Archives de catégorie : La consultation du Dr Borée

Dis-moi que tu m’aimes

Ce billet fait suite au précédent « Tu fais chier, Winckler ».

Tout d’abord, je voulais remercier toutes celles et tous ceux qui, par leur commentaires, ont alimenté ce riche débat. Celui-ci m’a permis de préciser ma pensée et de mieux comprendre certaines choses.

Plus particulièrement, les témoignages de parents qui disent leur angoisse, très compréhensible en fait, face à mon « On ne peut rien faire mais ce n’est pas grave » et pour qui l’administration d’un placebo, même en sachant que c’en est un, permet d’avoir le sentiment d’au moins « faire quelque chose ». C’est une dimension que je n’avais peut-être pas suffisamment comprise jusque là.

Par ailleurs, certains commentateurs demandaient pourquoi j’avais dit que je me sentirais blessé si un patient m’écrivait pour me faire des reproches.

J’ai longtemps raillé certains confrères. Ceux qui se plaignent perpétuellement d’être surchargés, mais qui, lorsqu’un patient les quitte, en font un drame, donnant l’impression qu’on leur arrache la chair de leur chair.

Je me moque toujours d’eux.

Mais je crois que je les comprends un peu mieux.

Je ne manque pas de travail. J’ai de grosses journées et, si je parviens à ne pas totalement me laisser déborder, c’est en refusant régulièrement de nouveaux patients, dès lors qu’ils habitent trop loin du cabinet.

Et pourtant, lorsqu’il m’arrive de temps en temps qu’un patient « me quitte », je ne peux pas dire que ça me soit indifférent. C’est parfaitement son droit bien sûr. Je n’ai jamais fait la moindre difficulté pour lui remettre l’ensemble de son dossier. Je crois n’avoir jamais fait de remarques désobligeantes.

Mais je dois bien reconnaître que ça me fait à chaque fois un petit pincement, ça éveille des doutes. Parfois, je pense connaître la raison, mais, en général, non. Qu’ai-je fait ou pas fait pour qu’il veuille changer ? Ai-je eu un mot malheureux ? Est-ce une erreur de diagnostic ? Est-il tombé sur un confrère qui m’a cassé du sucre sur le dos ? Était-ce simplement que ça ne pouvait pas accrocher entre nous ?

Lorsque ça arrive, même si ça ne dure pas, la journée est généralement grisouille.

Il en est de même lorsque, rarement, mais ça s’est déjà produit, un patient me reproche de vive voix une expression, un geste, une prescription. Parfois, ce qui lui a déplu me paraît tellement anodin que je n’en ai aucun souvenir. Il m’est arrivé qu’on me prête des mots dont je me dis qu’il est impossible que je les aie eus et je m’interroge sur la distorsion entre les mémoires ou entre les perceptions. Ai-je pu laisser échapper ça ? A-t-il entendu ce qu’il avait envie d’entendre ?

Le plus souvent, je m’explique ou je présente mes excuses et ça ne va pas plus loin. Mais il reste un vague malaise qui peut mettre un jour ou deux à s’effacer.

Et je m’estime heureux de n’avoir jamais connu de gros clash.

Je n’ai jamais reçu de lettre de reproches, mais je suis sûr que ça m’affecterait certainement beaucoup. Qu’elle soit fondée et je me morfondrai. Qu’elle soit injuste et l’indignation me rongera.

Au demeurant, je pense que ça n’a rien de spécifique à la sphère médicale. Ce serait vrai pour n’importe qui dans n’importe quelle profession. Peut-être seulement que le « colloque singulier » rend ceci plus frontal et pesant encore.

À l’inverse, lorsqu’un patient a un mot gentil, qui dépasse la simple politesse d’usage, ça peut éclairer ma journée.
« Vous avez une excellente réputation. » « Merci, vous m’avez vraiment sortie d’un mauvais pas. » « Le cardiologue m’a fait de grands compliments sur vous. » « Les enfants vous adorent. » et je me sens plein d’énergie !

Alors si vous appréciez vraiment votre médecin (ou votre boulanger, votre garagiste, votre banquier…). Si vous pensez que c’est quelqu’un de bien et que, humainement, il vous donne un peu plus que ce que valent vos vingt-trois euros, n’hésitez pas à le lui rendre et dites-lui quelques mots gentils. S’ils sont sincères, ils lui feront beaucoup de bien !

P.-S. Pour les grincheux, je précise d’emblée que le titre est un clin d’oeil. Je sais qu’il n’est pas question d’amour dans la relation de soins et que développer des liens trop affectifs avec ses patients peut même être dangereux pour eux.

Cherche (toujours) associé(e)

Bon, ma précédente petite annonce ne m’a pas permis, malgré quelques contacts, de conclure.

Il est vrai aussi que de l’avoir mise en ligne au moment des départs pour les grandes vacances n’était peut-être pas la plus riche idée.

Elle est donc toujours valable. Je vais rajouter quelques détails.

Je cherche toujours un(e) associé(e) pour me rejoindre dans un environnement rural dans le sud-ouest, superbe mais assez isolé (les hôpitaux, spécialistes et cinémas sont à une quarantaine minutes de route, en revanche l’accès aux grandes lignes ferroviaires et autoroutières est assez bon).

Le départ à la retraite du Dr Moustache n’a fait que renforcer le besoin d’un nouveau généraliste même si notre secteur n’est pas considéré comme un désert médical.

Plus précisément, je suis à la recherche d’un troisième généraliste pour intégrer notre Maison de santé pluridisciplinaire qui va ouvrir ses portes début 2012. Outre les trois MG, elle accueillera onze autres professionnels de soins. C’est donc un projet assez solide, intéressant sur le plan financier mais ne dépendant d’aucune subvention de fonctionnement.

