En 2013, lors de ma première tentative pour partir dans les TAAF, j’avais découvert le Festival du film antarctique et j’avais adoré !

Ce festival a été créé en 2006 par Anthony Powell et concernait alors les bases McMurdo et Scott (une base américaine et une base néo-zélandaise voisines). En 2008, il a commencé à s’étendre et a impliqué 8 bases. Les premières stations françaises sont arrivées en 2009 et, depuis, ce festival s’est installé dans le paysage de l’Antarctique et des îles de l’Océan austral.

Au coeur du festival, il y a le « challenge 48h » : un vendredi soir du mois d’août, les stations participantes reçoivent 5 éléments (un objet, une action, une citation, un personnage célèbre et un son) et doivent rendre, le dimanche soir au plus tard, leur création intégrant ces 5 éléments.

Rapidement, a également émergé la catégorie « Open » qui est une catégorie de création libre : les stations le souhaitant peuvent créer le film de leur choix, en amont du week-end officiel du festival.

Et c’est ainsi que, depuis 17 ans, cet évènement a lieu durant l’hiver austral (en juillet et août) et une bonne partie des stations antarctiques se retrouvent pour y participer.

Si les Anglo-saxons et les Français sont probablement les plus assidus, 34 des 46 stations hivernantes actuelles ont déjà participé à au moins une édition.

L’édition 2020 avait été organisée par Alberto Salvati, alors Station leader de Concordia, et Alberto avait vu les choses en grand avec une magnifique bande-annonce, une cérémonie de remise des prix (non publique) et la création d’un site destiné à regrouper et pérenniser ce patrimoine.

Et, en 2023, j’ai posé ma candidature pour organiser cette nouvelle édition avec l’ensemble de l’équipe DC19 de Concordia.

Nous avons publié une bande annonce invitant les autres stations à s’inscrire. 25 stations représentant 15 pays des 5 continents ont répondu à l’appel !

Début août, nous avons procédé au tirage au sort des 5 stations chargées de fournir les éléments du challenge 48h.

Le 11 août, j’ai programmé mes envois de mail (pas évident avec 25 stations étalées sur 12 fuseaux horaires différents !) pour leur révéler les 5 éléments du challenge:

… et à partir du dimanche soir, ce ne sont pas moins de 40 films qui ont commencé à être chargés sur le site du Wiffa, ce qui a pu représenter un vrai challenge en soi pour certaines stations aux connexions très limitées.

Et, vraiment, il y a du niveau ! Tant sur le plan technique que de la créativité artistique, ce festival s’améliore d’année en année.

Si vous ne voulez pas voir les 40 films, allez au moins voir les films de Crozet, d’Amsterdam, d’Amundsen-Scott, de Rothera, d’Arctowski, de Dumont d’Urville ou de Palmer en « 48h » et ceux de Davis, de Kerguelen, de King Sejong (pour moi, le meilleur de toute la compétition), de Palmer et d’Amundsen-Scott en « Open ».

Il a fallu ensuite voter.

Pour atténuer la tradition qui laisse la possibilité de voter pour soi-même (ce que je ne trouve pas génial), j’ai instauré cette année un système « à l’Eurovision » : pour chaque catégorie, chaque station devait attribuer 3 votes valant 5, 3 et 1 point.

Dans quelques catégories, il n’y a rapidement pas eu de doute sur les futurs gagnants. Dans d’autres (en particulier pour les deux « meilleurs films »), la course a été beaucoup plus serrée et j’ai dû attendre le vote de la dernière station pour connaître le classement final.

Ah, oui… le classement final, vous vous demandez ?

Eh bien, il sera annoncé tout à l’heure en direct via une visioconférence regroupant les stations participantes.

Revenez plus tard. 😉

Edit: Vous pouvez retrouver les gagnants ici. La station US Palmer rafle la mise !

Remise de diplômes

Je réalise que j’ai pris beaucoup de retard dans la rédaction de ce blog. Entre les inventaires à boucler et l’entrée dans la nuit permanente qui nous ralentit et nous ramollit, ce n’était pas si évident de trouver temps et énergie pour s’y mettre.

L’une des tâches d’un médecin des bases australes ou antarctiques c’est de former une équipe pour l’épauler, voire le suppléer.

Je suis un peu privilégié par rapport à mes collègues des autres bases des TAAF puisque, à Concordia, il y a deux médecins. En effet, notre station est un des meilleurs analogues possibles pour les voyages spatiaux au long cours ou pour ce que seraient les futures bases lunaires ou martiennes et, depuis l’origine de la station, l’Agence spatiale européenne (l’ESA) finance un poste de médecin de recherche chargé de suivre les (nombreux) programmes menés sur les hivernants.

Ce médecin de recherche n’est pas sensé s’occuper de soin mais c’est tout de même précieux de bénéficier de sa présence et de ses compétences. Notre organisation fait que, en cas de nécessité, il est également chargé de diriger l’équipe de secours extérieurs pendant que je prépare l’accueil de la victime. Cette année, ce médecin de recherche est Sascha, un jeune neurochirurgien allemand.

La première étape a été de recruter une équipe de volontaires pour nous assister, Sascha et moi. Alors que, cette année, l’équipe de secours est essentiellement française, mes aides médicaux sont tous italiens : Jacopo, notre cuisinier, Domenico, notre astronome (qui, avant Concordia, était ingénieur en robotique) et Luca, le glaciologue italien (qui est chimiste de formation).

Il a fallu ensuite imaginer un programme pour, en quelques semaines, amener ces personnes qui n’avaient aucune formation médicale préalable à être capables d’assurer des soins de manière semi-autonome : mesurer les « constantes médicales », faire un électrocardiogramme ou une radio, faire les analyses de sang, préparer des perfusions, ou des médicaments injectables et faire des injections, faire des sutures simples, gérer l’hygiène et l’asepsie du bloc opératoire, être aide-opératoire auprès de Sascha ou aide-anesthésiste auprès de moi…

Presque autant de challenge que lorsqu’il s’agit de doter un généraliste ou un urgentiste de compétences chirurgicales ou dentaires !

