Archives de catégorie : La consultation du Dr Borée

Miettes

Cher confrère de l’hôpital,

Merci de t’être occupé de Michel. A 85 ans, sa situation n’était pas simple et tu es parvenu, au moins temporairement, à le remettre sur pieds.

C’est simplement un peu dommage de lui avoir laissé, une nouvelle fois, un somnifère qu’il n’avait jamais pris jusque là. Entre l’hospitalisation et la convalescence, ça fait cinq semaines qu’il le prend et il est déjà accro : on a essayé de l’enlever et il n’y arrive pas.

Tellement classique mais toujours un peu dommage.

Surtout, je voulais te féliciter. Ou, plus précisément, féliciter tes infirmières pour être particulièrement habiles et précises.

Ce qui n’est pas vraiment le cas de Michel avec ses mauvais yeux et ses gros doigts.

C’est pourquoi, je me dis que ce n’était pas une très bonne idée de l’avoir laissé rentrer avec un nouveau traitement anticoagulant sous la forme de « Minisintrom 3/4 par jour ».

Parce que « Minisintrom 3/4 par jour », ça donne ceci :

Et, ça, pour Michel, c’est juste pas possible.

P.S. Grange Blanche avait déjà évoqué le sujet des comprimés d’AVK il y a quelques années.

Effeuillage

Je descends devant la vieille grange en pierres rouges
La fraîche pénombre avance, troncs gris, branches hérissées.
Je soulève ma mallette, passe sous le noyer,
Fenêtres allumées, portail vert, rien ne bouge.

Sur sa chaise, le chat dort, paisible boule de poils blancs.
Le poële à bois ronronne, papier peint défraîchi.
Elle se tient à côté, je salue, elle sourit,
Vitale et chèque parés, de même la prise de sang.

Je sors l’ordinateur, le brassard, le stétho.
Sur la toile cirée blanche, jaillissent mes instruments.
« Si vous le voulez bien, ôtons vos vêtements,
Pour vous examiner en commençant d’en haut. »

Épaisseur violette, un pull est dépecé,
Avant de faire tomber la blouse rose en nylon.
« Il le faut bien afin d’entendre vos poumons ! »
Le second pull-over, je m’en vais attaquer.

Continuons ainsi, gagnons les profondeurs.
Chemisette, soutien-gorge, une archéologie
Combinaisons, dentelle, d’une ancienne mercerie.
Plongée dans les abysses pour ausculter le cœur.

Strip-tease au ralenti, amusant petit rite.
De bonne grâce, je me prête au jeu, cavalier de ce ballet.
Pelure après pelure, je la déshabillais,
Pétale après pétale, j’effeuillais Marguerite.

On respecte !

Régis m’amuse.

La plupart du temps.

La fois où, saoul comme un Polonais, il a débarqué à l’improviste dans mon cabinet après s’être tailladé les avant-bras, ça ne m’a pas amusé du tout.

C’était en fin de journée, je pensais avoir presque terminé et j’étais devant mon ordinateur à envoyer mes derniers mails quand il a toqué à ma porte. Après avoir retiré les feuilles d’essuie-tout qu’il avait utilisées pour emballer ses plaies, je me suis attaqué à désinfecter ses entailles, trop superficielles pour qu’il faille les suturer. Pendant que je faisais des pansements corrects en grommelant, Régis beuglait sur mon divan d’examen.

Ça ne m’a pas amusé non plus la fois où, un coup dans le nez, il avait essayé de me tirer une consultation alors que j’étais attablé pour déjeuner au PMU du village. Je l’avais envoyé promener en lui disant que les consultations c’était au cabinet. Il avait râlé, avait parlé de non-assistance à personne en danger et m’avait fait la gueule pendant quatre mois.

Avant de revenir comme si de rien n’était.

Mais, sinon, il m’amuse.

C’est mon petit morceau de ZUP à moi.

Il vient chaque mois renouveler son traitement. Aussi précis et fidèle avec moi qu’il peut être folklorique.

Il a fini par comprendre le fonctionnement du cabinet et par jouer le jeu. Il passe toujours le matin quand ma secrétaire est là pour prendre rendez-vous pour l’après-midi. Il est ponctuel et pas désagréable lorsqu’il est à jeun. D’ailleurs, ça fait au moins deux ans qu’il a sacrément réduit l’alcool. Du coup, je ne suis pas trop rigide non plus : les quelques fois où il vient sans rendez-vous, si je peux, j’essaie de le voir quand même.

Il me raconte souvent ses ennuis avec les voisins, avec ses enfants, avec les gendarmes.

Quand il me dit qu’il a un flingue, je ne sais pas trop si c’est réel ou pour se vanter.

