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Airbus

Thierry est un rescapé.

Lorsque je l’ai vu la première fois, cela faisait déjà une paire d’années qu’il avait fait son premier infarctus. À trente-six ans.

Pourtant, petite victoire, c’est le premier homme de sa famille, sur trois générations, à dépasser les cinquante ans. Infarctus, attaques cérébrales, artérite, néphropathie, sa généalogie est une encyclopédie médicale.

À peu près toutes ses artères se sont bouchées, les unes après les autres. Une bonne partie a déjà été désobstruée. Je ne suis plus très sûr du nombre d’interventions et de la quantité de stents (1) que son corps renferme.

Pourtant, il n’a jamais fumé ! Mais c’est vraiment le seul facteur de risque cardio-vasculaire qu’il n’a pas. Pour le reste, c’est la « complète ».

Bien sûr, il a une liste de médicaments absolument effrayante. Une douzaine de produits plus dangereux et délicats à manipuler les uns que les autres. Et le plus souvent, au maximum de la dose possible. Des traitements tout aussi vitaux pour lui qu’ils sont risqués.

On dit généralement que les interactions sont inévitables à partir de trois ou quatre substances différentes. Vous pouvez imaginer l’imbroglio dans le cas présent.

Il est venu me voir dans les premiers mois de mon installation. Auparavant, il était suivi par le pire charlatan des environs, bien pire que le Dr Moustache. Un médecin qui recrute ses patients-électeurs vingt-cinq kilomètres à la ronde, qui se vante de comptabiliser soixante à soixante-dix « actes » par jour et qui fait vraiment n’importe quoi. Un personnage d’autant plus répugnant qu’il intervient en particulier dans les milieux les plus modestes.

Je relis avec consternation ce que j’avais noté la première fois que je l’avais vu :

« Souhaite changer de MT. Situation catastrophique sur le plan des facteurs de risque.
1) Diabète : dernière HbA1C à 10,3%
Début de l’insuline le 27/01.  Doses adaptées par l’infirmière, a priori sans protocole clairement établi.
2) Anticoagulation
Pourquoi un AVK  ? A voir selon dossier
INR à 4,0 : est redescendu à 3/4 cp au lieu de 1. Ne reçoit aucune indication précise pour l’adaptation des doses (le médecin lui dirait de « se débrouiller avec les résultats »)
3) Cholestérol : LDL 2,04 g !!! Sous Lipanthyl (2)


Pas d’examen des yeux de fait depuis au moins 2 ans
Pas de microalbuminurie de faite
=> pour l’instant on adapte le Previscan et on récupère le dossier
Prévoir hospitalisation programmée pour essayer de rééquilibrer tout ça ? »

J’ai beaucoup d’affection pour Thierry et sa famille. Ce sont des gens extrêmement modestes : CMU, HLM, invalidité et pourtant ils ne déméritent pas. Son épouse travaille durement pour ramener un salaire à la maison. Lui l’aide comme il peut. Il ne sait pas lire.

Ce sont des patients vraiment attachants : très gentils, hyper sérieux avec les traitements et les — nombreux — rendez-vous.

D’ailleurs, les résultats sont là, au moins en partie. Thierry est toujours très obèse, mais il a perdu tranquillement une quinzaine de kilos, le diabète et le cholestérol sont presque dans les clous et il n’y a plus eu de gros pépin depuis cinq ans.

On a convenu qu’on en restait à des ordonnances mensuelles. Trop de problèmes à gérer, de courriers à faire, de rendez-vous à planifier. À l’inverse, quand ils ont un empêchement, ils m’appellent et je fais une prescription sans le revoir. Je sais que c’est occasionnel et que le suivi est rigoureux.

Même en le voyant très régulièrement, c’est exceptionnel que j’arrive à boucler la consultation dans les vingt minutes prévues. On déborde presque toujours.

En médecine générale, il y a des choses vraiment faciles à gérer. À peine besoin de réfléchir, on déroule. Une angine blanche chez un patient lambda, c’est simple comme de la trottinette.

Pour beaucoup de mes autres consultations, ça reste assez abordable : deux-trois cadrans, quelques leviers à actionner, l’un ou l’autre bouton.

Mais quand Thierry arrive dans mon cabinet et qu’il s’assoit en face de moi, quand j’ouvre son dossier et que clignotent alertes et pense-bêtes, quand je me prends à relire les diverses lettres reçues récemment, les résultats de prises de sang, et qu’il me faut la molette de la souris pour afficher tous ses traitements et ses antécédents, j’ai bien souvent l’impression de me retrouver dans la cabine d’un gros porteur.

Dans un cockpit aux multiples cadrans, aux dizaines de boutons et de leviers avec des lumières rouges et vertes dans tous les sens.

Le dossier de Thierry, c’est mon Airbus à moi. Avec lui comme copilote.

« Le Commandant Borée est heureux de vous accueillir à bord de ce vol. Des turbulences sont à craindre, veuillez attacher vos ceintures s’il vous plaît. »

(1) Un « stent » est une sorte de petit ressort qui permet de maintenir une artère ouverte après qu’on l’ait dilatée.
(2) Un vieux médicament contre le cholestérol sans efficacité notable démontrée. On a beaucoup plus efficace dans notre musette !

***

Pour le livre, l’ami Le Burp a réalisé ce dessin. Merci !

Chaos

Simon, je t’aime bien.