Pour tous les détails, vous pouvez toujours me contacter ici.

Pardon Alphonse

Pardon.

Pardon, Alphonse.

Il faut dire que, dans l’échelle de mon cœur, tu ne commençais pas avec beaucoup d’atouts en main.

Quand le Dr Moustache est parti à la retraite, tu es venu me trouver.

Avec un dossier aussi lacunaire que ton ordonnance était surchargée d’inutiles potions. Des symptômes compliqués et spécifiques de rien, je m’étais déjà crispé un peu.

Et puis avec ton gilet Lacoste et ta petite moustache fine, coupée au carré, qui surligne simplement ta lèvre et te donne cet air d’officier revêche, j’ai eu du mal à me sentir en empathie.

Et, bien sûr, il fallait que tu sois un prof à la retraite. Car s’il y a une corporation qui est à peine moins déplaisante à soigner que les professions médicales, ce sont quand même les enseignants.

Ah, ça, non, dès la première consultation, j’ai vraiment eu des difficultés à m’enthousiasmer.

Si, au moins, tu avais été un sale con, j’aurais su pourquoi je t’en voulais. Avec mon caractère de cochon, on aurait été au clash et ça aurait été réglé.

Mais, non, tu étais simplement pénible. Pénible comme peut l’être un dépressif dévoré d’angoisses. Pénible comme peut l’être un anxieux dont mon prédécesseur avait cultivé l’hypocondrie, comme on entretient sa vache à lait. Pénible comme peut l’être un prof qui sait beaucoup de choses sauf de se mettre en retrait lorsque ses émotions brouillent les pistes.

Il y a deux semaines, tu as fait venir le médecin de garde en soirée pour un malaise. Le médecin, c’était moi. Le malaise, c’était une attaque de panique qui t’avait submergé. Je n’avais déjà pas été très bon.

Et voilà que tu m’as appelé cet après-midi. Pour me voir en urgence. Parce que ça n’allait pas du tout. Moi, je faisais ma tournée hebdomadaire de visites à domicile, ça ne m’arrangeait pas.

Mais on s’est quand même vus et tu m’as expliqué. Tes insomnies, tes oppressions le soir, tes vertiges. L’ORL que tu as consulté deux fois en quinze jours et qui t’as prescrit du Pipidechat après avoir essayé du Perlimpimpim.

Tu m’as redemandé une nouvelle fois, s’il ne fallait pas revenir à l’antihypertenseur que t’avait arrêté le cardiologue puisque tu avais dix-sept de tension. Et qu’un autre médecin de garde, vu pendant le week-end, t’avait dit de le reprendre. Tu as ajouté que, de toute façon, c’était sûr que ce coup-ci tu l’avais ton cancer.

Je n’ai pas été très pro. Ou même carrément mauvais.

Je crois que je t’ai presque engueulé. Que ça n’avait aucun sens de se mesurer la tension comme ça, quinze fois par jour. Que je t’avais déjà dit de ranger ton satané tensiomètre ou de t’en débarrasser carrément. Que tu te comportais comme un poulet sans tête qui court dans toutes les directions, se cogne et trébuche. Que ton problème c’était la dépression et les angoisses. Que tu n’avais pas de cancer et qu’il fallait laisser un peu de temps aux traitements pour agir.

Et puis j’ai eu honte. Honte de m’en prendre à toi comme ça. Parce que tu souffres vraiment. Pas de ce que tu penses mais, oui, tu souffres. Honte de me rendre compte de la tentation que j’avais d’être encore plus désagréable. Dans l’espoir qu’avec de la chance tu partirais en claquant la porte, que tu te trouverais un autre médecin et que je serai débarrassé de toi.

Je me suis efforcé de me calmer, de t’expliquer. On a passé presque une heure ensemble à tâcher de te rassurer et de dégager une solution. Je ne suis pas sûr qu’on y soit arrivé. Je n’ai quand même pas dû être très bon mais j’ai essayé.
Mais qu’est-ce que j’ai du mal.

Je sais que tu n’es pas bien. Pour de vrai. Je sais que tu appelles au secours. Que, quand tu flippes à vingt-et-une heures, même si tu n’as objectivement rien de méchant, tu es réellement malade.

Je sais que tu mérites d’avoir un médecin, des soignants, qui s’occupent de toi. Comme les autres.

Je ne verrais même pas à qui te confier. Je les connais les confrères du secteur. Je suis à peu près sûr que la plupart n’hésitera pas à te rajouter calmant sur calmant, un scanner à une IRM, un spécialiste à un autre. Je ne crois pas que ce soit ce dont tu as besoin. Et puis, au nom de quoi, t’aurais-je envoyé ailleurs ?

Alors, puisque tu m’as choisi, je vais essayer de le faire mon boulot. Le mieux que je pourrai. Et j’espère que j’y arriverai. Que je parviendrai à t’offrir l’écoute et l’empathie que tu mérites, à garder la tête froide et à m’occuper de toi aussi bien que possible.

Alors que tu me pèses. Et que je ne t’aime pas.

P.S. Je dédicace ce billet à E. Merci de m’avoir poussé, peut-être sans le savoir, à mettre mes émotions en mots.

Alma mater

« Etrange chose que d’être mère ! Ils ont beau nous faire du mal, nous n’avons pas de haine pour nos enfants. »

Sophocle

Elles ont trente ans, cinquante ans ou quatre-vingts.