Quand il me parle de ses cousins de la grande ville, c’est tout un univers inconnu que je découvre : un monde où les filles à marier s’achètent, où on se fait « saigner » si on déconne avec l’honneur de la famille, où les affaires se règlent en liquide.

Je l’écoute cinq minutes, je ne sais pas si tout est vrai ou s’il en invente une partie. Je ne sais pas si je dois rire ou m’offusquer.

Il y a toujours des grosses voitures devant chez Régis, des allemandes, bien sûr. Il les achète, il les revend. Parfois, j’appelle l’assistante sociale pour qu’elle lui donne des bons alimentaires, histoire qu’il se nourrisse d’autre chose que de conserves froides. D’autre fois, ou bien les mêmes, je vois des billets de 200 dépasser de son portefeuille.

Il me fait chier aussi, quand j’ai besoin de le joindre pour une prise de sang où un rendez-vous à l’hôpital, et que je suis obligé de passer chez lui et de le sortir du lit en plein après-midi.

— Vous ne pourriez pas vous prendre un téléphone une bonne fois ?

— Un téléphone ? Vous êtes fou ! On n’a jamais de téléphone chez nous, c’est beaucoup trop risqué avec les gendarmes.

La dernière fois, il fanfaronnait en m’expliquant ses techniques pour sortir les enveloppes des boites de dépôt bancaire et celles pour ouvrir les voitures.

— Mais on ne touchera jamais à la vôtre. On respecte !

Alors ça va.

Laisse moi

Jean-Paul est un patient vraiment sympa.

Agréable, franc du collier et pas chiant pour un sou.

Il a une maladie que je ne maîtrise pas trop mal, assez facile à gérer. En fait, je le vois deux fois par an pour son renouvellement. Ce n’est pas épuisant. Et en plus, c’est une pathologie qui lui donne droit à bénéficier d’une ALD et qui, du coup, me permet de percevoir quarante euros par an en plus des consultations.

Et lui aussi m’apprécie beaucoup depuis que je l’ai tiré d’un mauvais pas.

Vraiment, le patient de rêve.

Mais je lui ai demandé de changer de médecin.

Car Jean-Paul a déménagé. Il y a un an et demi. À soixante kilomètres du cabinet.

D’emblée, je lui avais dit qu’il devrait peut-être changer, que je tenais son dossier à disposition. Mais il ne voulait pas. « Vraiment, Docteur, on vous fait confiance, ma femme et moi. Ça ne me dérange pas du tout de faire la route pour venir vous voir. »

C’est pas bon pour l’ego, ça ?

La dernière fois qu’il est venu, j’ai remis ça. Je lui ai dit que ça ne me plaisait pas de rester son médecin officiel, que ce n’était pas bien pour lui. Et je lui ai raconté l’histoire de William.

William était un vieux monsieur anglais, on ne peut plus british. Avec tout un tas de problèmes de santé compliqués à gérer. Le jour où il a déménagé pour se rapprocher de la ville, il m’avait demandé si j’acceptais de continuer à le suivre. Il me faisait confiance et, si sa femme était bilingue, il ne parlait pas français et il n’y avait pas de généraliste anglophone là où il allait. Je n’avais pas encore tant de patients à l’époque et je me suis senti flatté : j’ai dit oui.

Et le jour où William a fait son accident vasculaire cérébral, ça ne s’est pas très bien passé. Aucun médecin du secteur n’a voulu se déplacer. Débordés et ne se sentant pas vraiment concernés, ils se sont tous renvoyé la balle. Son état n’était pas assez grave pour mobiliser un SMUR et c’est moi qui ai fini par trouver une ambulance pour venir le prendre en charge et pour envoyer aux urgences ce patient que je n’avais pas examiné.

Une situation détestable qui m’avait laissé un goût amer.

J’ai donc raconté cette histoire à Jean-Paul. Je lui ai dit qu’on allait voir ensemble s’il n’y avait pas un Lecteur émérite Prescrire dans son coin, que ça pouvait faire une bonne base de départ. On en a trouvé un.

Je lui ai dit que, s’il avait un problème particulier un jour, il pouvait toujours repasser pour en discuter. Et je lui ai remis son dossier.

Je viens d’apprendre sur le site de la Caisse que Jean-Paul a changé de médecin traitant.

C’est mieux ainsi.

Trousse d’urgence

Pour faire suite à mon précédent billet et suite à une discussion avec les copains, je vous livre ce petit billet sur ma trousse d’urgence. Celle-ci aussi a subi une sérieuse « décroissance » au fur et à mesure des années.

Ce qui me guide aujourd’hui, ce sont ces trois critères :

  • Efficacité : j’ai viré les produits à balance bénéfice-risque non établie.
  • Simplicité : je ne garde qu’un produit quand il y a plusieurs indications possibles.
  • Connaissance : je ne garde que des produits que je sais pouvoir utiliser.