Cinq ans à te suivre. Plus ou moins, selon ton humeur.

Ta putain d’humeur qui joue aux montagnes russes.

Malgré tous les traitements que le psy a déjà essayés, rien n’y fait. Comme le yoyo sur son fil, tu sais que lorsque tu es en haut — un peu trop haut d’ailleurs — tu vas redescendre. Immanquablement.

Tu commences à bien te connaître. Tu les sens arriver les embardées. Mais tu ne parviens quand même pas les empêcher. Et, nous, pas tant que ça non plus.

Parfois, lors des consultations, tu me parlais de tes projets, de l’entreprise que tu voulais créer, des idées qui fusaient. Ça paraissait chouette. J’essayais tout de même de te glisser qu’un poste d’employé dans un boulot pas trop stressant, aux horaires fixes, ce serait sûrement mieux pour toi.

Plus souvent, tu arrivais et c’était marée basse. Aucune énergie, tu passais ta journée devant la télé, envie de rien, même pas de fumer ! Tu te secouais à peine pour venir faire le plein des médicaments.

Tu avais un travail. Tu en as eu plusieurs en fait. Mais qui peut suivre ton rythme dans une entreprise normale ? Entre les moments où tu fais n’importe quoi en te prenant pour Superman et ceux où tu plonges jusqu’à ne plus te lever le matin pour aller bosser.

Tu as même eu une copine. Ça a tenu quelques mois, peut-être un an. Ça m’avait fait plaisir, j’avais cru que ça pourrait t’aider à te stabiliser. Mais elle aussi, elle a fini par se lasser et par avoir peur. Tu es de nouveau tout seul avec ta mère et tes frères pour te rendre visite.

Un an et demi que je ne t’avais pas vu. J’avais eu quelques nouvelles de toi, je savais que tu étais dans une phase basse qui persistait. En fait, tu n’allais même plus chez le psy et tu ne prenais plus aucun médicament.

Tu es quand même revenu me trouver parce que tu avais mal au bide. Vraiment. Et que ça ne pouvait plus durer.

Forcément. Six mois que tu te nourrissais de pâtes et de sauce tomate. Exclusivement.

C’était ta sortie hebdomadaire. Rapidement, l’aller-retour chez l’épicier pour refaire le stock. Surtout ne pas traîner. Et le reste de ta semaine, tu le passais dans ton lit à regarder la télé.

Tu n’étais même pas exactement triste. Jamais tu n’as parlé de mourir.

Tu étais seulement vide.

— Je ne suis pas vraiment malheureux comme ça. C’est encore en restant allongé sans rien faire que ça va le moins mal.

Tu m’as dit que tu n’avais simplement pas envie d’essayer de t’en sortir. Ni d’en finir pour autant.

Et tu m’as demandé :

— D’ailleurs, pourquoi les médicaments ne marchent pas ?

Qu’est-ce que j’en sais, mon pauvre Simon, pourquoi les médicaments ne marchent pas chez toi ? Pourquoi ta tête t’impose-t-elle cette danse infernale, deux pas en avant, trois pas en arrière ?

Tu n’es pas fou. Je ne t’ai jamais connu délirant, seulement un peu « too much » par moments. Tu as parfaitement conscience de ta maladie qui te pourrit la vie, comme le diabète peut pourrir celle d’un diabétique.

On a parlé politique ensemble à l’occasion, on a plaisanté. Tu es sympa, tu sais être drôle.

Tu as mon âge.

Qu’est-ce qui a cloché ? Qu’est-ce qui fait que je suis le médecin et que tu es le patient ?

Qu’est-ce qui fait que tu n’arrives pas avoir un boulot, une copine, une vie de famille normale ? Que tu es le spectateur impuissant de ton propre chaos pendant que je suis ma route tranquillement ?

J’aimerais tellement pouvoir t’aider mieux que ça, Simon. J’aimerais pouvoir te dire que ça va passer, qu’on va te guérir, trouver un super médicament qui marche à tous les coups, que tu pourras mener une vie comme celle des autres.

Même si tu en es d’accord, j’aimerais pouvoir faire mieux que de t’envoyer à l’hôpital le temps que le balancier reparte dans l’autre sens.

Jusqu’à la prochaine fois.

Mon cabinet idéal

Comme tout le monde, j’ai commencé par faire des remplacements.

De cabinet en cabinet, je trouvais des trucs sympas et pratiques et d’autres où je me disais « jamais ça ! »

Bien sûr, dans aucun de ces cabinets je n’ai trouvé tout ce qui me plaisait (mais parfois, je ne trouvais rien). Petit à petit, je me suis donc imaginé mon « cabinet idéal », là où je serai à l’aise pour travailler dans de bonnes conditions. Et quand l’envie d’être « chez moi » est devenue plus grande que les avantages du statut de remplaçant, je me suis installé.

Je vais donc partager avec vous quelques uns de ces petits trucs glanés au long de mon parcours.

Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer…

1. La table d’examen

Evidemment, j’ai choisi une table sur roulette et à hauteur variable : tellement plus confortable pour les patients… et pour mes vertèbres.

Surtout, je l’ai prise en largeur 80 cm. Ça me permet de m’asseoir à côté du patient, ou bien derrière lui, pour l’examiner confortablement, ou encore de poser mon matériel directement à côté. Et c’est beaucoup plus agréable pour les patients obèses.