Et, vous savez quoi ? Ils l’ont relevé, ce défi, et ont été largement à la hauteur. Petit à petit (mais en à peine 3 mois), ils ont acquis des gestes, des notions, des raisonnements, qui leur étaient totalement étrangers auparavant.

Début mai, nous avons organisé un grand exercice de 3 heures qui a permis de mettre en pratique les compétences acquises.

Et, puisque mes « étudiants » avaient fait leur preuve, j’ai logiquement organisé une cérémonie de « remise de diplômes ».

Graduation ceremony – launch video

C’est ainsi que j’ai eu l’occasion de, enfin, sortir les badges que Julien Dubedout m’avait concoctés avec talent (Merci ! Merci ! Merci !).

Il y en avait pour la Medical team, bien sûr mais, comme c’est une chaîne qui implique tout le monde, il y en avait aussi pour l’équipe de secours et pour ceux qui doivent rester et assurer la coordination générale (le Station leader, le Responsable informatique et communications et le Chef technique).

Une belle équipe !

Remise des badges
Claude
Rudy
Jacopo

La pelle de la glace

Il y a quelques jours, j’ai accompagné Damien pour une de ses sorties.

Damien, c’est un de nos deux glaciologues (il y a un Français et un Italien). Bon… à l’origine, il n’est pas glaciologue : il est ingénieur en systèmes cryogéniques. C’est le seul d’entre nous à travailler ici dans un « environnement » plus chaud que son « environnement » professionnel habituel !

(En réalité, aucun des hivernants scientifiques ne travaille vraiment dans son champ de compétence d’origine. Pourquoi ? Parce que toutes les expérimentations sont installées en été. Le travail des hivernants, c’est d’entretenir les installations, de récupérer les données et de les transmettre. Il faut donc avoir une bonne culture scientifique mais pas nécessairement être spécialiste du domaine concerné.)

Deux fois par semaine, Damien doit se rendre à la « Clean area » pour faire des prélèvements. Il s’agit d’une grande zone dont l’accès est par ailleurs interdit afin de préserver la pureté de la neige.

Mais, avant de sortir, il faut bien se couvrir car il fait -64°C et, comme il y a un peu de vent, la température ressentie est à -81°C.

D’abord la cagoule de soie… © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
… puis la cagoule en polaire… © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
… puis le tour de cou… © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
… et enfin le masque et la chapka ! © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Damien essaie un masque que lui a prêté Vincent. Il est sensé limiter les problèmes de buée dans le masque.

Il fait surtout de jolis panaches de respiration.

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Il est 14h20, le soleil est déjà en train de se coucher derrière « Astro shelter ».

Et, après 15 minutes de marche, nous arrivons à « Atmos shelter ».

Coucher de soleil sur Astro shelter © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
Arrivée à Atmos shelter © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Malgré l’anti-buée consciencieusement appliqué avant de partir, je suis presque aveugle en arrivant.

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Petite pause au chaud, le temps que Damien fasse quelques manip’ et prépare les tubes et sachets nécessaires aux trois différents types de prélèvements qu’il doit faire aujourd’hui.

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
Les sachets calibrés © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Les premiers prélèvements concernent les nitrates et les sulfates de l’atmosphère, qui se déposent avec la neige. Tant qu’on ne fait pas pipi dans la neige (!), il n’y a pas vraiment de risques de contamination et ils peuvent donc être prélevés directement à côté de l’abri. Leurs résultats seront corrélés aux mesures d’ozone atmosphérique effectuées par une des machines du shelter.

Il faut récupérer la couche de neige la plus superficielle. Pour ceci, Damien commence par racler la surface avec une spatule de magasin de bricolage et récupère la petite crête ainsi formée à l’aide d’une pelle à bonbons ! (Comme souvent ici, on a un mélange de technologie de pointe ultra-précise et d’éléments de bricolage… mais qui fonctionnent !)

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Il est temps de se rendre dans la Clean Area. Nous empruntons un chemin balisé par des piquets, dont il ne faut pas dévier.

A chaque série de prélèvement, Damien pose un repère et la prochaine série sera faite 10 pas plus loin. Cette année, c’est à gauche du chemin, l’année dernière c’était à droite.

En route vers la Clean area © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Une fois arrivée au repère du jour, Damien part à angle droit pour faire 5 paires de prélevements tous les 10 pas. Ces prélèvements sont destinés, d’une part à l’étude des isotopes de l’eau, et d’autre part à mesurer la densité de la neige.

Pour cette dernière mesure, il faut creuser un petit trou puis faire deux prélèvements (en surface et à 7 centimètres de profondeur) à l’aide d’une petite sonde dont le volume est très précisément calibré (quand la neige est trop compacte, il faut la massette pour l’enfoncer !).

A 10 pas d’écart, la densité peut changer considérablement et, pour la première fois depuis son arrivée, un des prélèvements n’a pas été possible tellement la surface était dure.

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
La petite sonde permettant de prélever un volume précis de neige © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
Damien dépose son prélèvement dans les sachets calibrés © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Au bout d’une demi-heure, les prélèvements sont terminés, le soleil est passé sous l’horizon et il fait vraiment froid. Il est temps de revenir vers le shelter.

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
Damien est content ! © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

15h50, retour vers la station avec des couleurs assez incroyables. Il fait -82°C, nous sommes épuisés.

© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
Sur le chemin du retour © Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA
© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA

Les Cinq Cavaliers

Le premier cavalier était monté sur un cheval dont un côté était couleur de jais et l’autre couleur de neige. Il avait pour nom Nuit Polaire et il marchait en tête car il conduisait les autres.

Pendant 15 semaines entières, le soleil ne se couchait pas. L’astre tournait sans cesse, d’est en ouest, de droite à gauche. Il oscillait, bas sur l’horizon, dans un ciel azur qui ne connaissait que de rares nuages. Et les humains devaient croire leurs montres et leurs horloges pour se rendre compte que le temps du repos arrivait. Et ils devaient calfeutrer leurs fenêtres pour trouver le sommeil.