Lorsque je vois certaines « listes modèles », je suis parfois un peu effaré. Quel est l’intérêt d’avoir du Valium en cas de crise d’épilepsie et du Tranxène et du Tercian en cas d’agitation ? Pourquoi s’embêter avec de l’Acupan et de la morphine ?

Voici donc ma trousse d’urgence actuelle. En commençant par le :

Kit de perfusion

Ce kit n’a d’intérêt que parce que je suis en zone rurale, à 40 minutes d’intervention du Samu. En cas d’urgence cardio-vasculaire, je pense que c’est un vrai avantage de pouvoir perfuser le patient le temps que les secours arrive (et puis ça occupe autant le patient que moi durant la vingtaine de minutes où j’ai fini de prendre les constantes, rangé l’ECG et où je n’ai plus grand chose à faire en attendant la cavalerie). Oubliez-le si vous êtes à moins de 20 minutes d’un SMUR. Et si vous ne savez pas/plus perfuser, bien sûr.

  • Soluté de sérum physiologique en poche souple 500 cc (les solutés de G5% n’ont presque pas d’indication, je m’en suis allégé)
  • Tubulure avec robinet 3 voies (les tubulures avec site d’injection simple sont très peu utiles pour le SMUR, c’est du gâchis)
  • Cathéters 18, 20 et 22 G

Injectables

Les incontournables, ceux que j’utilise régulièrement ou plus exceptionnellement mais qui me semblent indispensables :

  • Ceftriaxone 1g (incontournable en cas de pupura fulminans mais je ne l’ai jamais utilisé pour ça. Par contre, je m’en sers régulièrement pour démarrer la première injection en cas de pneumopathie vue à domicile)
  • Solutés : la poudre de Ceftriaxone IM ou IV est la même. J’ai donc pris la forme IM et si un jour je dois le faire en IV, j’utilise comme soluté, l’EPPI de mon aspirine.
  • Aspirine 500 mg (en cas d’infarctus)
  • Furosémide 20 mg : 2 ou 3 ampoules en cas d’OAP
  • Adrénaline 1 mg : utile en cas d’arrêt cardio-respiratoire ou de choc anaphylactique (je ne me surcharge pas d’un Anapen). Sur l’ampoule est scotché une vignette pour me rappeler la posologie en cas d’anaphylaxie.
  • Glucosé 30% : 2 ampoules de 10 cc en cas de coma hypoglycémique (on peut aussi choisir le glucagon mais il doit être conservé à moins de 25° et pas plus de 18 mois, ça me semble plus compliqué à gérer)
  • Morphine 10 mg
  • AINS injectable : personnellement, j’ai opté pour du Kétoprofène 100 mg, les oxicams ont une balance bénéfice-risque moins favorable.
  • Benzodiazépine : j’ai opté pour le Rivotril 1 mg, utilisable en cas d’état de mal épileptique ou (hors AMM) en cas d’agitation. Le Tranxène doit être reconstitué et n’a pas l’AMM pour l’épilepsie, le Valium a une mauvaise biodisponibilité par voie IM en cas d’agitation.
  • HBPM : à chacun de choisir la sienne ou de voir en fonction des seringues qu’il a pu glaner chez les patients ou les infirmières du coin.

Les moins incontournables, soit que leur intérêt est limité, soit que leur utilisation est exceptionnelle ou que je ne suis pas sûr de savoir les utiliser à bon escient :

  • Atropine 1 mg : que je ne pense utiliser que sur conseil d’un régulateur du 15
  • Corticoïde : j’ai opté pour du Célestène 4 mg, je ne vois pas l’intérêt de s’emmerder avec du Solumédrol qui doit être reconstitué. Vu le délai d’action, on peut discuter du caractère « urgent ».
  • Antihistaminique : Polaramine qui peut être utilisée dès 30 mois (mais je ne l’utilise plus guère, ça risque de disparaître un de ces jours de ma trousse)
  • Primpéran 10 mg (que j’utilise de moins en moins et qui pourrait également disparaître un jour)
  • Bricanyl 0.5 mg : j’ai souvenir de l’avoir utilisé 2 fois en 12 ans sur des crises d’asthme très sévères. Donc utilisation assez exceptionnelle mais utile, je pense.

Ont disparu de ma trousse d’urgence : la Naloxone (que j’avais au début et qui peut rester très utile dans un contexte plus urbain), l’Acupan (dont je ne vois plus d’intérêt évident comparé à la morphine), le Tanganil et le Spasfon sans intérêt. Ainsi que quelques doublons dans les benzo, les corticoïdes…

Les non injectables

Il s’agit autant de vrais produits d’urgence que de quelques produits de base en dépannage pour les gardes de nuit et de week-end.