Petit détail : j’ai demandé à ce que le rouleau de papier soit placé à la tête et non aux pieds comme c’est le plus fréquent. En effet, aucun problème à glisser le drap froissé par la tête d’un patient sous les pieds du suivant mais l’inverse n’est guère possible. Donc, plutôt que de changer des longueurs entières, je déroule le papier petit à petit. Grosses économies de consommables (et sachez que les consommables médicaux sont scandaleusement chers).

Promotal Quest(Nouvelle génération du « Promotal Quest » qui, par contre, n’existe plus qu’en 65 ou 75 cm – environ 2 500 €)

 2. Pour y voir clair

Combien ? Combien de fois ai-je pesté contre des éclairages insuffisants ou mal fichus ? Contre des lampes montées sur des roulettes qui venaient systématiquement me traîner dans les pieds ? C’était décidé, j’aurai un scialitique accroché au plafond pour éclairer puissamment ce que j’ai sous les yeux et sans que ça m’encombre.

Halux iris(Scialitique Halux iris, version plafonnier – environ 1 500 €)

 3. La gorge et les oreilles

Y voir clair… Le souci avec les otoscopes portatifs, c’est que, généralement, on se décide à changer les piles quand on n’y voit vraiment plus rien.

J’avais donc découvert ce dispositif mural branché sur secteur : la garantie d’avoir toujours une lumière pleine puissance.

Station murale Heine(Station murale Heine EN 100 – environ 750 € l’ensemble sans la lampe à fente que je n’ai pas)

4. Les petits

Je suis particulièrement fier de ma table d’examen pour bébés. Ça, je ne l’ai vu nulle part, c’est moi qui l’ai bricolée.

A noter que dans mon nouveau cabinet, j’ai installé une « rôtissoire » pour qu’ils aient bien chaud quand il fait frais. A tester l’hiver prochain.

5. Le lavage des mains

J’ai tout connu : les savonnettes grises, les torchons de la même couleur ou carrément l’absence de point d’eau dans la salle d’examen.

Et puis, bien sûr, les bons robinets classiques avec poignée. Comme ça, quand on vient d’examiner des pieds qui puent, on hésite bien avant de se décider « Merde, je vais dégueulasser les poignées, il n’y a pas d’autre solution ? Ben, non, il n’y a pas d’autre solution… »

J’ai opté pour un mitigeur à commande infrarouge et, bien sûr, un distributeur de savon liquide (il avait une commande au coude qui m’a lâché lors du déménagement et le modèle ne se fait plus).

Et puis aussi un évier carré à fond plat, c’est quand même plus pratique quand on a du matériel à laver.

(Mitigeur Grohe Europlus E – environ 680 €)

 6. La stérilisation

Vous le savez, dans mon coin de brousse, j’ai souvent affaire à diverses plaies, brûlures, échardes… Pour les sutures, j’utilise bien sûr des kits à usage unique (c’est une obligation légale, en tout cas pour appliquer la cotation officielle).

Il existe, certes, du matériel à usage unique mais il est souvent de moins bonne qualité et, vu la diversité des instruments, les stocks seraient compliqués à gérer.

J’ai donc investi dans un autoclave type S.

(Autoclave Euronda E7 – environ 4 500 €)

 Je stérilise mon petit matériel sous sachet pré-scellé, c’est la seule manière d’être sûr de la stérilité jusqu’au moment de l’utilisation.

7. Qu’a fait Ikéa pour moi aujourd’hui ?

Ikéa m’a fait des meubles et des tiroirs parfaits pour satisfaire mes obsessions de rangement !

8. Les dossiers

Pour le dernier chapitre, on va sortir de ma salle d’examen.

Je ne sais pas comment ils font, tous ces confrères qui archivent leurs dossiers dans des micro pochettes cartonnées format demi ou tiers de A4. Des pochettes généralement compressées les unes contre les autres sans points de repères visibles. Des courriers qu’il faut s’échiner à plier et à déplier pour les classer ou les relire.

C’est dans le cabinet où j’ai mes meilleurs souvenirs de remplacement que j’ai réalisé que des dossiers suspendus avec des pochettes A4, c’était quand même infiniment plus pratique. Pas plus de 4 ou 5 pochettes par dossier suspendu histoire de trouver rapidement celui que l’on cherche.

Encore que ce soit plus pour ma secrétaire que pour moi puisque tout est informatisé et qu’en réalité, j’ai, pour ma part, rarement besoin d’y accéder.

Voilà, c’était un rapide petit tour de mon cabinet. Il y aurait encore des tas de choses à vous montrer mais elles sont beaucoup plus classiques.

Je n’ai regretté aucun de mes achats sauf la petite cuve de nettoyage à ultrasons qui ne tenait pas ses promesses et qui n’était finalement pas indispensable, mais elle ne m’a pas ruiné.

À ce sujet, vous aurez constaté que le matériel médical, pour peu que l’on exige une certaine qualité, coûte assez cher. Les gros équipements que j’ai présenté ici représentent déjà plus de 10 000 €. Au total, il faut compter, je pense, entre 20 et 30 000 €, selon ses besoins, pour équiper un cabinet de généraliste à neuf. Ramené à notre chiffre d’affaire, ça n’est cependant pas excessif.

Dernière chose : le titre de ce billet pourrait être trompeur.