Je la soigne pour un cancer. Elle ne voit pas pourquoi elle devrait se battre puisque sa fille est morte il y a deux ans.

Elle rencontre le compagnon de son fils unique en cachette lorsque, de passage dans le coin, ils logent à l’hôtel. Son mari le sait, mais il n’accepte que le fils à la maison. Je lui renouvelle son antidépresseur.

Elle a un enfant trisomique de soixante ans. Elle me dit « Tout ce que j’espère, c’est que je vivrai un jour de plus que lui. »

Son enfant est mort il y a bien des années. Elle s’est battue avec le reste de la famille pour pouvoir exhumer ce petit corps du vieux et lointain caveau familial, l’incinérer et disperser les cendres dans sa jolie prairie.

Elle me parle de son fils qui est la huitième Merveille du monde. Tout le village sait que c’est un poivrot et qu’il lui pompe la moitié de sa retraite. Mais il n’y a que lui qui compte.

Elle a perdu son premier enfant à la maternité. Elle a peur pour le suivant. Je pensais avoir su l’apprivoiser et je n’ai pas réussi.

Elle souffre. Elle souffre d’un fils qui boit et qui fume depuis le viol de sa sœur jumelle. Par son meilleur ami. J’ai fait tous les bilans, essayé tous les traitements, sa toux fluctue au gré des périodes d’alcoolisation et de rémission.

Elle est mère seule d’un enfant sans père. Elle jongle entre le travail, la nounou et ce garçon auquel elle n’était pas préparée.

Elle n’est pas mère. À quarante ans passés, elle va retourner une dernière fois en Tchéquie pour donner une ultime chance à ses embryons congelés. Elle me sollicite pour l’échographie préalable.

Elle m’amène son père âgé en consultation. Au passage, elle me parle de son fils et me décrit les symptômes d’une bouffée délirante en train d’éclore. Je passe chez eux, j’explique que ce n’est plus d’homéopathie et de yoga qu’il a besoin, je lui demande si elle veut bien faire le certificat pour une hospitalisation en psy. Je la vois osciller entre la peur de l’inconnu et le soulagement d’un diagnostic.

Elle a quatre-vingt-quatre ans. Son fils unique et son petit-fils sont morts il y a quatre ans. Elle va doucement mieux et me raconte avec fierté qu’elle vient de repeindre ses volets.

Elle refuse tous les vaccins pour ses enfants depuis que le dernier a fait une réaction bizarre après un ROR. Elle veut les protéger, mais je pense qu’elle a tort. J’ai conscience de la violence que je lui inflige en insistant pour au moins le tétanos. Je sens sa peur derrière son acceptation.

Elle se dit que ses enfants, c’est la seule chose de bien qu’elle a réussi dans sa vie. Elle est dévorée par la honte de ne pas pouvoir acheter un ordinateur pour l’ado qu’il lui reste à la maison. Je lui propose d’essayer une psychothérapie pour retrouver un peu de confiance en elle.

Elle est mère et grand-mère et arrière-grand-mère. Ses douleurs, ça va beaucoup mieux depuis que son fils est à la retraite et qu’il passe du temps chez elle.

Elle a trente ans, cinquante ans ou quatre-vingts. Elle est mère, d’une fille ou, peut-être plus souvent, d’un fils. Elle me parle de ce lien si fort, si présent.

Ces drames, ces bonheurs, ce poids sur le cœur.

Il ne me semble pas avoir été un mauvais fils. Mais, de les entendre et de les voir en consultation, je crois que je pense un peu plus fréquemment à lui dire que je l’aime. À la mienne, de mère..

Modèle parental

Bien souvent, les parents servent de modèles. De manière choisie ou bien subie. « Mes parents ont toujours fait ce qu’il fallait pour qu’on ne manque de rien, pour mes enfants à moi, ce sera pareil. » « Vous voyez, Docteur, dans la famille, tout le monde est nerveux. Ma mère était ner-veuuuse ! Alors, forcément… moi… »

Elle a soixante-cinq ans.

Je la vois tous les trois mois pour renouveler son traitement. Elle me répète souvent qu’elle ne veut pas trop d’examens complémentaires. Ça me va plutôt bien. Je limite les explorations à ce qui est nécessaire et, du coup, elle les fait avec assiduité. Comme la bonne élève qu’elle est.

Elle me parle un peu de ses enfants. Et de sa mère qui a une maladie d’Alzheimer et qu’elle garde chez elle. Comme elles habitent un peu loin du cabinet, c’est un autre confrère qui vient s’en occuper à domicile. Je ne l’ai jamais vue.

Toujours très élégante, bien maquillée, des bijoux. Elle parle d’une manière distinguée que ne laissent présager ni son nom ni son prénom. « Paulette Bidochon », on ne s’attend pas vraiment à ce qu’elle articule en arrondissant la bouche.

Et elle est mince. Vraiment mince. En matière médicale, elle s’approche de la maigreur.

Depuis trois ans que je la connais, son poids n’a quasiment pas varié. Cinquante-sept kilos au plus haut, cinquante-quatre au plus bas. Aujourd’hui, c’était cinquante-cinq.

Cela fait longtemps qu’elle a une alimentation très frugale à laquelle elle est habituée.

Elle me répète à chaque fois combien ce poids est important et pourquoi.

« Si vous connaissiez ma mère. Elle a toujours été énorme ! Toujours. Je me suis juré que je ne serai jamais comme elle. Jamais ! »

Positifs ou non. Tournés vers l’avenir ou enkystés dans le passé. Guides ou repoussoirs. Dans tous les cas, les modèles et contre-modèles représentés par nos parents sont des moteurs extrêmement puissants.