  • Natispray
  • Salbutamol : j’ai de l’Airomir dont je trouve le mécanisme pratique. Mais je pense qu’il pourrait être préférable d’avoir un salbutamol standard et une chambre d’inhalation que je n’ai pas. Ce n’est pas bien.
  • Bétaméthasone solution buvable
  • Paracétamol comprimés ainsi que toute la gamme pédiatrique en suppos et sachets
  • Ibuprofène
  • Benzo : au choix
  • Soluté de réhydratation orale

J’ai encore quelques comprimés de métoclopramide, de lopéramide ou de prednisone en dépannage mais ça ne me paraît pas indispensable.

Et une boite de vitamine K que je garde au cabinet.

Pour finir, j’ai un pense-bête programmé pour me rappeler de vérifier les dates de péremption deux fois par an. Moins on a de produits et de stocks à gérer, moins c’est fastidieux !

Voilà, s’il y a des oublis, à vous de compléter.

Edition du 22/01 :

Je ne peux que vous encourager à lire les commentaires à ce billet, intéressants et argumentés.

Par rapport à la liste que j’ai présentée ci-dessus, la discussion concerne essentiellement :

  • L’adrénaline qui pourrait probablement être remplacée par une forme de type Anapen.

  • L’atropine qui n’est probablement pas indispensable dans une trousse de généraliste.

  • Les corticoïdes : peut-être préférer le Solumedrol. Qu’il faut reconstituer mais dont, précisément, la présentation favorise la conservation.

  • Le Bricanyl injectable qui n’a peut-être pas d’intérêt pour peu qu’on ait de l’Adrénaline et une chambre d’inhalation.

Et d’ailleurs, suite à ce billet, je me décide à en acheter une, de chambre d’inhalation.

Décroissance

Phloroglucinol, carbocistéine, Exacyl, buflomedil

Tous ces produits que j’ai appris pendant mes stages d’internat ou lors de mes remplacements, mon clavier a fini par les oublier. Petit à petit.

Je repense à mes premières ordonnances du début. À l’époque où, faute de mieux, je tâchais d’imiter mes maîtres, de recopier les prescriptions des médecins que je remplaçais. À l’époque où je découvrais tout juste la revue Prescrire et qu’elle me semblait décidément bien aride.

Gingko, trimétazidine, Hexaquine, acetyl-leucine…

Plus je lisais, plus je comprenais ce que je faisais, plus je m’appropriais mes prescriptions, m’éloignant du recopiage et de l’imitation.

Je saisissais l’inutilité de certaines molécules quand ce n’était pas de « familles thérapeutiques » entières. Convaincu moi-même, je me sentais plus à l’aise pour l’expliquer à mes patients.

J’ai appris à négocier. « Bon, je vous laisse le Tanakan inscrit sur l’ordonnance et je vous propose de ne pas le prendre aujourd’hui. Mais si vous trouvez vraiment que ça va moins bien d’ici deux ou trois semaines, vous pourrez aller le chercher. Ce sera à vous de décider. » Et le plus souvent, à la consultation suivante, cette ligne disparaissait de l’ordonnance chronique.

Coquelusedal, thiocolchicoside, Lysopaïne, diosmine…

J’ai encore du progrès à faire. Je me sens toujours un peu sale quand je continue à noter des « pschitts » pour le nez. Je me dis que, si je les enlève, il ne restera généralement plus que le paracétamol sur les prescriptions des patients qui viennent me voir pour leurs rhino-broncho-laryngo-pharyngites.

Il m’arrive de lâcher sur certains de ces produits lorsque, vraiment, le patient insiste de trop et qu’ils sont dénués d’effets indésirables sérieux.

Et il reste bien encore un peu d’Ikorel sur quelques ordonnances.

Je ne me sens pas encore assez sûr de moi pour mener ces batailles et franchir ces derniers pas. Mais je pense que, petit à petit, j’y parviendrai dans les prochaines années.

Hexaspray, nifuroxazide, Pivalone, beta-histine…

Immense privilège du médecin installé par rapport au remplaçant que j’étais, je peux infléchir progressivement les prescriptions de mes patients chroniques, les habitudes des autres pour les petites pathologies aiguës.

De la même manière, j’ai appris à me concentrer sur une seule molécule, parfois deux, pour chaque famille de médicaments. Mon IEC, c’est le ramipril, mon macrolide, c’est la spiramycine, mon anticalcique, l’amlodipine, mes benzo, l’alprazolam ou le clotiazepam.

Je les maîtrise bien, leurs dosages, leurs indications, leurs présentations.