Travailler à l’aise, dans de bonnes conditions matérielles et dans des locaux adaptés, c’est hyper important.

Cependant, pour que ce soit vraiment un « cabinet idéal », ça ne suffit pas : environnement professionnel, associés, secrétariat, localisation, autant de choses qui sont probablement encore plus cruciales, même si elles sont plus personnelles.

Mais c’est une autre histoire…

Ctrl + Z

Jane est venue me voir pour la première fois il y a quatre ans.

On peut dire qu’on a une relation complexe.

Elle est arrivée avec son dossier. On venait de lui enlever un sein.

Elle demeurait un peu loin du cabinet, dans un village aux limites du canton. Ma secrétaire lui avait dit qu’en principe je ne prenais aucun nouveau patient qui habitait là-bas.

Je m’occupais cependant déjà d’une de ses amies et de son frère, un bon gros nounours heureux de vivre. Elle m’a touché avec son histoire, je lui ai dit oui. Elle a pleuré.

Avant la retraite, elle dirigeait un centre de naturo-aromathérapie. Venir me voir, moi, cartésien et adepte de la médecine fondée sur les preuves ! Ce n’était pas gagné que nous réussirions à conjuguer nos points de vue.

Mais je crois que Jane a quand même conscience des limites de l’aromathérapie et que, contre son cancer, mieux vaut tout de même assurer ses arrières.

C’est ainsi que nous nous sommes apprivoisés, je la sentais bien souvent éclatée entre les convictions qui ont fait sa vie et la confiance qu’elle nous accorde, à moi et aux spécialistes.

Elle avait tout un tas d’effets indésirables, aussi diffus et imprécis que non répertoriés dans les notices. Pourtant, elle continuait, j’en suis certain, à suivre les prescriptions que je lui proposais.

Moi, perdu dans ma rationalité, j’avais du mal à m’y retrouver. Je tâchais de lui offrir une oreille attentive et de réduire les ordonnances à ce qui me semblait le strict minimum.

Petit à petit, les choses s’étaient apaisées.
J’ai vu Jane en août de l’an dernier. J’ai écrit dans son dossier : « Pense avoir remarqué une tuméfaction de la zone de cicatrice mammaire. À la palpation, je pense que ce n’est rien d’autre que l’extrémité d’une côte avec peut-être un peu d’arthrose. Mais du moment qu’elle pense avoir remarqué un changement => échographie. »

J’écris toujours beaucoup dans mes dossiers.

Elle est revenue me voir fin novembre. Je l’avais si bien rassurée qu’elle a mis trois mois pour faire l’échographie prescrite.

Celle-ci était assez inquiétante. Ce coup-ci, c’est moi qui ai pris le téléphone pour organiser une biopsie. Les résultats sont revenus positifs.

Saloperie.

J’ai relu ce que j’avais noté. Rien à redire. Je l’avais examinée. J’avais prescrit le bilan nécessaire. J’avais évité de l’alarmer inutilement.

Putain ! Je l’avais tellement bien rassurée qu’elle a mis trois mois à la faire son échographie.

Trois mois de perdus.

Et si j’avais utilisé d’autres mots ? Et si j’avais pris le rendez-vous moi-même ?

D’autres ont déjà écrit sur cette responsabilité qui est la nôtre, ce poids qui repose sur nous, les enjeux des décisions que nous prenons. Dans bien des cas, si nous nous trompons, les conséquences ne seront pas bien méchantes, mais parfois c’est vraiment une question de vie ou de mort. Au sens premier de ces mots.

Si j’avais agi autrement, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Probablement pas. Mais qui peut en être sûr ? Certes, vu le diagnostic, les études nous disent que quelques semaines de plus ou de moins, ça ne modifie rien. Mais ce ne sont que des statistiques.

Si mes paroles ou mon attitude avaient été différentes ce jour-là, est-ce que le destin de Jane aurait pris un autre embranchement ? Je ne le saurai jamais.

Le passé ne se réécrit pas. Nous ne pouvons que composer avec.

Et vivre avec nos remords.

Toile cirée

Je limite beaucoup les visites à domicile.

J’ai eu de la chance : lorsque je suis arrivé, les confrères du secteur s’étaient déjà mis d’accord pour éviter les passages non justifiés. Du coup, ça a été assez facile pour moi.

Si je ne compte pas la maison de retraite, je ne fais pas plus de quatre ou cinq visites par semaine, regroupées sur un après-midi.

Il faut dire que le canton fait vingt-cinq kilomètres de diamètre et ça deviendrait vite infernal. Le temps de faire le trajet, d’examiner le patient, de préparer les ordonnances — même si j’en imprime l’essentiel avant de partir en tournée — une visite c’est au bas mot quarante minutes, parfois davantage. Je ne sais pas comment font les confrères qui arrivent à en faire dix ou douze sur un après-midi.

Enfin, bref, j’en limite au maximum le nombre même si ce n’est pas un exercice désagréable. Presque un petit voyage qui me sort de la routine du cabinet.

Et il y a des visites qui me font carrément plaisir.

C’est le cas de celles chez Antoinette.

Antoinette, je l’ai rencontrée pour la première fois alors que j’étais de garde il y a quatre ans. Sa petite-fille me l’avait amenée. Rien de trop grave, la plupart des problèmes étaient rentrés dans l’ordre après avoir viré quelques médicaments qui ne faisaient pas bon ménage. On avait continué notre route ensemble.