P.S. Désolé pour ce long silence. Ce n’est pas l’inspiration qui me manque mais le temps de me poser pour mettre mes idées en mots. Dans ma région touristique, l’été est une période de forte activité (autant que lors des épidémies hivernales) et j’ai une actualité personnelle un peu bousculée.
Promis, je serai plus régulier lorsque l’automne arrivera.

Money, money

Les médecins et l’argent : entre clichés et suppositions fantaisistes, difficile d’aborder le sujet sans déclencher de polémique. Malgré quelques articles qui tentent de mettre fin à la légende du médecin nanti, allant jusqu’à parler de « smicard de la santé », ou se contentant de chiffrer des revenus mensuels, on reste finalement dans le flou. Car l’évaluation d’un revenu va bien au-delà d’une série de chiffres : outre la soustraction initiale entre rentrées et charges fixes, il faut en effet tenir compte de nombreux autres facteurs, parfois inattendus.

Quand il a été question de changer de région pour m’installer, je me suis posé quelques questions. Combien je vais gagner ? Au bout de combien de temps ? Quel emprunt je vais pouvoir assumer pour une maison ? Ce genre de petits détails.

Oh… il n’est pas bien difficile de trouver quelques chiffres mais, en fait, ils ne veulent pas dire grand chose. Savoir que le généraliste français gagne en moyenne 67 000 € par an, ça ne m’aidait que très approximativement. Vu que je ne suis pas forcément « le généraliste moyen ».

J’ai donc fait un beau tableur Excel comme je sais bien les faire et, histoire d’avoir un plan de route, j’ai rempli les cases des dix premières années : combien je pensais que j’allais gagner sur les honoraires, sur les astreintes, combien j’allais dépenser pour payer une secrétaire, pour le loyer…

Avec cinq ans de recul à présent, je peux dire que je me suis un peu planté.

La raison principale c’est que, lorsque je faisais des remplacements, je voyais 20 à 25 patients par jour sans trop forcer et en essayant de faire du bon boulot.

Maintenant que je suis installé et vu la manière dont je travaille, je vois plutôt entre 15 et 20 patients par jour. Quand j’atteins le vingtième, ça veut dire en général que je rentre à 21h30.

Donc je me suis dit que ça pourrait peut-être intéresser quelques futurs installés de savoir, non pas ce que gagne M. Le-généraliste-moyen, mais ce que moi je gagne, comment et à quel travail ça correspond exactement.

Je me suis aussi dit que ce serait l’occasion de calculer mon revenu horaire moyen. Au moment où je débute ce billet je n’en ai, en fait, aucune idée.

I Mes revenus

Tout d’abord, qu’entend-t-on par revenus ? Plusieurs choses dans mon cas. Et ces divers revenus peuvent être classés en deux grandes catégories : les revenus principaux et les revenus annexes.

A Les revenus principaux

Il s’agit avant tout des revenus liés à mon activité conventionnée. C’est ce qu’on envisage en priorité lorsque l’on parle des médecins et, de fait, c’est le gros morceau.

A tout seigneur, tout honneur, les honoraires que je touche pour les actes que j’effectue représentent 84 600 €.

Viennent ensuite quelques autres revenus conventionnés qui représentent pour l’essentiel des paiements forfaitisés :

  • Indemnités d’astreinte  : elles ne sont pas du tout anecdotiques pour moi. Ce montant correspond à 110 astreintes par an, des nuits de 20h à 8h ou des journées du dimanche : 16 500 €
  • Forfaits « Médecin traitant ALD » (40 € par an pour tout patient en Affection Longue Durée) : 8 760 € (soit 219 patients en ALD)
  • Aide à la transmission (qui ne couvre pas le prix du matériel et des logiciels nécessaires) : 220 €
  • Par honnêteté, je vais ajouter ma prime CAPI(1). Je ne l’ai touchée que début 2011 mais comme c’est une nouvelle prime annuelle, il me semble logique de la prendre en compte : 3 700 €.

Total des revenus principaux :  113 780 €.

Il est intéressant de noter que, dans ce montant global, les honoraires restent largement majoritaires mais que les sommes « forfaitisées » représentent tout de même environ 25% du revenu. C’est en grande partie lié à mon nombre important de gardes.

B Revenus annexes

  • J’ai une activité d’expertise pour laquelle je touche des indemnités pour « perte de revenu » : 3 600 €
  • Indemnisations pour la participations à des Formations « conventionnelles » (c’est-a-dire agréées par les Caisses) : 2 640 €
  • Honoraires pour surveillance de manifestations sportives (deux dimanches) : 600 €
  • Indemnité de Maître de stage : 480 €
  • Indemnité pour une étude thérapeutique : 420 € (une étude observationnelle, je finis celle-ci  pour honorer mon engagement mais je ne recommencerai plus.)
  • Participation à un réseau ville-hôpital : 180 €

Total des revenus annexes : 7 920 €

Total des revenus cumulés : 121 700 €

Et là, on se dit « Ouah, ça doit être champagne et foie gras tous les soirs chez Borée ! ». Mais il se trouve que j’ai aussi quelques…

II Dépenses

Levons enfin une partie du voile sur les mystérieuses « charges » des médecins.