Les autres, je les connais plus vaguement. En cas de besoin, je sais où chercher les informations, mais je ne m’en surcharge pas l’esprit.

Troxérutine, heptaminol, magnésium, Hélicidine…

C’est beaucoup plus facile pour moi en fait. Plus confortable aussi.

Année après année, j’ai arrêté de prescrire tous ces produits. Mes patients ne s’en portent visiblement pas plus mal. Peut-être mieux. Ils ne mettent en tout cas pas plus de temps à guérir de leurs rhumes ou de leurs vertiges paroxystiques.

Petit à petit, mes ordonnances se simplifient.

L’une après l’autre disparaissent babioles et fanfreluches.

Je me concentre sur l’essentiel et me dépouille de l’inutile.

Brouillard

J’aime bien Violette.

Je crois qu’elle m’aime bien aussi.

Et pourtant, ce n’est rien de dire qu’elle n’affectionne pas les médecins.

Dommage pour elle, elle ne peut pas vraiment s’en passer. Avec sa grosse maladie cardiaque et son arythmie chronique, elle se retrouve avec un traitement lourd et bourré de possibles interactions. Qu’il faut bien renouveler.

Elle veut bien me voir. Mais pas trop souvent. Et prendre les médicaments que je lui prescris. Et faire les INR (1) . Mais pas beaucoup plus.

Consulter un spécialiste ? C’est toujours « On verra la prochaine fois. » En été, il fait trop chaud. En hiver, trop froid. Et à l’automne, c’est la pluie. Deux ans que je jongle avec ses traitements cardiaques sans avoir tous les éléments qu’il me faudrait. Je lui avais pris d’autorité un rendez-vous chez le cardiologue. Elle l’a annulé.

Et en plus, je suis convaincu que Violette a une maladie qu’on n’a pas encore diagnostiquée. Avec ses problèmes de santé connus, sa morphologie très particulière, ses anomalies de la peau, je suis sûr qu’elle a un truc. Et je ne sais pas quoi.

Comme elle ne veut pas voir de spécialistes, j’essaie de me débrouiller.

Comme elle n’a pas de complémentaire, je me limite sur les prescriptions qui ne rentrent pas dans son ALD. (2)

Au début, je pensais qu’elle avait un Cushing. La cortisolémie était normale.

Il y a six mois, je me suis dit « C’est un lupus ! » (ouais, sans blague…), je lui ai demandé s’il elle était d’accord pour faire une prise de sang pour vérifier. Comme elle m’aime bien, qu’elle me fait confiance et que c’est quand même sa santé, elle m’a répondu « D’accord, mais c’est la dernière fois. »

Ce n’est pas un lupus. Bien sûr.

Il y a trois jours, je me suis demandé s’il n’y avait pas une sclérodermie. Je n’ai pas encore osé lui en parler.

Ah ça ! Qu’est-ce que j’aimerais refiler son cas au Dr House. Mais je n’ai pas son numéro de portable. Et puis de toute façon, elle refuserait d’aller le voir, alors…

Jusqu’à l’an dernier, elle venait au cabinet avec son mari. Depuis, c’est moi qui vais à la maison.

Ce n’est pas vraiment que ça me dérange, mais je ne sais pas pourquoi.

Au demeurant, ces visites sont plutôt sympas.

Je me gare au sommet de la colline, pousse le portail et passe devant le molosse attaché qui hurle autant qu’il bave. Je traverse alors le jardinet propret avec ses statues de plâtre et sa petite mare, dotée d’une mini-fontaine en fausse antiquité et d’un vrai poisson rouge. J’arrive à la tonnelle qu’ils ont bricolée, là où j’examine Violette quand ce sont les beaux jours, entre les fleurs et les citronniers. Une jolie tonnelle avec des rideaux en dentelle et de la toile cirée. Et du papier journal qui tapisse le plafond.

Je rentre par le salon. Au milieu, une immense table dont je vois les bords. Mais pas le plateau qui est intégralement recouvert d’un invraisemblable bric-a-brac. Toutes les plus belles poupées et kitcheries d’un rêve de grand-mère.

J’arrive dans la cuisine, les roquets de la maison viennent me renifler les mollets, le chat dort sur la table en formica. Violette se laisse gentiment examiner sur sa chaise. Toujours de bonne humeur.

Quand je dis examiner, je me comprends. Ça vaut ce que vaut un examen clinique dans cette pièce mal éclairée, coincé entre la table et le poêle à bois qui me brûle les fesses. « J’aime bien avoir chaud. »

Chez Violette, ça fait partie de ces visites où j’ai renoncé à partir sans boire ce qu’on m’offre. Je perds plus de temps à essayer d’expliquer que ce n’est pas nécessaire, que j’ai d’autres patients qui m’attendent et que je suis déjà en retard. Prendre cinq ou dix minutes pour un café ou un panaché, c’est plus rapide, en fait.