La bascule durait 7 semaines durant lesquelles, la nuit apparaissait, progressait rapidement avant un temps d’incertitude où jour et nuit semblaient se confronter et où l’on pouvait croire, si l’on était assez fou, que ce rythme pourrait peut-être durer. Mais, de manière imperceptible, l’obscurité l’emportait et, brutalement, les jours se prenaient à nouveau à raccourcir à grands pas avant de disparaître totalement.

Et pendant 15 semaines pleines, régnait la nuit. La voûte étoilée emplissait tout l’espace, tournoyant sur elle-même. C’était le temps des aurores australes, de la Croix du Sud, de Sirius et de Canopus. Et les humains devaient se contenter de lumières artificielles, d’appareils de luminothérapie et d’espérance dans le retour du soleil.

(© Vincent Morel / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Domenico Mura / Institut Polaire Français / PNRA)

Le second cavalier était fils du premier et marchait juste derrière. Il montait un cheval bleu pâle et avait pour nom Froid glacial. Le soleil bas sur l’horizon pendant la moitié de l’année et absent le reste du temps lui permettait de s’épanouir.

La température moyenne était de -51°C. Même en été, il était rare qu’elle dépasse les -25°C. Et durant la nuit polaire, oh, durant la nuit polaire, le froid attaquait au cœur et sans pitié. 60°C ou 70°C en dessous de zéro étaient la norme. 80°C certains jours. Même si le vent était rarement violent en ces lieux, les températures ressenties étaient alors souvent de -90°C ou -100°C.

Les humains n’avaient pas d’autre choix que de s’enfermer l’essentiel de la journée. Lorsqu’ils devaient sortir, en hiver en particulier, ils ne pouvaient le faire que caparaçonnés car le moindre morceau de peau exposé aux éléments gelait en quelques instants. Les mains protégées dans d’épaisses moufles garnies de chaufferettes étaient rendues presque impuissantes. Elles ne pouvaient en sortir, même enveloppées de sous-gants protecteurs, que pendant quelques dizaines de secondes.

Et si, l’été, les déplacements étaient possibles en ski-doos et les manipulations facilitées par les machines que les humains avaient inventées, il n’en était pas de même en hiver. Au-delà des -50°C, même le fioul « Special Antarctic Blend » devenait pâteux. Les plastiques étaient cassants et inutilisables. Le seul véhicule capable d’aller à l’extérieur, et encore, à condition de le stationner au chaud et de ne jamais l’arrêter dehors, était l’antique « chargeuse » intégralement faite de métal.

(© Institut Polaire Français / PNRA)
(© Institut Polaire Français / PNRA)

Le troisième et le quatrième cavaliers marchaient dans les pas du second. Le troisième était monté sur un cheval couleur de sable et avait pour nom Sécheresse car dans cet air glacial l’eau n’existait pratiquement pas sous forme liquide ou gazeuse.

L’humidité relative de l’air extérieur, autour de 60%, était trompeuse car cet air froid ne pouvait de toute façon contenir que peu de vapeur. A l’intérieur de la base, dans ce même air réchauffé, elle ne dépassait plus 10%.

Les humains se félicitaient de la vitesse à laquelle séchait leur linge. Mais ils voyaient leur peau se craqueler, leurs lèvres se fissurer, leur nez s’encroûter. Et ils devaient faire subterfuge de crèmes grasses, de baumes et d’humidificateurs qui, même en libérant dans une chambre plus d’un demi-litre d’eau par nuit, ne suffisaient pas.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Le quatrième cavalier était le jeune frère du précédent. Il chevauchait un étalon vif et nerveux et il avait pour nom Electricité statique. Car la structure métallique n’avait pas de connexion à la terre, absente. Les cristaux de glace frottant sans cesse dessus en arrachait des électrons et le transformateur d’isolation qui avait été installé ne pouvait pas tout.

De plus, un air aussi sec avait d’étranges propriétés isolantes et les électrons, privés de la possibilité de circuler librement, s’accumulaient rapidement dans les corps en attendant de pouvoir se libérer en un arc bleuté. Ceci mettait les hommes à rude épreuve car la moindre poignée de main pouvait occasionner un coup de fouet. Il fallait inventer des stratagèmes pour régulièrement laisser s’échapper son trop-plein d’électrons, donnant lieu à d’étranges rituels : chercher où était le plus proche élément métallique (heureusement, il y en avait partout), frotter machinalemenent ses coudes (la partie la moins sensible du corps) sur les bandes d’aluminium garnissant les coins de meuble, utiliser un morceau de métal en guise de paratonnerre pour augmenter la surface de peau concernée…

Plus encore que les humains, leurs machines étaient soumis à rude épreuve. Une faute d’inattention, un éclair bleuté, et c’était le risque qu’un appareil tombe en panne. Définitivement. Parfois encore, d’étranges phénomènes se produisaient : s’accouder à son bureau pouvait parfaitement déclencher la sonnerie du téléphone posé à l’autre bout ! L’électronique était bien fragile dans cet environnement.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Le cinquième et dernier cavalier marchait un peu à l’écart des autres. Son cheval était diaphane, presque transparent et il avait pour nom Hypoxie. Et contre lui, il n’y avait pas beaucoup de moyens de se défendre.

Il n’était pas totalement étranger aux quatre premiers car, alors même que le socle rocheux était ici sous le niveau de la mer, le froid avait permis l’accumulation de la glace, millénaire après millénaire, jusqu’à atteindre une épaisseur phénoménale de plus de 3 kilomètres. De cette altitude de 3 200 mètres, et de l’atmosphère plus ténue des pôles terrestres, il résultait une pression atmosphérique qui ne dépassait pas 660 hPa et qui descendait parfois à 625 hPa. L’équivalent d’une altitude de 3 500 à 3 800 m en Europe.