Au début, je la voyais au cabinet, mais les années commencent à être nombreuses et la santé d’Antoinette reste très précaire.

Je l’ai pourtant toujours connue de bonne humeur. Lorsqu’elle a mal, elle me dit « j’ai mal » en souriant et avec l’air de s’excuser.

Quand d’autres patients sont continuellement à se plaindre, pour elle « ça va » toujours, même quand ça ne va pas.

Il faut croire que c’est de famille. Sa petite-fille est pareille, perpétuellement calme, douce et aimable, même quand c’est galère. Même quand son mari est parti en la laissant. Seule avec la grand-mère et avec leur petit bout handicapé.

Qu’est-ce que j’aime quand je dois y aller. Là-bas, au bout du petit chemin goudronné.

Je me gare dans l’herbe devant la vieille maison en pierre, je sors ma sacoche du coffre. Je passe les clapiers et l’enclos des poules, des nègres-soies à la tête ébouriffée. Je toque à la porte vitrée avant de la pousser. Le plafond est bas, fait de poutres de bois clair, aussi antiques que le sol en pisé. C’est un peu le bazar, il y a des ustensiles, des meubles, quelques bibelots qui traînent et pourtant tout sent le propre.

Antoinette est généralement assise à la table de la cuisine. Alors que je me dirige vers elle, parfois, le vieux molosse de la maison vient me saluer et renifler mes bas de pantalons. Le plus souvent, il reste à ronfler dans son panier.

La petite-fille d’Antoinette m’accueille. De temps en temps, il y a une amie ou une cousine qui est avec elle, pour casser des noix, équeuter des haricots ou préparer de la pâtisserie sur la toile cirée. En hiver, le poêle renvoie une douce chaleur.

Elle me dit s’il y a quelque chose de particulier concernant sa grand-mère. Pleine d’attention, elle reste toujours précise et brève. Quand elle me signale un problème, je sais qu’il faut que je m’y arrête.

Pendant que j’examine Antoinette qui me sourit, sa petite-fille reprend ses occupations.

Elles ont eu plus que leur lot de soucis, de difficultés, de galères et, pourtant, tout dans cette maison respire le calme et l’amour.

Qu’est-ce que j’aime quand je dois y aller.

Dior

Chacun ses trucs.

Tout médecin, même un généraliste, a des domaines qu’il aime et d’autres moins ; des choses qu’il maîtrise et d’autres qu’il tâche d’éviter.

Question de goûts personnels, de hasards lors du cursus des études, d’opportunités, de géographie.

Si vous vous êtes tordu une cheville ou fait un lumbago, vous n’êtes pas obligé de venir me voir.

Je ne serai peut-être pas totalement nul, mais je ne serai pas très bon non plus. Et en tout cas, vous aurez du mal à me motiver.

Je ne sais pas pourquoi, mais tout ce qui concerne les muscles et le squelette, je n’ai jamais réussi à m’y intéresser vraiment. Et puis, de toute façon, ça se termine quand même à peu près toujours pareil : paracétamol, antiinflammatoires, repos. Parfois une attelle.

Si vous avez un enfant à me montrer, par contre, vous serez les bienvenus : ça m’amuse et je saurai m’y prendre.

Si vous avez un problème de cardiologie ou de médecine interne, venez ! Je suis à peu près au point et je vais me passionner à décortiquer votre cas.

Si vous faites un infarctus ou un coma hypoglycémique, faites-moi appeler ! J’ai fait quelques mois de SAMU et j’aime me sentir vraiment utile.

Si c’est pour de la gynécologie, asseyez-vous. Vous réveillerez mes instincts militants et j’adorerai prendre un long moment pour tout vous expliquer en détail.

Mais si, vraiment, vous voulez me faire plaisir, venez avec une belle balafre. Une plaie, une blessure, une mandale, une entaille, une coupure, une estafilade. Ou bien encore un kyste sébacé à exciser, voire une kératose mal placée. Là, ce sera chouette.

Car, oui, j’aime les travaux manuels. C’est peut-être une des raisons qui m’a amené dans ce coin perdu. Les confrères qui sont installés près des villes ne font presque plus ces gestes : les gens ont pris l’habitude d’aller aux Urgences ou chez le spécialiste. Ici, ils sont généralement contents de ne pas avoir à se taper la longue route.

Petit à petit d’ailleurs, j’ai gagné en assurance. Il m’est arrivé également, au début, d’envoyer des patients chez le dermatologue, le chirurgien ou l’urgentiste. Et je me suis rendu compte que, bien souvent, j’aurais fait aussi bien ou même mieux sur le plan esthétique. Aujourd’hui, il faut vraiment que la plaie soit très moche ou la lésion vraiment inquiétante pour que je renonce.

Donc si vous vous êtes mis un coup de cutter ou qu’une vache vous a planté son sabot dans le tibia, venez me voir !

Je vous installerai bien à l’aise sur ma table d’examen, je désinfecterai votre blessure, je ferai une anesthésie pour que vous n’ayez pas mal. Je sortirai mon matériel stérile.

Et puis je m’attellerai au travail.

Telle une couturière appliquée, je choisirai ma technique, car nous sommes dans le sur-mesure : un point en Y ? Un point inversé profond ? Un invisible surjet intradermique que personne d’autre ne sait faire dans les environs ?