J’ai tenté de comprendre pourquoi elle ne voulait plus venir en consultation. J’ai questionné gentiment. J’ai râlé un peu en disant que, non, non, non, la prochaine fois ce serait au cabinet. Et, décidément, je ne sais pas.

Quand elle m’a dit, sans aucune agressivité et pas sur le ton du chantage, que si je n’acceptais plus de passer à domicile, c’était dommage, qu’elle le comprenait et que, tant pis, elle demanderait à un autre médecin de venir, j’ai saisi qu’on était dans le non-négociable.

En fait, elle ne sort plus de chez elle.

Certes, elle a mal aux pieds. Mais « non, pas tous les jours quand même ! »

Elle a peur de tomber. Mais « non, je ne suis jamais vraiment tombée. »

Elle est essoufflée. Mais « oh oui, comme d’habitude, pas plus que ça. »

Ah ! J’ai oublié de préciser : Violette a soixante-douze ans.

Dans la médecine d’aujourd’hui, c’est encore jeune. Bon nombre de mes autres patients sont (beaucoup) plus âgés que ça. Plusieurs nonagénaires viennent au cabinet sans difficulté.

Son cœur ne va pas très bien, et je bricole avec les petits moyens qu’elle me laisse.

Je suis sûr qu’elle a une maladie hormonale ou génétique et je ne sais pas quoi.

Je ne sais pas quoi et je ne vois même pas comment faire pour essayer de le savoir.

Je ne sais pas quoi et je ne vois même pas à qui demander si je ne suis pas en train de courir après un zèbre qui n’existe pas.

Elle aurait quatre-vingt-douze ans ou davantage, je me dirais qu’on peut laisser filer doucement. Mais elle a vingt ans de moins et je n’arrive pas à me faire à l’idée de lâcher prise.

Je ne sais pas ce qu’elle a et quand je lui dis qu’elle m’embête avec son fichu caractère et qu’elle ne m’aide pas beaucoup à l’aider, elle ne me permet même pas de lui en tenir rigueur. « Oh, mais ce n’est pas grave, Docteur, on sait bien que vous faites ce que vous pouvez. Ne vous en faites pas : on ne vous fera jamais de reproches. »

Elle m’en demande un minimum et je culpabilise tout seul de ne pas faire mieux.

Je crois que je lui en veux un peu quand même.

 

(1) L’INR est le dosage qu’il faut faire très régulièrement (au moins une fois par mois) pour la surveillance des patients qui prennent des « antivitamine-K », une famille d’anticoagulants.
(2) Dans le système français, les patients qui présentent des maladies considérées comme graves et/ou longues et/ou coûteuses, bénéficient (encore…) du système des ALD « Affections de Longue Durée » qui leur permet d’être couverts à 100%, uniquement pour la maladie prise en compte.

Gimme a break

Il y a quelque temps, je téléphonais à ma mère, pour prendre des nouvelles. Nous avons raccroché de manière un peu précipitée. Pas vraiment fâchés, mais quand même.

— Oh, en ce moment, tout le monde est malade autour de nous ! J’ai appelé notre voisine, Mme Dupont. Elle avait une drôle de voix. En fait, on vient de trouver un cancer du sein chez sa fille. Elle a été opérée et elle a de la chimio : elle a perdu tous ses cheveux.

— Oui, OK, c’est moche pour elle.

— Et puis, il y a Monsieur Durand : il a dû aller aux urgences. Il avait une sacrée pneumonie, il a même craché du sang.

— Mmmh…

— Et ce n’est pas tout, il y a aussi Madame…

— Maman, ça va. Tu ne veux pas me parler d’autre chose que d’histoires de maladies. J’entends ça toute la journée.

— Oh bon, je te parle des gens qu’on connait, de ce qui se passe autour de nous.

Elle n’avait pas vraiment tort. Les questions de santé occupent une bonne part des discussions de tous les jours. Quoi de plus naturel ?

D’autant plus qu’en s’adressant à un médecin, on attend une certaine expertise, un éclairage supplémentaire. Et puis, il n’est pas illogique de se dire que ça va l’intéresser.

Les autres je ne sais pas. Mais, moi, je ne supporte pas.

Toute la journée, ou presque, je parle de maladie, de mort, de cancer, de douleurs, de dépression. Bien sûr, il y a des instants heureux, mais, tout de même, les gens viennent surtout nous voir quand ils ne vont pas bien.

Et toute cette souffrance me pompe.

Elle pompe mon énergie. Tous ces malheurs, toute cette douleur, même quand on a appris à se préserver et à garder une certaine distance, c’est fatigant.