La part d’O2 dans l’air restant toujours la même, la pression en oxygène en était ainsi réduite de plus du tiers.

Et les humains perdaient leur souffle.

Les premiers jours étaient les plus terribles : maux de tête, nuits hachées, fatigue…

Petit à petit l’adaptation se faisait, le cœur et la respiration s’accéléraient, les taux d’hémoglobine atteignaient des valeurs inhabituelles et celle-ci libérait plus facilement son oxygène. Mais, même alors, la saturation de repos en oxygène, habituellement de 98 ou 99% lorsque l’on était en bonne santé, ne dépassait pas 93 ou 94%. Et elle chutait rapidement sous les 90% pour des efforts modestes. Même alors, le souffle était court après avoir monté les deux étages des tours. Même alors, parler de manière continue demandait de reprendre sa respiration bien plus souvent que d’ordinaire. Même alors, allongé dans son lit, on pouvait sentir par moments la poitrine se soulever pour chercher l’air. Même alors, le sommeil restait souvent avare de repos. (1)

(© Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Et je vis ces cinq cavaliers s’avancer sur la blanche étendue.

Et le pouvoir leur fut donné sur cette partie du monde, pour tourmenter les Hommes par la nuit, par le froid, par la sécheresse, par l’éclair et par le souffle.

Car ce n’était point là une terre aimable aux humains.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(1) Le sommeil en haute altitude est généralement marqué par une augmentation des apnées du sommeil. Celles-ci ne répondent pas au même mécanisme que les « classiques » apnées obstructives du sommeil. Ce qui déclenche le réflexe de la respiration n’est pas seulement le taux d’oxygène dans le sang mais aussi, et beaucoup, le taux de dioxyde de carbone (CO2). Or nous ne sommes pas seulement hypoxiques (taux bas d’oxygène dans le sang) mais aussi hypocapniques (taux bas de CO2) en particulier en raison de notre hyperventilation. Face à tout ça, les centres cérébraux qui contrôlent la respiration sont un peu perdus et peuvent se mettre à faire un peu n’importe quoi, par exemple alterner hyperventilation et apnées et constituer ainsi une « respiration périodique » plutôt néfaste…

C’est l’Amérique !

Je vais vous présenter l’un des édifices les plus fascinants, et les plus dangereux, de la Station Concordia : la Tour américaine.

Pas facile de trouver des informations précises sur cette tour. Il s’agit d’une des plus anciennes constructions de la base. Au début des années 2000, avant même la construction de la station permanente, cette tour a été construite pour accueillir un projet scientifique de la NASA.

Par la suite, nos amis américains se sont dit qu’ils avaient assez à faire avec leurs stations McMurdo et South Pole et ils sont partis en laissant cet étrange échafaudage aux Français et aux Italiens.

Implantée à 1 km de la base, elle faisait alors 35m de haut avant d’être rehaussée d’une quinzaine de mètres.

Elle accueille aujourd’hui de nombreux instruments de mesure en météorologie, d’autres dédiés au suivi des mouvements et de la température de la couche neigeuse ainsi qu’une installation de l’ESA : DOMEX qui sert de site de calibration pour des satellites de radiométrie étudiant l’humidité des sols ou la salinité des océans.

Damien, l’un de nos glaciologues, et Davide, notre chef de mission, doivent s’y rendre régulièrement pour entretenir l’installation et, en particulier, pour dégivrer les instruments de mesure. C’est une opération qui doit être menée au moins une fois par semaine.

En ce moment, c’est encore au soleil, avec des températures réelles de -40°C au plus « chaud » de la journée, ce qui donne des températures ressenties de -50 à -65°C en tenant compte de l’effet du vent. Et au sommet de la tour ? Eh bien, en ce moment, c’est pire. (Pendant la nuit polaire, c’est plus compliqué : il fait souvent plus chaud au sommet de la tour qu’à la base, mais avec plus de vent, alors…)

Je vous laisse imaginer ce que cet exercice de dégivrage représentera au cours de la nuit polaire quand nous aurons encore perdu 20 ou 30°C de température.

C’est pour cette raison que c’est une des deux installations où il est obligatoire de se rendre à deux personnes au minimum, et trois lorsqu’il fera nuit.

Il y a 4 jours, c’est moi qui ai accompagné Davide.

Davide, est italien. D’ordinaire, il dirige un laboratoire de physique des particules à Padoue. A Concordia, il tient le poste scientifique un peu fourre-tout de « Electronics for science ». Il est chargé de l’entretien de tout un tas d’installation scientifiques dans des domaines très divers : sismologie, géomagnétisme, observation de l’atmosphère, météorologie…

Il est aussi celui qui a été désigné comme Chef de mission de la DC19 et on ne pouvait pas imaginer meilleur choix. Mais je vous raconterai ça une autre fois…

Pour le moment, il est temps de nous accompagner en direction de la Tour américaine !

Vous voyez tous les petits paliers ? C’est à chaque fois environ 2m de haut.
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA

Comme chaque installation scientifique, la Tour américaine est dotée d’un « shelter », un abri qui est chauffé (selon les situations, à +4°C, +8°C ou +15°C). Certains sont sous la neige, d’autres en surface. Et d’autres encore, comme celui de la Tour américaine, étaient en surface à l’origine et se retrouvent à présent bien en-dessous du niveau de la neige.

La première étape est de descendre dans le shelter pour nous équiper de harnais. A la base de la tout, nous accrochons nos harnais à une « ligne de vie » qui monte jusqu’au sommet de la tour.

©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA

©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA

Nous pouvons alors démarrer notre ascencion et Davide entreprend de dégivrer gaines et instruments au fur et à mesure. Normalement il utilise un gros pinceau mais celui-ci était cassé et, ce jour là, il a tout fait avec ses sous-gants. Heureusement que nous avions nos chaufferettes dans les moufles.