Scalpel, pincette, ciseaux, aiguille montée, je laisserai alors mes mains virevolter, en tirant un peu la langue. Parfois, je travaillerai en silence, laissant échapper un juron de temps en temps, parfois nous ferons la causette. En tout cas, mon esprit sera au repos. Comme j’aime ces moments de relâche entre un diabétique hypertendu artéritique et un patient dépressif !

Paradoxe du système français qui privilégie la technique à l’intelligence : ces gestes de petite chirurgie sont très bien rémunérés. C’est bien souvent le montant de trois ou quatre consultations sans être forcément plus long et bien moins épuisant.

Lorsque nous arriverons sur la fin, je ferai mes nœuds en vous laissant regarder, un coup à l’endroit, un coup à l’envers, vous me prendrez un peu pour un magicien.

Si ma secrétaire avait été là elle serait venue m’aider, car elle adore ça.

Et une fois venu le moment du pansement final, elle vous aurait dit, un peu pour vous rassurer, un peu par fierté d’entreprise « Et voilà, c’est fini. Le docteur Borée a encore fait de la haute couture pour vous. »

Couac

Quatre ans que je m’occupe de Jeffrey. Quatre ans que je lui renouvelle son traitement pour le diabète et la tension. Pas de gros soucis avec lui, ce sont des ordonnances de six mois.

Je l’ai vu hier. Il revenait de chez le chirurgien à qui je l’avais adressé pour une petite intervention banale. Comme d’habitude, il s’était présenté avec la lettre que je fais toujours reprenant les antécédents, les médicaments usuels, les allergies…

— Au fait, docteur, le chirurgien m’a demandé pourquoi j’étais sous aspirine.

— Mmmmh… c’est vrai ça, pourquoi est-ce que vous êtes sous aspirine ?

Ben, j’ai pas trouvé pourquoi.

Le traitement avait été instauré en Angleterre. Je l’avais simplement poursuivi. Il est vrai qu’une prescription d’aspirine chez un diabétique hypertendu, c’est monnaie courante, ça ne m’avait pas choqué.

Mais il est vrai aussi que Jeffrey n’avait aucune indication claire à ce médicament.

Ce n’était pas une hérésie, les études nous disent que, dans la situation de Jeffrey, les avantages et les risques de l’aspirine sont de toute façon mineurs, mais je m’en suis quand même bien voulu.

J’essaie toujours de remettre en question la pertinence des prescriptions de routine de mes nouveaux patients. De même, je m’efforce régulièrement de réfléchir à l’intérêt de poursuivre les traitements que j’ai moi-même institués.

Malgré ça, je me suis fait avoir. Quatre ans que je me faisais avoir, même.

Et je crois que ce qui m’a le plus énervé c’est que celui qui a levé le lièvre était… un chirurgien. C’te honte !

La routine, voilà l’ennemi !

Digne de ta confiance

Chère Marguerite,

Dans le genre des patients qui ne veulent pas qu’on les enquiquine, je te préfère largement.

Il y a trois ans, quand le Docteur Panier est parti à la retraite et que je t’ai rencontrée pour la première fois, tu m’as accueilli dans ta cuisine.

Tu avais enfermé ton vieux chien depuis un moment et tu avais presque vingt de tension. Il faut dire que j’étais arrivé à dix-huit heures passées, tu n’avais pas l’habitude.

Tu ne prenais pas trop de médicaments, tu ne te plaignais de rien. Et tu m’as tout de suite expliqué que tu voulais surtout rester chez toi, ne jamais aller à l’hôpital. Jamais. Tu m’as même demandé de te le promettre.

Pourtant, en t’examinant, j’ai entendu ce gros souffle dans ton cœur. J’ai tenté de te dire que ça pourrait être une idée de voir le cardiologue pour savoir de quoi il en retournait. Je suis allé dans le mur direct. Une muraille aussi douce qu’infranchissable. Et d’ailleurs, pas la peine d’insister : tu ne supportes pas la voiture, cinq kilomètres et tu es malade.

En fait, tu n’as pas eu tellement à lutter : je te l’avais proposé un peu pour le principe. J’étais bien d’accord qu’à quatre-vingt-neuf ans, on n’allait certainement pas t’imposer cette dangereuse opération cardiaque.

Je crois qu’on s’aime bien.

Tu as fini par comprendre que mes horaires de visite, ça pouvait être aussi bien à quinze qu’à vingt heures et tu t’y es faite, tes chiffres de tension sont devenus progressivement plus habituels. Tu sais également que si tu es en train de gratouiller dans ton potager, lorsque j’arrive, et que le chien n’est pas enfermé ce n’est pas très grave. On a le temps.

Quand ton vieux chien est mort l’an dernier, ça m’a fait bien plaisir de te voir en reprendre un nouveau. La même race bien sûr : celle que tu as toujours eue.

Bien souvent, mes patients âgés rechignent à prendre un animal. C’est tout le temps : « Et s’il m’arrive quelque chose ? Et si je dois aller à l’hôpital ? Et puis, je suis trop vieux de toute façon. »

Avec toi, c’était beaucoup plus simple : gratter la terre de ton potager, dévorer les romans de la bibliothèque municipale, caresser ta chienne, dîner avec ta petite-fille qui habite à côté et qui vient chaque soir en rentrant du travail. Tu n’en demandes pas plus et on verra bien jusqu’où ça ira comme ça.