C’est mon boulot, je l’ai choisi et je l’aime. J’accepte ça. Je prends ces nuages et ce brouillard, je les prends pour les moments de soleil.

Lors d’une consultation, je ne compte pas mon temps et je tâche d’être totalement à l’écoute. Si vous venez m’évoquer vos soucis et vos maladies, tant que vous serez dans mon bureau, il n’y aura que ça d’important à mes yeux. Mais, vraiment, quand j’ai quitté le cabinet, c’est fini. Je ne supporte plus d’entendre parler de problèmes de santé. Je pourrais presque en être agressif. Je veux du rose et du doré, du miel et du lait.

C’est aussi pour ça que j’habite un peu à l’écart, à quelques kilomètres du cabinet. C’est pour ça que je redoute d’avoir à me rendre dans les commerces du coin.

Si vous croisez votre médecin par hasard, en-dehors de son lieu de travail, vous pouvez aller lui dire bonjour, bavarder de choses et d’autres comme vous papoteriez avec n’importe quelle connaissance.

Mais, de grâce, ne lui parlez pas de santé. Ni de la vôtre, ni de celle des autres.

En tout cas, ne m’en parlez pas à moi. Parce que, en dehors de mon cabinet, et sauf si vous êtes de ma famille ou de mes amis proches, ça ne m’intéresse pas.

P.S. Alors que je m’apprêtais à mettre ce billet en ligne, j’apprenais qu’un ami qui m’est cher allait devoir mener une bataille aussi rude qu’inattendue. Roger, n’hésite pas à me donner de tes nouvelles, ta santé m’importe beaucoup !

Crépuscule

Mme Lautomne a fait partie de mes premiers patients il y a 6 ans.

Elle était déjà veuve, déjà un peu anxieuse.

En 2007, elle avait eu une mauvaise passe : l’impression de perdre les pédales, des cauchemars de départ en maison de retraite. Je lui avais fait un MMS de Folstein : 30/30, il était parfaitement normal. Nous avions été rassurés.

Petit à petit, elle semblait de plus en plus angoissée, se plaignait de plus en plus souvent de son ventre. On avait fait des bilans qui n’avaient rien trouvé de spécial à se mettre sous la dent.

Au printemps de l’an dernier, j’avais refait le MMS : 25/30. Ce n’était pas encore alarmant mais quand même, la dégradation était réelle. La gériatre consultée avait écrit : « « Les troubles cognitifs sont restés assez stables, il persiste un manque du mot et il faut parfois l’aider à finir ses raisonnements. »

Mme Lautomne a fini par réclamer elle-même d’aller en maison de retraite.

Je suis le spectateur, presque impuissant, de sa déchéance.

Depuis trois mois, elle me faisait appeler très régulièrement. Pour des plaintes vagues, difficiles à étiqueter. Avec des angoisses de plus en plus envahissantes et une parole de plus en plus difficile. Elle ne trouvait plus ses mots, ne savait plus trop bien où elle était.

C’est ma remplaçante qui a fini par l’adresser à l’hôpital pour écarter une éventuelle cause curable à ses troubles.

Ils n’ont rien trouvé de particulier. Et ont conclu à une dégradation particulièrement rapide de sa démence (1).

Je viens de passer la voir à la maison de retraite.

Elle m’a fait de la peine.

Avant de me rendre dans sa chambre, j’ai discuté avec l’infirmière qui m’a confirmé que Mme Lautomne a encore de vrais moments de lucidité.

Les dernières lueurs du crépuscule.

Le matin même elle l’avait appelée pour lui dire son angoisse. Son affolement de ne plus savoir comment aller aux toilettes seule. L’infirmière lui avait expliqué « Voilà, vous baissez votre pantalon et vous vous asseyez sur les toilettes. » « Oui, mais après ? »

Lorsque je suis rentré dans sa chambre, Mme Lautomne était demi-couchée, demi-assise en travers de son lit. Elle qui, avant, ne se serait jamais laissée aller ainsi.

 …

— Vous voulez que je regarde votre ventre ?

— Oui.

— D’accord.

— Ah, c’était le petit, le petit, le bonhomme là… qui m’a… qui m’a… je disais que je l’avais pas vu… mais si puisque…

— Quel bonhomme ?

— le… le petit… hoho… ça m’arrive… ça m’arrive là…

— Bon, je ne vois rien d’inquiétant. Votre ventre est bien.

— Là, ça va.

Je sors le tensiomètre.

— Douze et demi sur huit.

— Ah voila je reconnais pas tous ces mots.

— Votre tension est bien !

— Oui.

— J’ai souvent envie… envie de voler… euh… envie de voler…

— Vous avez envie de voler ?