Il n’y a plus la NASA mais il y a l’ESA !
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
Ce n’est pas trop givré, ça va.
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA

Et ainsi, palier après palier, nous sommes arrivés au sommet de la tour. Ou presque car les deux derniers paliers ne portent pas d’instruments et qu’on n’allait pas faire du zèle.

Le temps était plutôt calme mais, malgré ça, on sentait bien le sommet bouger !

La Station Concordia, à 1 km.
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
Vue sur les shelters « Physics », « Atmos », « Neige » (sous « Atmos » mais quasiment invisible car il est entièrement sous la… neige) et « Sismo ».
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
Vers le nord, le grand blanc.
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut Polaire Français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA
©Stéphane Fraize/Institut polaire français/PNRA

Last plane

Voici exactement six semaines que, après 16 jours de voyage, je suis arrivé à Concordia et je prends seulement le temps d’écrire ici. J’ai bien donné quelques nouvelles, posté quelques photos sur mon compte Mastodon mais guère plus.

Des semaines denses, stressantes mais déjà passionnantes.

Des premières semaines éprouvantes aussi. Physiquement.

Je m’en suis plutôt bien sorti comparé à d’autres mais l’arrivée à Concordia, ça cogne. Pas tant le froid, d’autant plus qu’en cette fin d’été, il faisait encore un « agréable » -25° à -35°C très supportable avec notre équipement polaire. Et puis la station est chauffée.

Non, le plus difficile à supporter à l’arrivée (et, en réalité, ça va nous suivre tout au long du séjour), c’est l’hypoxie, le manque d’oxygène. Je vous raconterai.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
2 jours après l’arrivée, c’est pas terrible… (© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

J’ai fait partie des derniers arrivants. Lors de mon atterrissage, nous étions encore environ 60 dans la station avec une ambiance de fourmilière.

Je n’ai eu que 3 jours pour prendre la main à Fabien, mon prédécesseur. Heureusement, nous avions beaucoup échangé depuis le mois de septembre et le relai s’est fait facilement.

Et petit à petit, la station s’est vidée. L’ambiance générale s’est faite moins grouillante. Plus épuisée aussi par l’intensité du travail fourni en cette fin de campagne d’été autant par l’équipe des techniciens (majoritairement français) que les professions de supports (majoritairement italiens) ou que les scientifiques.

Les départs étaient l’occasion de fêtes, animées mais raisonnables, qui avaient souvent lieu à la « Spacca ossa », la boîte à la mode à Concordia (une tente extérieure, située au milieu du camp d’été et qui n’est chauffée qu’à la demande. Comme tout le reste du camp d’été, elle a été désactivée et mise en hivernage début février). Elle tient son nom et son enseigne d’une médecin de recherche de l’ESA qui, il y a une dizaine d’années avait prodigué moult conseils de prudence aux fêtards avant de sortir, de déraper sur une plaque de glace et de se casser la jambe !

L’entrée de la Spacca ossa (© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

De mon côté, j’occupais mes journées à fouiller chaque recoin de l’hôpital, essayer tous mes appareils, organiser un hôpital de secours situé dans « l’Astro-shelter » (un bâtiment d’astronomie situé à 400m de la base, chauffé en permanence, et qui doit nous servir de premier point de repli en cas de nécessité d’évacuation). J’étais aidé dans cette tâche par Solenn, notre super infirmière de campagne d’été.

Solenn (© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Et puis est arrivé le dernier avion.

Même si, en réalité c’était toujours le même puisque Concordia est quasi exclusivement desservie par une seule compagnie, canadienne, qui implante son Basler BT-67 et son équipage à la station Mario Zuchelli (MZS) de novembre à février pour assurer la desserte des stations de cette partie de l’Antarctique.

Avec 24 heures d’avance, pour cause de mauvaise météo prévue sur la côte, l’avion est arrivé de MZS pour emmener les derniers campagnards d’été français vers DDU (Dumont-d’Urville, la station française de Terre Adélie). Les Italiens du bureau ICT (Internet and Communication Technologies) les ont salués en diffusant la Marseillaise à l’extérieur de la base.

Et puis il est revenu le lendemain, juste après le petit déjeuner pour emmener les Italiens vers MZS.

Nous n’étions plus que 12.

Une des premières choses que nous avons faites, c’est d’installer une grande table dans le living room, plus cosy que le restaurant et son ambiance de réfectoire.

Il a fallu organiser les premiers tours de corvées collectives : vaisselle et ménage.

Et, petit à petit, nous avons pris notre rythme d’hivernants.

Il y a 11 jours, nous avions encore un soleil de minuit, pour la dernière fois avant longtemps.

Le lendemain, nous nous sommes réunis sur le toit de la station pour admirer le premier coucher de soleil depuis 4 mois.

(© Vincent Morel / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

La transition est extrêmement rapide et, même s’il fait encore clair en permanence et que nous ne voyons pas les étoiles, le soleil passe déjà 5 heures sous l’horizon, nous offrant des couleurs magnifiques.

En-dehors d’une inhabituelle semaine de « redoux » (-25°C), les températures descendent tranquillement. Le thermomètre ne dépasse plus guère les -40°C en journée et passe sous les -50°C la nuit.

Aucune feuille morte à l’horizon, pas de châtaignes sous nos pieds ni de citrouilles à ramasser mais nous le sentons bien : l’hiver arrive.

(© Institut Polaire Français / PNRA)

Formation

Voici un moment que je n’ai pas donné de nouvelles. Il faut dire que je suis dans une sorte d’entre-deux : plus vraiment chez moi, pas encore là-bas.

Les médecins affectés à l’une des bases des TAAF bénéficient d’une formation d’environ 4 mois. Au prix d’un départ décalé de 6 semaines d’avec le reste de l’équipe, ma formation n’aura quasiment pas été amputée.