Il y a quatre mois, tu as commencé à te plaindre de ton genou. De plus en plus. Au point de ne presque plus bouger de ta chaise.

J’ai essayé les médicaments contre la douleur en montant les doses petit à petit, mais tu avais toujours autant mal.

En désespoir de cause, je t’ai proposé de tenter une infiltration. Bien sûr, hors de question d’aller voir un spécialiste : tu m’as demandé si je pouvais la faire. Je t’ai dit que ça ne m’enchantait pas, mais que, si tu le souhaitais, je la ferais.

Je peux te l’avouer maintenant, lorsque ta petite-fille t’a amenée au cabinet, c’était la première infiltration que je faisais. J’ai beau être assez débrouillard, je n’avais jamais appris le geste. Même si j’avais passé une heure avant à relire mes manuels et à regarder des vidéos, je n’en menais pas large !

Mais ça s’est très bien déroulé, j’étais fier de moi. Ça n’a pourtant servi à rien. Tu avais toujours les mêmes douleurs.

Lorsque je suis venu la semaine dernière, tu m’as avoué — « On se dit les choses, n’est-ce pas ? » — que ta nièce t’avait emmenée chez le médecin pour lequel elle travaille afin qu’il te fasse de la mésothérapie. Je t’ai dit que tu en avais tout à fait le droit et que ça ne me vexait pas. Surtout que le confrère n’avait pas été plus efficace que moi.

À un moment, ta petite-fille est arrivée. Nous avons poursuivi la conversation à trois.

Je t’ai confirmé que, malheureusement, je ne voyais plus trop de possibilités et que, même si tu as maintenant quatre-vingt-douze ans, une prothèse pouvait s’envisager. Que c’était devenu de la chirurgie de routine, qu’on pouvait le faire sous péridurale.

Tu m’as dit non d’abord. Et puis tu as rajouté que tu allais y réfléchir et en discuter avec tes petits-enfants. Et que tu me téléphonerais.

Je sais comment tu fonctionnes. Je me doutais déjà que, deux jours plus tard, ta petite-fille m’appellerait pour me dire que tu étais d’accord et que je devais te prendre un rendez-vous avec le spécialiste.

Je crois que c’est la chose à faire. Tu as beau avoir quatre-vingt-douze ans, tu es en forme et si cette douleur continue à te clouer au fauteuil, ce n’est pas bon du tout. C’est vrai que c’est devenu une technique assez banale.

Mais, tout de même, tu as quatre-vingt-douze ans et, à cet âge-là, le moindre grain de sable peut finir en catastrophe. Une chute ? Une phlébite ? Un anesthésiste trop zélé qui t’envoie d’autorité au CHU pour ton cœur ?

On a fixé le rendez-vous, je t’ai fait la lettre, le chirurgien a confirmé une date d’intervention.

Tu me fais confiance. Mais, les risques, c’est quand même toi qui les prends.

Me voici donc à croiser les doigts, espérant que ta confiance sera méritée. Que je ne t’ai pas trahie.

Et que ça se passera bien.

***

Epilogue

Comme je l’indiquais dans un commentaire, alors que tout était planifié, Marguerite avait décidé d’annuler l’intervention.

D’une certaine manière, ça m’avait rassuré sur sa capacité à prendre une décision autonome et pas seulement parce que je l’y poussais.

Evidemment, les douleurs ne se sont pas arrangées. Nous en avons rediscuté. Finalement, elle a fait le choix de rappeler le chirurgien.

L’intervention a eu lieu durant l’été, sans problèmes. Marguerite s’est ensuite impliquée de son mieux dans le programme de rééducation. Elle avait précisé à sa famille que c’était son affaire à elle et qu’ils n’avaient pas à se sentir obligés de venir lui rendre visite.

Elle est rentrée chez elle il y a quinze jours et je viens de passer la voir pour le renouvellement de son traitement. Elle va bien et n’a plus aucune douleur. Elle m’a parlé de son potager pour le printemps prochain.

Vite fait, mal fait

J’ai rencontré Jean-Michel pour la première fois à l’automne. C’était pour son père de quatre-vingt-huit ans qui souffrait d’un abcès, deux mois après le départ en retraite du Dr Moustache (bon débarras).

En arrivant, j’ai trouvé le papi totalement grabataire, recroquevillé en deux dans son fauteuil, planté devant une télé qu’il entendait peut-être, mais qu’il ne voyait pas puisque ses yeux ne fixaient que ses propres genoux.

Après l’avoir examiné comme je pouvais en tentant d’écarter les multiples couches de vêtements qui l’engonçaient, j’ai fini par le mettre sous antibios.

Je suis revenu la semaine suivante pour un contrôle et pour renouveler son traitement habituel.

— Vous avez récupéré son dossier ?

— Ah non, il n’y en a pas.

— Ah ? Il a des médicaments pour le cœur. Vous savez pourquoi ?

— Non.

— Il était déjà à l’hôpital ? Il a vu un cardiologue ?

— Uuuuhla pas depuis longtemps. Il avait bien été chez le Dr Chataigne il y a des années, mais il est à la retraite.

— Bon, ben je laisse les médicaments pour le coeur pour le moment. On va peut-être enlever quand même la Nicergoline et le Donépézil parce que, à part les effets indésirables, je ne vois pas ce qu’ils amènent. Et puis on va essayer de réduire un peu le calmant.