— Ah ben j’ai envie de… de faire… de… Ah ! Je sais plus… je sais plus me proposer… J’ai envie de vomir quand je suis avec les autres. Mais je me regarde pas.

— Bon, je vais préparer l’ordonnance pour les médicaments.

— Oui, les médicaments peut-être sont pas trop bien… trop bien faits.

— Pourquoi ?

— Parce que je .. ils… tra… on prepa… je sais pas, je sais pas, c’est pas correct.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus. (elle sourit) J’ai un peu la tête de travers.

— Je vois ça.

(1) J’ai déjà eu l’occasion de dire que le terme « démence » n’a pas le même sens dans le langage médical que dans le langage courant. Ce décalage peut être surprenant et choquer. En médecine, les « démences » regroupent diverses maladies neurologiques se traduisant par une perte des capacités cognitives. Il n’y a aucune notion psychiatrique et, encore moins, de « folie furieuse ».

Facile

Avant de partir en « voyage de Pacs », je vous offre ce petit billet « facile ».

Je ne pourrai probablement pas modérer les commentaires jusqu’à fin novembre : pas d’inquiétude.

***

J’adore Henri. Il me délasse.

Avec lui, tout est simple : je lui pose une question, il me répond sans chipoter. Je lui dis ce que je pense, il me dit d’accord.

La première fois que je l’avais rencontré, c’était avant même mon installation. Pour tâter le terrain, j’étais venu remplacer un confrère du secteur pendant une semaine. Henri avait choisi ce moment pour faire renouveler sa prescription et montrer les résultats de son bilan biologique. Des Gamma GT un peu hautes, des globules rouges un peu gros…

— Vous buvez surtout du vin à table ?

— Uuuhhh là ! C’est que l’eau, ça a pas beaucoup de goût.

Il était revenu trois mois après mon installation. Diabète, tension, goutte, on avait de quoi s’occuper.

Un jour, lors d’un renouvellement, il m’a annoncé fièrement qu’il faisait une « cure d’eau » depuis deux semaines et qu’il n’avait pas bu une larme de vin. Il voulait voir « ce que ça faisait. »

Il avait fini par reboire un peu d’alcool, moins souvent, moins beaucoup. Petit à petit, Henri changeait ses habitudes – « L’eau gagne. » – il perdait doucement du poids.

Un jour, son épouse qui est aussi rêche qu’il est rubicond a décidé de demander le divorce. Et de le mettre hors de la maison dont elle avait hérité de ses parents. À soixante-treize ans, Henri s’est retrouvé à habiter dans un petit F1 d’une résidence de personne âgées.

Passant devant, je l’aperçois un jour, lézarder sur la terrasse.

— Ça va, Monsieur Henri ?

— Uuuhhh la ! Un peu qu’ça va ! Y a personne qui m’emmerde et qui m’gueule dessus. J’fais tout comme je veux. J’suis comme un coq en pâte.

Il y a quelques mois, je l’ai vu au cabinet pour son renouvellement. Il en a profité pour me dire qu’il était « enrhumé » depuis trois jours. Au point d’avoir dû passer les deux dernières nuits dans son fauteuil. En fait, il était gonflé de partout et il avait pris sept kilos. Une belle poussée d’insuffisance cardiaque. Comme c’était la deuxième fois que ça arrivait, je lui ai dit de moins attendre à l’avenir et que, quand même, c’était le deuxième coup qu’il me parlait de « rhume » et que c’était plus grave que ça, et qu’il devrait comprendre. Et je l’ai envoyé aux Urgences.

Au retour de l’hôpital, je lui ai proposé de s’acheter une balance pour pouvoir se peser chaque semaine. Et je lui ai recommandé d’essayer de limiter un peu le sel.

Je l’ai revu récemment, trois mois plus tard, pour son renouvellement. Je lui ai demandé si ça allait et s’il avait bien compris les symptômes qui devaient l’inquiéter en cas de récidive.

— Si fait, j’ai bien compris maintenant ! D’ailleurs, j’me suis acheté une balance et je me pèse. Tous les lundis ! Ça bouge pas. Et p’is de t’te façon, je rajoute plus du tout d’sel. C’était un peu difficile au début, mais maintenant, ça va impeccab’ !

— Mais vous avez quand même le droit de saler un peu, si vous voulez. On n’en est pas là.

— Ah non, mais ça va impeccab’, hein.

Voilà, Henri fait partie de ces patients modèles. Ceux qui font tout le boulot eux-mêmes pour peu qu’on leur donne quelques clés.

Et qui, en plus, nous font croire qu’on y est pour quelque chose.

— Eh ben ! Moi, j’vous écoute. Faut toujours écouter son docteur. Sinon, à quoi qu’ça sert ?