Les compétences à acquérir sont vastes ! Chirurgie (orthopédie, abdomen et parties molles, thorax, ORL) ; anesthésie générale ; anesthésies loco-régionales ; réanimation ; dentisterie ; radiologie et échographie ; biologie de base ; transfusion…

Contrairement aux médecins sous-mariniers qui doivent pouvoir travailler en totale autarcie (et bénéficient d’une formation de 2 ans), nous pouvons bénéficier (si tout fonctionne comme il faut) de solutions de télémédecine. Nous devons donc connaître les principes généraux, savoir réaliser les gestes techniques mais pas nécessairement maîtriser toutes les indications dans le détail.

Malgré cela, ces 4 mois sont loin d’être de trop.

Pour des raisons historiques, budgétaires et de formation adaptée, les médecins des TAAF ont un statut militaire et l’essentiel de leur formation se déroule dans l’un des quatre principaux Hôpitaux d’Instruction des Armées (Percy et Bégin en région parisienne, Marseille et Toulon).

Contrairement à mes collègues qui avaient débuté leur cursus en hôpital durant l’été, je débute ma formation par notre séquence commune « hors les murs ». La première étape est une semaine de… chirurgie sur cadavre au laboratoire d’anatomie de la Faculté de Caen, sous la direction du Pr Martin Hitier.

Celui-ci présentait en mai dernier les principes de cette formation spécifique lors d’une intervention devant l’Académie nationale de chirurgie :

Chirurgie en Terres australes et antarctiques françaises – Conférence du Pr Martin Hitier

Le premier soir, Paul Laforêt, le médecin chef des TAAF nous mets dans l’ambiance : « Je vous laisse lire les protocoles de chirurgie digestive avant les travaux pratiques de demain : Protocole de laparotomie ; Protocole de cholécystotomie ; Protocole de colostomie latérale sur baguette ; Protocole d’appendicectomie simplifiée ; Protocole d’anastomose du grêle. »

J’oscille entre « Quelle chance, c’est passionnant » et « Oh mon dieu, oh mon dieu dans quoi je suis parti ».

L’ambiance au laboratoire d’anatomie est forcément très particulière : il n’est pas anodin de travailler ainsi sur des corps. Pour autant, cette séquence est tout à fait indispensable pour nous car une grande partie des techniques que nous devons découvrir ne pourront jamais l’être en situation « normale », sur des vrais patients en Europe. Aucun chirurgien n’opère plus une appendicite en ouvrant l’abdomen du sternum au pubis ! Pourtant c’est ce ce que nous sommes sensés faire car, paradoxalement, c’est une voie d’abord très sûre vis-à-vis du risque hémorragique, et c’est une voie d’abord qui permet de réaliser tous les actes de chirurgie abdominale. Tant pis pour l’esthétique et les mini-cicatrices !

Je finis donc la semaine en me disant « Bon, j’espère que je n’aurai jamais à faire ça mais, si ça devait arriver, je pourrais finalement peut-être y arriver. »

Et puis cette semaine aura été l’occasion de rencontrer la belle équipe des médecins des TAAF pour l’année 2023. 2 généralistes, 4 urgentistes et 6 chouettes personnalités !

L’équipe des médecins de district des TAAF 2023 : Natacha (Crozet), Maël (adjoint Kerguelen), Ewen (Kerguelen), Emilie (Terre Adélie), moi, Romain (Saint-Paul-et-Amsterdam)

Test de télémédecine avec le bloc opératoire de Kerguelen. Il s’agit d’une trachée de renne !

A peine fini, nous prenons la direction de Chamonix pour une autre semaine aussi haute en couleur qu’en altitude : celle destinée à nous former au secours en milieu difficile.

Nous y retrouvons d’autres médecins : Thomas, le médecin adjoint des TAAF (basé à Paris, alors que Paul est à la Réunion), Laura et Théotime qui vont assurer la médicalisation des raids entre les bases Dumont-d’Urville et Concordia et Sascha qui sera l’un de mes futurs compagnons d’hivernage puisqu’il est le médecin de recherche embauché par l’ESA pour Concordia.

Nous alternons des formations théoriques sur les diverses pathologies spécifiques des milieux austraux et antarctiques et des exercices pratiques dans la montagne. Tout ceci se fait avec des équipes passionnées et passionnantes : des médecins spécialistes de la haute montagne issus du service des Urgences des Hôpitaux du Mont Blanc et les gendarmes du CNISAG.

L’enthousiasme nous porte car ce ne sont pas des vacances ! Théorie et exercices pratiques se succèdent le plus souvent de 9h à 21h30.

L’heure arrive très vite de dire au-revoir à la plupart de mes futurs collègues, Sascha et moi prenons la direction de Lyon pour retrouver les autres membres de la future équipe de Concordia.

En arrivant au lieu du rendez-vous, nous sommes émus et anxieux de découvrir ceux avec qui nous allons passer une année entière. Les premiers échanges sont cordiaux. 6 Français, 6 Italiens et un Allemand apprennent doucement à se connaître.

Direction un village perdu des Préalpes pour une formation aux spécificités de notre future demeure. Mais le plus important de cette semaine, ce sont probablement les moments avec les psychologues française et italienne et les séances de « team building » puisqu’il va bien falloir faire équipe solidement et durablement.

L’osmose se fait petit à petit, chacun fait l’effort d’aller vers les autres, de changer de voisins de table. Les discussions concernent beaucoup les aspects professionnels mais aussi les questions plus personnelles. Il ne semble pas y avoir beaucoup de réserves et chacun semble faire le pari d’un a priori de confiance.

L’anglais est notre langue commune mais nous essayons tous d’apprendre quelques bases de la langue des autres. Il semblerait que dans un an nous parlerons de toute façon tous le concordien, un sabir mêlant anglais, français et italien dans une même phrase.

Lors d’une séance de formation dédiée aux questions de secourisme, Paul nous diffuse une vidéo de 20 minutes réalisée lors d’un exercice de sauvetage à Concordia il y a quelques années durant l’hiver, donc en pleine nuit polaire. J’ai l’impression de palper pour la première fois ce que ça peut représenter : l’ambiance industrielle, glacée, les panaches givrés de respiration dans la nuit, les respiration difficiles, les mouvements empesés, l’impossibilité de manipuler les objets à main nue. Je me sens sous le choc.