  • Charges sociales (URSAFF, CSG et Caisse de Retraite) : 16 080 €
  • Salaire net et charges sociales pour ma secrétaire (16 heures par semaine) : 10 400 €
  • Loyer et charges locatives : 7 450 €
  • Frais de voiture (au barème kilométrique) : 5 040 €
  • Amortissements (pour ceux qui ne sont pas habitués à la comptabilité, il s’agit des « gros » achats – ameublement, ordinateur, ECG, autoclave, etc… – dont le paiement est étalé sur plusieurs années d’un point de vue comptable. C’est un bon reflet de la moyenne de ces dépenses)  : 2 920 €
  • Fournitures médicales : 2 350 €
  • Documentation (livres, abonnements aux revues) et logiciels médicaux : 2 030 €
  • Cotisations personnelles et syndicales (Syndicats, Association agréée, Groupe de FMC, …) : 1 560 €
  • Frais bancaires, assurances et expert comptable : 1 750 €
  • Rétrocessions aux remplaçants : 1 650 €
  • Frais de téléphone et frais postaux : 1 630 €
  • « Petit outillage » (matériel informatique, ameublement, câble d’ECG, cafetière, …) : 1 340 €
  • Frais de repas du midi : 1 160 € (une fois enlevée la part non déductible)

Total des charges : 55 360 €

III Analyse de mon revenu

A Que disent ces chiffres ?

Charges déduites, il me reste donc 66 340 €.

Ceci ne correspond pas exactement au « BNC » (Bénéfices Non Commerciaux) que je déclare aux impôts puisqu’il y a quelques déductions, notamment liées à l’activité conventionnée, qui viennent impacter ce montant.

Mais je pense que c’est toutefois le chiffre le plus proche de la réalité de « ce que je gagne pour de vrai ».

Me voici donc avec un revenu net mensuel avant impôts d’environ 5 530 €.

Par rapport à énormément de gens, c’est très confortable. Il n’est vraiment pas question que je me plaigne lorsque je vois nombre de mes patients qui galèrent. L’objectif de cette analyse ne vise donc pas à minimiser mes revenus mensuels, mais simplement à éclairer ce qu’ils recouvrent.

B – Que ne disent-ils pas ?

1 – Ils ne parlent pas des congés payés

En comparaison avec des personnes qui ont un revenu salarié, il conviendrait de déduire 10% de ce revenu car je n’ai évidemment pas de congés payés.

Lorsque je décide de prendre des vacances, je n’ai aucune rentrée mais mes dépenses sont toujours les mêmes. Chaque semaine de congés prise, c’est environ 1 500 € en moins sur mon compte avant même d’avoir commencé  à payer pour mes loisirs. J’y réfléchis donc à deux fois et, au final, je ne prends qu’environ 3 semaines de vacances par an et quelques journées par-ci, par-là.

2 – Ils ne parlent pas du volume horaire

Le volume de travail peut se diviser en plusieurs catégories : l’activité directement liée au cabinet, l’activité d’expertise, l’activité liée à la formation, et quelques activités annexes.

a – L’activité liée au cabinet :

Comment se déroule ma semaine de travail ?

  • Elle comprend quatre journées pleines au cours desquelles je pars de chez moi à 8h40 et où je rentre chez moi généralement vers 21h. Soit des journées de 12h20 auxquelles je retire 30 minutes pour une rapide pause repas et environ 50 minutes à la louche pour le temps passé sur mon blog, à twitter, à participer à des discussions syndicales, etc… Le caractère non directement professionnel de ces activités est discutable puisque, d’une certaine manière, ça participe à ma formation et à mon équilibre professionnel. Mais comme ce sont des activités bénévoles et « superflues », je les laisse de côté.
  • Elle comprend ensuite une cinquième journée, que je commence à 9 h et termine généralement vers 14 h, sans pause.

Soit des semaines moyennes d’environ 49 heures ce qui est dans la moyenne française (et probablement un peu moins que beaucoup de médecins ruraux).

  • Lorsque je suis de garde, un week-end par mois, je passe le samedi à mon cabinet à faire, entre deux consultations ou visites, de la paperasse, des demandes d’ALD, etc… Comptons 10 heures.
  • Quant à mes autres actes de garde (nuit, dimanche, …), c’est un peu au pif mais je pense qu’on peut raisonnablement compter au bas mot 6 heures supplémentaires par mois.

Si je retire mes 3 semaines de congés, quelques absences et des fériés, mon activité directement liée au cabinet représente donc environ 212 heures par mois en moyenne.

b – L’activité d’expertise

Mon activité d’expertise me prend généralement 5 heures par mois, prises sur un week-end. Il y a ensuite une réunion mensuelle qui me prend environ 10 heures (en comptant le transport durant une partie duquel je travaille mes dossiers) mais qui se fait pour l’essentiel à la place d’une journée de travail.

b – L’activité liée à la formation

  • Les FMC conventionnelles qui ont représenté 8 journées de 9 heures en 2010. Soit 72 heures dont la moitié représentée par des vendredis où je n’ai donc pas travaillé au cabinet. Une moyenne de 6 heures par mois.
  • Il y a un groupe de FMC local auquel je participe. Des réunions de deux heures, un mois sur deux, soit 1 heure par mois.
  • Pour la lecture de revues de formation (Prescrire, Médecine, Exercer) à la maison et des recherches sur internet, je vais compter environ 3 heures par mois.
  • Pour la réalisation du test de lecture mensuel Prescrire et la formation thématique Prescrire, comptons environ 2 heures par mois.

d – Activités annexes

  • Surveillance de manifestations sportives : deux dimanches d’une douzaine d’heures, soit une moyenne de 2 heures par mois.
  • Je gère ma comptabilité tout seul (sauf pour ce qui concerne les bulletins de salaire de ma secrétaire). Ceci me prend en moyenne 2 heures par mois aussi, mais me permet d’économiser pas loin de 1 000 € par an.

J’arrive donc à un total de charge de travail mensuelle de :

  • 212 (-10 d’expertise – 3 de FMC conventionnelle) = 199 heures au cabinet ou en visite.
  • + 15 heures pour le travail d’expertise
  • + 12 heures de formation
  • + 2 heures de surveillance sportive
  • + 2 heures de comptabilité

Soit 230 heures mensuelles ce qui est tout de même pas mal.

Conclusion

Du côté des chiffres :

Revenus, dépenses et volume horaire me permettent de calculer mon revenu horaire moyen : il est de 24 € nets.

Si on compare avec un revenu salarié, il faudrait en retirer 10% et partir sur une base de 21,63 € de l’heure. Ce qui correspond à un peu moins du double du salaire horaire moyen français. Et qui, on peut le voir, est inférieur au salaire horaire moyen d’un cadre.

Une autre manière de faire la comparaison serait de ramener mes 5 530 € à un salaire à 35 heures hebdomadaires avec congés payés : on arriverait alors à un revenu mensuel net de 3 180 €.

Plus globalement :

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’une bonne partie des heures travaillées correspond à des heures de nuit ou de dimanche.

Vous aurez remarqué aussi que la rémunération pour les astreintes de garde n’est pas du tout négligeable dans mon revenu. Je n’ai compté dans le volume horaire que les heures vraiment « travaillées » mais, une nuit et un week-end sur quatre, je suis d’astreinte ce qui est une contrainte réelle.

Pour pouvoir raisonnablement analyser ceci, il faut tenir compte que je suis un médecin qui travaille « lentement » : je pratique environ 3 600 actes par an ce qui est sensiblement moins que la moyenne française qui tourne plutôt entre 4 500 et 5 000. Alors même que j’ai une patientèle globalement âgée (35% de patients de plus de 60 ans au lieu de 25% pour ma moyenne régionale) et polypathologique (219 de mes 750 patients enregistrés officiellement sont en ALD).

Je fais donc moins d’actes mais des actes longs.

***

Au total, le but de ce billet n’est absolument pas de lancer le concours pour savoir qui a la plus grosse. Je pense que beaucoup de médecins généralistes gagnent mieux leur vie que moi, mais je n’ai certainement pas choisi la manière de travailler la plus lucrative.

Je gagne donc très confortablement ma vie par rapport à des tas de gens, sachant que ce revenu confortable se fait surtout au prix d’un volume horaire très important et « grâce » au nombre important de gardes dans mon secteur.

Si l’on tient compte du niveau de qualification, des responsabilités et des contraintes (nuits, week-ends, …) je pense pouvoir raisonnablement dire que mon revenu horaire n’est pas scandaleux. Sur la base de comparaisons internationales, il est même certainement assez modeste.

Il est aussi une illustration, mais ce n’est pas un scoop et ça justifierait un autre débat, que dans le système de santé français, essayer de faire un travail de qualité signifie généralement faire le choix de gagner moins.

***

P.S. Merci à mes relecteurs, et particulièrement à GM, de leurs conseils pour limiter les risques que les commentaires de ce billet ne dégénèrent. La critique est, bien sûr, permise mais je demanderais à ceux qui souhaiteraient s’y livrer de me savoir gré, au moins, d’avoir fait cet exercice de transparence en toute franchise.


(1) Ce contrat d’amélioration des pratiques individuelles (Capi) prévoit le versement à chaque praticien d’une prime annuelle de 7 euros par patient dont il est le médecin traitant, à condition d’atteindre des objectifs fixés par la Sécu. Dans certains cas, la prime, qui s’ajoute aux honoraires, pourrait dépasser les 5.000 euros.
Les objectifs fixés portent notamment sur le taux de prescription de médicaments disposant d’un générique.
En matière de prévention, ils portent sur le taux de vaccination des plus de 65 ans contre la grippe ou le taux de dépistage des cancers du sein après 50 ans. « Début décembre, 12.600 médecins, soit 30% des professionnels concernés, ont choisi d’adhérer au Capi. Ces médecins sont représentatifs de l’ensemble des médecins généralistes. Ils sont à 79% des hommes âgés de 52 ans en moyenne, des caractéristiques que l’on observe sur la profession en général », selon un document rendu public récemment.

Sisyphe

Au collège et au lycée, j’aimais tout. Sauf le sport et l’allemand.

Lorsqu’il a été question de savoir quoi faire après le bac, j’ai hésité : Math sup ? Science po ? Droit ? Ecole d’archi ? Tout me tentait bien. Bizarrement, Médecine ne faisait pas partie de mes choix.

Il faut dire que  je pensais être plus scientifique que littéraire. Comme j’aimais la biologie encore plus que le reste, j’ai donc fait Math sup bio.

Et moi qui n’avais jamais eu de difficultés jusque là, j’ai rapidement décroché en maths.

Mais je restais persuadé d’être avant tout un scientifique. C’est à cette époque que j’ai lu Plus grands que l’amour de Dominique Lapierre.

C’était décidé : je finissais mon année en séchant les cours de maths et j’irai en médecine l’année d’après. Pour faire de la recherche médicale et pour sauver le monde.

Plus les années de Fac passaient, plus j’appréciais la richesse des contacts humains et moins j’étais attiré par les microscopes et les appareils technologiques.

Tous les organes me plaisaient autant et Martin Winckler a eu la bonne idée de publier La Maladie de Sachs lorsque j’étais en D4. Ce serait donc de la médecine générale.

Jusqu’à présent, je n’ai pas regretté ce choix et j’aime mon métier.

Parfois, pourtant, il m’arrive d’avoir la nostalgie de ne pas être avocat ou architecte.