Le week-end arrive, consacré à une longue marche en montagne avec bivouac au milieu. A peine redescendus et rafraîchis, il est temps de partir tous ensemble pour notre prochaine destination : Cologne, au siège du DLR (l’agence spatiale allemande) et du centre d’entraînement des astronautes de l’ESA.

Nous allons en effets être les sujets de 8 protocoles de recherche différents et il s’agit, en 3 jours, de recueillir tout un ensemble de données de base sur notre santé physique et mentale. Ces expériences se poursuivront tout au long de notre hivernage et jusqu’à un an après notre retour. Nous sommes soumis à de multiples tests et examens et nous participons, assez volontiers, au trafic de toutes sortes de nos substances et fluides corporels.

Pour nous remercier et nous encourager, on nous offre de petits cadeaux estampillés de l’ESA et nous avons droit à une visite rapide de certaines installations. Visiblement, une visite complète du centre d’entraînement des astronautes est prévue lors de notre retour. Les mauvaises langues disent que c’est pour conserver notre motivation intacte !

Certains goodies…
sont plus intéressants que d’autres.
Pour la science !
Dédicace de l’affiche

Nous sommes libérés au fur et à mesure de l’accomplissement de notre parcours. Mes 12 compagnons auront pour la plupart 3 semaines de congés avant de partir tous ensemble en direction de la Nouvelle-Zélande puis de l’Antarctique.

Quant à moi, je retrouve enfin ma famille après 4 semaines d’absence. Mais ce n’est que le temps du week-end puisque je dois rejoindre l’hôpital Percy où je serai en poste jusqu’à mon départ.

La première journée est consacrée aux formalités administratives et, en particulier, à la signature de mon contrat d’engagement. Me voici militaire ! Et, privilège de l’âge et de l’ancienneté de mon diplôme, directement avec le grade de colonel.

C’est donc là que je suis depuis presque 2 mois. Je vais de service en service, acquérir les compétences dont j’ai besoin : aux Urgences, au Centre de traitement des Brûlés, beaucoup au Bloc opératoire, chez les Dentistes, en Radiologie…

Je suis très loin de ma zone de confort et vais logiquement là où j’ai le plus à apprendre. Je me retrouve ainsi dans la peau du jeune étudiant que j’étais il y a bien longtemps, tâchant de comprendre le détail des procédures, de ne pas faire d’impair, de demander conseils et supervision. « Bonjour, je suis un médecin en formation pour les TAAF » me fait office de passe-partout.

Et, bien que je me sente souvent dans la peau d’un externe, le contexte militaire et mon grade me valent parfois une sorte de déférence : « Vous voudrez bien faire le prochain pansement avec le colonel, s’il-vous-plaît ? »

Et ça, c’est quand même un peu amusant.

Per aspera ad astra*

*Par des voies ardues jusqu’aux étoiles

Adolescent, j’avais été ému par le « monologue des larmes dans la pluie » du film Blade Runner. Je l’avais ressenti comme une invitation à aller « au-delà », à faire et à s’émerveiller de ce que le quotidien ne nous offre pas.

Juin 2012, des échanges avec Marc Andrieux qui a hiverné à Dumont d’Urville réveillent de vieux rêves d’aventure polaire. Alors même que j’envisage de quitter mon cabinet de Dordogne pour me rapprocher d’une grande ville, je me dis que ce serait une formidable expérience entre les deux. J’envoie ma candidature au siège des TAAF et entame le parcours de sélection.

Février 2013, à 9 mois du départ, et alors que je devais être affecté à la base Alfred Faure des Îles Crozet, j’apprends que ma mère a un cancer. La mort dans l’âme, je renonce à cette aventure.

Septembre 2013, ma mère tenant le coup, je décolle 6 jours après mon mariage pour passer 7 mois en Guyane, dans le Centre de santé de Camopi. En cas de pépin, le retour sera compliqué mais possible.

Il n’y aura pas de pépin et je rentre au printemps 2014 pour rejoindre l’équipe de la MSP de Saint-Caprais-de-Bordeaux.

Octobre 2014, notre fille naît. Je me dis que je suis passé à autre chose et qu’il faut renoncer aux projets lointains.

Printemps 2021, mon mari me montre l’annonce de recrutement d’astronautes par l’ESA.

– Tu devrais postuler !

– Tu es fou ? Je suis bien trop vieux.

– Mais non, ils ont dit qu’ils voulaient aussi voir ce que ça donne d’envoyer des vieux. Vas-y !

J’y vais et je me pique au jeu. Je ne me fais (presque) aucune illusion sur mes chances d’être sélectionné mais j’aimerais bien voir jusqu’à quelle étape je peux aller. Et tant qu’à faire, j’essaie de faire les choses bien : je passe mon certificat médical de classe 2 de pilote, je me mets à courir 4 ou 5 fois par semaine en écoutant des podcasts en anglais, je passe un TOEIC et j’attends.

Ma candidature fait partie des 17 000 recevables mais je ne serai pas dans les 1 362 admis.es à passer à la deuxième étape. 

Je continue quand même à courir et je me demande quel challenge je vais réussir à trouver pour rester dans le mouvement. Un nouveau DU (Diplôme Universitaire) peut-être.

28 juin 2022, en parcourant Twitter, je tombe sur une annonce de recrutement en urgence d’un médecin pour la base Concordia.

Concordia ? L’expérience polaire la plus extrême pour un Européen. Merde, ça fait plus de 10 ans que le poste de médecin est réservé à l’Italie, je n’osais même pas en rêver. L’urgence du recrutement qui ne laisse pas le temps de cogiter, notre fille qui a grandi… je montre l’annonce à mon mari.

– Vas-y, envoie ta candidature, tu as toutes tes chances.

– Tu es sûr ? C’est un an là-bas, tu te rends compte ?

– Ça ira pour nous. Et je ne veux pas que tu te réveilles à 70 ans avec des regrets.

Début août, d’après ce que je comprends, je suis dans les deux derniers candidats. J’attends chaque jour le coup de fil ou le mail qui me dira à quoi m’en tenir. J’ai gelé tous mes engagements et commencé à voir avec mes collègues comment gérer le bazar qu’occasionnerait mon départ.

Fin août, quelques jours après mes 50 ans, je reçois un mail du Dr Paul Laforêt, le médecin-chef des TAAF « Votre candidature correspond tout à fait au profil recherché pour ce type de mission, vous étiez dans les deux derniers dossiers en lice. (…)

Je suis désolé de ne pas avoir pu donner une issue favorable à votre candidature, toutefois si votre organisation vous le permet et si ces missions vous intéressent je vous encourage à postuler pour les prochains recrutements de médecin d’hivernage pour les bases des TAAF. »

Merde.

Déception.

Et je finis par me dire que c’est aussi bien ainsi. Que ça me permettra d’envisager un départ l’année prochaine dans des conditions moins rocambolesques.

L’année prochaine… qu’est-ce qu’il pourra se passer d’ici là ? Et est-ce que je serai dans les candidatures retenues ?

Le destin a parfois de cruelles ironies et il faut croire que ce n’est pas nous qui choisissons l’Antarctique mais l’Antarctique qui nous choisit.

5 jours après le mail, je reçois un coup de fil de Paul

– La candidate retenue vient de devoir annuler suite à un gros problème de santé familial. Vous êtes toujours partant ?

– Euh… Oui… Bien sûr.

– Ne vous engagez pas aujourd’hui, réfléchissez jusqu’à demain, je vous rappelle.

Ça fait 10 ans que je la mûris cette réponse. 

Voilà, c’était il y a 2 semaines.

J’ai prévenu tous mes patients et on a trouvé des remplaçantes pour s’occuper d’eux au moins jusqu’en juin 2023.

Vendredi c’était la dernière réunion d’équipe. Samedi, les dernières consultations.

Grâce à la bonne volonté de tout le monde, j’ai pu finaliser mon dossier d’aptitude militaire en un temps record (pour des raisons historiques, budgétaires et de formation adaptée, les médecins en poste dans les TAAF relèvent du Service de santé des Armées).

Sur le plan familial, on a trouvé une fille au pair espagnole qui l’air super sympa et qui arrive début octobre pour épauler mon mari avec ses horaires décalés.

J’ai dépensé des sommes folles en l’espace de 10 jours mais ma CB sera bientôt mise au repos pour un an. 

Hier, dimanche, j’ai fini de remplir mes deux cantines qui doivent être enlevées aujourd’hui pour être acheminées en bateau. 

11 kg de livres médicaux, 5 bouteilles de vin, 52 plaques de chocolat, 950 dosettes de café expresso, 6 kg de jeux de société, 5 kg de confiture et de miel, 3,5 kg de thé et d’infusions, 2,8 kg de bonbons, 3,5 kg de papeterie, 1,7 kg de crème hydratante, des plantes en plastique, des déguisements et des articles de fête, etc. etc.

Ce matin, j’ai déposé ma fille à l’école probablement pour la dernière fois avant longtemps. Je lui ai fait un gros câlin et je suis allé prendre le train.

Je n’y croirai vraiment que quand j’aurai franchi le 60e Sud mais, dans l’immédiat, je commence déjà 3 mois et demi de formation qui s’annoncent enthousiasmants. Je vais acquérir un tas de compétences nouvelles et certainement faire des rencontres passionnantes.

Merci à toutes celles et ceux qui m’ont permis d’avancer sur ce chemin.

Merci à Marc Andrieux et Yvan Levy, vous qui aviez déjà vécu un hivernage dans les TAAF et avec qui les échanges avaient confirmé ma motivation.

Merci au Dr Claude Bachelard qui m’aviez fait confiance en 2013 et qui m’aviez encouragé par la suite.

Merci à Lucie qui a dû renoncer (pour le moment) à ton rêve et me passer la main. Je sais d’expérience combien ta situation est cruelle et j’ai été très touché par tes messages, malgré tout, enthousiastes. Merci de m’avoir transmis tous les renseignements que tu avais déjà regroupés. Merci pour tes encouragements et ta disponibilité. Plein de bonnes ondes pour toi et ta famille.

Je te chauffe la place pour DC20 : la prochaine fois, c’est toi que l’Antarctique choisira !

Merci à Fabien pour tes précieux conseils. Pour l’instant on a surtout parlé vie quotidienne et il nous reste toutes les transmissions médicales à faire. Je me sens très rassuré de passer après toi et je sais que je trouverai un hôpital remis à neuf et des transmissions carrées.

A très bientôt ! 

Merci à toute l’équipe de la Maison de Santé de Saint-Caprais pour votre soutien tout au long de ce processus. Vos paroles de réconfort dans les creux et vos encouragements dans les moments de joie.

Merci plus particulièrement à mes collègues médecins, Julie, Mourad, Maud et David et à nos deux accueillantes, Océane et Lyse. Je mesure la chance que j’ai que vous ayez accepté que je me lance dans ce projet fou et que vous soyez prêts à gérer les contraintes et difficultés du quotidien alors que je m’en vais drapé dans l’étoffe des héros. Honneur à vous !

On se retrouve en 2024 !

Merci à mon père, à toi qui m’a toujours encouragé à avancer et qui continue à le faire. Je sais ce que ça représente de me voir partir pour aussi longtemps.

Je compte sur Pierrette pour veiller sur toi en attendant mon retour !

Merci à toi, Christophe, de m’offrir cette incroyable liberté. Tu n’as pas hésité, je crois.

Là où d’autres auraient cherché à me faire douter, tu m’as poussé et encouragé alors même que tu devais te concentrer sur tes propres défis professionnels.

Je sais que ça va aller pour Lili et toi et que cette expérience nous enrichira certainement tous les trois.

Je suis terriblement fier de toi. Je t’aime.