Car la médecine, et plus particulièrement la médecine générale, est un combat perdu d’avance. Nous savons que nous pourrons gagner des batailles mais que nous finirons toujours par perdre la guerre. Et c’est quand même un peu frustrant.

L’avocat mène ses procès les uns après les autres. Il gagne ou il perd mais, en tout cas, chacun de ses dossiers a un début et une fin.

L’architecte érige des bâtiments qui, s’il a bien travaillé, lui survivront.

En médecine générale, rien de tout ça. Chaque histoire, chaque cas, chaque pathologie, n’est jamais qu’une étape vers l’échéance ultime.

Jamais nous ne pourrons nous asseoir et nous dire : « Voilà, ça y est. J’ai bien bossé, le résultat de mon travail est bon, je peux fermer ce dossier et passer à un autre. »

Même lorsque nous travaillons bien et aidons un patient à se sortir d’un mauvais pas, nous ne faisons, finalement, que l’aider à franchir une marche supplémentaire sur l’escalier de la vie.

Oh, bien sûr, cette tâche reste précieuse. Il ne s’agit pas de dire que notre travail n’aurait aucun sens. Mais, pourtant, il peut être bien décourageant  de voir ainsi une vague succéder à une autre, jusqu’au tsunami qui emportera tout.

Car en médecine générale, nous ne fermons jamais nos dossiers que dans deux cas : pour passer la main à un autre ou parce que notre patient est décédé. De victoire finale, jamais.

C’est bien là, au demeurant, le destin de chaque être humain, condamné à poursuivre sans relâche son inaccessible étoile.

Le travail ne sera décidément jamais achevé.

Il ne nous reste donc qu’à lire Camus, à reconnaître et à dépasser « l’absurdité du réel ». A nous féliciter de la direction de nos efforts plutôt que d’horizons que nous n’atteindrons jamais. A accompagner la perpétuelle lutte que les forces de la vie mènent contre l’inertie de la mort. A nous satisfaire de nous diriger vers le haut de la montagne en gardant le regard fixé sur un sommet dont nous savons, lucidement, qu’il restera inaccessible.

A accompagner les Hommes sur leur chemin, à faire le choix de l’action et à être, aux côtés de nos patients, des Sisyphes heureux.

Inspiration

Auscultation, inspection, palpation.

Olfaction.

Le karité des cheveux de mon ivoirienne,
La vieille fumée ancrée dans la peau.

L’odeur de propre du tricot de Madeleine,
Celle de crasse des vieux garçons.

L’odeur limpide d’un nourrisson,
Celle qui pique d’une couche pleine.

L’odeur louche de la maison de retraite.
Les fesses enduites de Mitosyl.

L’odeur de l’alcool, l’haleine chargée,
Celle du musc sous les bras.

L’odeur de foin des paysans l’été.
Le déodorant du commercial.

L’odeur des ulcères et des kystes sébacés.
La transpiration de fin de journée.

L’odeur du sang, du désinfectant, celle de l’éther.
Le café préparé par la secrétaire.

L’odeur de la vie, l’odeur de la mort.
Mes narines se remplissent de vos corps.

La misère du monde

Je connaissais déjà un peu la famille Groseille.

Ils sont suivis par le Dr Nounours. Sauf le petit-fils dont je m’occupais officiellement.

La dernière fois que je l’avais vu c’était dans l’arrière-cuisine d’un restaurant. Il était venu y régler un compte et moi on m’avait appelé pour essayer de le calmer.
Il avait encore pété un plomb.
D’une main, j’appelais le 15, de l’autre je ramassais les paniers de couteaux et les passais à la serveuse qui attendait à la porte. Il en avait déjà glissé un dans son survêtement, c’était bien assez.

Ça s’était fini tranquillement en HO. La fois d’avant, c’était une HDT. (1)

C’était il y a un an et demi. Depuis, pour ce que j’en sais, il navigue entre des foyers, la rue et l’hôpital psychiatrique. Il n’est plus revenu dans le coin en tout cas.

Mais, ça, c’était juste pour planter un peu le décor.

Ce soir, c’est le père Groseille qui m’a appelé. A 19h15. J’étais de garde. Il fallait que je vienne assez vite pour son père qui était tombé et qui « n’était pas bien ». On lui avait donné de l’Equanil et il ne répondait pas de trop.

Je suis arrivé une demi-heure plus tard. J’ai reconnu la maison.

Les parents Groseille étaient dans la véranda, leur fille à leurs côtés. Elle, je ne la connais que de vue mais je suis sûr qu’il y a un truc qui cloche dans son génome.
Les trois sont assis côte à côte devant leur table vêtue d’une nappe en toile cirée. Ils bâfrent tranquillement en regardant une petite télé posée devant eux, la bouteille de vin est ouverte, un gros pot de crème attend son tour, une boîte de gésier laisse échapper sa graisse.
Arrivé à la porte-fenêtre, le père se décide quand même à se lever et à venir m’ouvrir. Un labrador obèse et un roquet au poil rare viennent me renifler les jambes.

Le père se rassoit aussitôt et c’est son épouse qui me montre le chemin. Nous traversons un capharnaüm avant d’arriver dans la chambre du grand-père.

Un lit médicalisé avec des barrières, un vieux fauteuil, une armoire. Et un papier peint défraîchi qui se décolle en grands lambeaux.

Une infirmière libérale du coin est là, en train de l’aider à enfiler son pyjama. Il n’a pas l’air d’aller trop mal, elle n’a pas l’air inquiète. Il a 92 ans.

Je me tourne vers la belle-fille et je lui demande ce qui s’est passé. Elle sent l’alcool, elle est grosse, elle est sale. Et visiblement assez bête pour ne pas chercher à louvoyer.
Elle se met à parler très vite en avalant la moitié des mots :

« Ben il est tombé, là, sur l’fauteuil. P’is j’pouvais pas le relever seule alors les pompiers sont venus pour m’aider mais y’sont r’partis.
– Ah ? Les pompiers étaient là tout à l’heure ? Mais pourquoi est-ce que vous m’avez demandé de venir alors ? Qu’est-ce qui vous inquiète ?
– Mais ça va plus, r’gardez le, ça va plus ! Faut qu’il aille à l’hôpital. En repos. Au moins trois mois !
– Donc, vous m’avez fait venir parce que les pompiers n’ont pas voulu l’emmener et que le Dr Nounours est en congés, c’est ça ?
– Oui, faut qu’il se repose ! Au moins trois mois. Ça peut plus aller. Faut qu’il aille en maison de repos. Pour trois mois. C’est mieux.
– Mieux pour lui ou mieux pour vous ?

Visiblement, elle ne comprend pas vraiment le sens de la question.

– Non mais c’est mieux. Là, ça peut plus aller. J’ai l’stress qui monte, j’ai l’stress qui monte ! P’is faut qu’j’fasse mes conserves, j’peux pas m’en occuper.

L’infirmière a fini d’habiller le papi. Elle reste assise à côté de lui et lui tient la main. J’essaie de l’examiner mais ses bras sont agités par de grands tremblements, je ne peux prendre ni pouls ni tension. Il radote en boucle « soixante-ans, soixante-dix-ans, cent-ans, cent-dix-ans, cent-vingt-ans, cent-cinquante-ans, quarante-ans,… ».

J’appelle le père Groseille qui est resté à sa table un étage plus bas. Moins alcoolisé, un peu moins bovin que sa femme, il convient qu’il n’y a rien de très nouveau sur le plan médical mais que ce qu’ils attendent c’est que le papi aille en maison de repos. « Pour trois mois ».
« Et donc, vous m’avez appelé parce que les pompiers n’ont pas voulu l’emmener. » « Oui. »

Je leur demande de redescendre finir leur repas, que j’ai besoin de discuter avec l’infirmière.

Papi Groseille continue sa litanie « Quarante-ans, cinquante-ans, soixante-ans, cent-ans, cent-dix-ans, … »

L’infirmière me confirme la misère ambiante. Que le papi n’a pas le droit de sortir de sa chambre en-dehors des deux repas. Qu’elle avait dû menacer la famille pour que le chauffage soit mis en route début décembre (comme pour le reste de la maison au demeurant). Qu’ils avaient toujours refusé de discuter d’une maison de retraite…

Je lui dis que je suis bien embêté, que je ne veux pas céder à cette demande de se débarrasser du grand-père mais que la situation a l’air tendue et que c’est peut-être l’occasion de déclencher une enquête sociale qui pourrait – espérons – faire avancer les choses. Elle a l’air soulagée et me dit que ça lui semble une bonne idée.

Papi Groseille a arrêté de trembler. Je peux lui prendre la tension. Son mantra se calme.

Et je l’ai donc fait hospitaliser avec une lettre de quatre pages pour essayer d’exposer la situation.
Je ne sais pas trop si j’ai bien fait. Je pense que oui.

Mais je sais qu’il arrive que, malgré les meilleures intentions, on prenne le risque de bousculer un équilibre, certes précaire, mais pour aboutir à une situation encore pire.

Je sais aussi que, parfois, on n’a que ce qu’on mérite et que lorsque l’on creuse les histoires familiales, on se rend compte que le vieux grand-père qui nous émeut parce qu’aucun de ses enfants ne s’en occupe, était un père maltraitant ou pire…

Je sais combien peut être difficile la prise en charge d’une personne âgée démente, combien ça peut être épuisant, d’autant plus lorsque l’on manque de ressources financières et morales.
Je me suis dit qu’il était bien difficile de juger cette famille. Que, du fond de ses pauvres capacités, lorsque Mme Groseille me parlait de ses conserves, elle me confiait sa détresse entre le grand-père dément et le fils schizophrène. Ce que d’autres auraient simplement dit de manière plus élégante ou plus habile.

Et je me suis remémoré cet éprouvant billet de Maître Mô.

Je me suis dit combien il pouvait être difficile pour moi – qui suis raisonnablement intelligent mais, plus encore, qui ait eu la chance de grandir au chaud et d’être aimé – combien il pouvait être difficile, non seulement de juger, mais tout simplement de comprendre où étaient les limites.

Combien dans un tel milieu se mêlaient les tares physiques et psychiatriques, la pauvreté intellectuelle et morale, la misère financière et sociale.
Combien il était difficile de parler de bêtise ou de méchanceté face à un tel dénuement psychologique et à d’évidentes carences affectives.
Combien il était difficile de faire une distinction entre les victimes et les coupables. Combien cette distinction n’avait tout simplement probablement aucun sens.

Face à cette misère, nous ne pouvons pas juger. Nous ne pouvons qu’agir, modestement, pour réintroduire un peu d’humanité.

(1) HO : « Hospitalisation d’Office » – HDT : « Hospitalisation à la Demande d’un Tiers »
Ce sont deux modes d’hospitalisation contrainte en secteur psychiatrique. L’HO relève de l’autorité publique en cas de péril imminent pour le patient ou pour la sécurité d’autrui. L’HDT, comme son nom l’indique, relève de la demande d’un tiers, généralement un proche du patient. Dans les deux cas, un certificat médical est nécessaire.