Jean-Michel m’avait dit que, puisque j’étais là, si je pouvais aussi lui renouveler son traitement à lui, merci.

Il avait une bonne liste également : trois médicaments pour le diabète, deux pour la tension, un pour-le-cholestérol-qui-marche-pas, un pour la goutte « Vous avez déjà fait de la goutte ? — Non, jamais. — Ah… »

J’étais en retard, je me suis contenté de lui faire une prescription pour un mois, en dépannage, et je lui ai dit que, la prochaine fois, on ferait le point plus sérieusement. Et qu’il devait faire une prise de sang d’ici là parce que, avec son diabète, six mois depuis la dernière, ça commençait à faire un peu beaucoup.

La fois d’après, c’est ma remplaçante qui est venue.

Elle a tout de même réussi à vérifier sa tension et m’a écrit dans le dossier « N’a pas fait sa prise de sang : je la prescris à nouveau. Je négocie un autre renouvellement en même temps que son père pour qu’on refasse le point. »

Elle a su trouver les mots puisqu’il a fini par le faire son bilan !

Le mois dernier, ma secrétaire m’avait noté que je devais passer chez le papi pour renouveler ses médicaments. J’ai été bête : je ne me suis pas méfié.

Lorsque je suis arrivé dans la cour de la ferme, Jean-Michel rentrait ses poules. Toby, le gros chien marron m’aboyait dessus. J’ai poussé la porte vitrée pour que nous puissions pénétrer tous les trois dans la cuisine où se trouvait le grand-père. Toujours aussi recroquevillé, aussi maigre, aussi muet, aussi les yeux fixés sur les genoux.

La chaudière tournait à fond et il régnait une chaleur tropicale. Trente degrés au bas mot. Pourtant, le vieillard était, comme d’habitude, enveloppé de ses multiples couches de vêtements. « Il a toujours froid. »

Bien évidemment — j’aurais dû m’en douter — quand j’en ai eu fini avec lui, Jean-Michel m’a demandé « Et ma prise de sang ? Et d’ailleurs, vous me faites mon ordonnance ? » Il avait le papier de déclaration de médecin traitant dans la main, prêt à me le faire signer.

J’étais, comme souvent, déjà bien en retard sur ma tournée. Et, pas de chance, c’était un jour où j’étais un peu crevé et d’humeur maussade. J’ai démarré assez sec.

J’ai dit à Jean-Michel que je ne pouvais pas fonctionner comme ça. Que je ne pouvais pas lui faire une ordonnance « comme ça sur un coin de table… »

— Comment ça sur un coin de table ? Vous n’êtes pas bien installé ?

— Bon, d’accord… comme ça sur une table de cuisine, le soir, avec la télé allumée, dans cette chaleur à crever et Toby qui me renifle les mollets.

Que, quand même, il avait du diabète…

— Comment ça ? Mais vous avez vu la prise de sang, elle est bien, je n’ai pas de diabète !

— Oui, avec trois médicaments pour faire baisser le sucre !

Que, quand on a du diabète, il faut vérifier l’état des pieds de temps en temps…

— Comment ça ? Ils sont très bien mes pieds, j’ai pas mal !

Qu’il y a un certain nombre de choses à suivre, examiner les yeux à l’occasion…

— Comment ça ? Mais je vois très bien !

Il m’a demandé qu’est-ce que c’était que toutes ces histoires, qu’il n’était pas le genre à enquiquiner les médecins, que depuis trente ans il fonctionnait comme ça avec le Dr Moustache et que ça lui avait très bien réussi jusque-là.

Et que, d’ailleurs, le diabète, le diabète, hein… ça ne lui avait pas porté tellement tort et qu’il connaissait un voisin qui était déjà monté à cinq grammes de diabète et qu’il n’en était pas mort.

Je lui ai répondu que, certes, les attaques et les infarctus, on les faisait plus souvent à soixante ou soixante-dix ans qu’à trente ou quarante et que, comme il en avait cinquante-neuf, ça allait peut-être en se rapprochant.

J’ai aussi rajouté qu’à mon avis le Dr Moustache n’était sûrement pas un très bon médecin — Comment ça ? —, que moi je n’étais pas du genre à bricoler — Comment ça, un bricoleur ? — que, de toute façon, je ne travaillais certainement pas de la même manière que lui, que ce n’était pas ma faute s’il était parti à la retraite et que, si ça ne lui plaisait pas, il n’avait qu’à rappeler le Dr Moustache pour voir s’il acceptait de continuer à s’occuper si bien de lui.

Tout en lui faisant une ordonnance, conclue par un rageur « acte gratuit » souligné, j’ai essayé de lui expliquer que je comprenais bien qu’il n’avait pas envie d’être emmerdé, que, si vraiment il ne le souhaitait pas, j’éviterai de l’envoyer chez des spécialistes, que j’étais d’accord pour ne le voir que tous les trimestres.

Mais qu’une consultation tous les trois mois au cabinet, avec toutes ses pathologies, c’était le plus loin que j’acceptais d’aller et que, en dessous, j’aurais l’impression de faire n’importe quoi.

Je lui ai dit que, tout ça, c’était parce que je voulais m’occuper correctement de sa santé même si, question fric, c’était plus intéressant pour moi de passer cinq minutes à lui prendre la tension et recopier bêtement sa prescription.

Et je lui ai dit que s’il ne comprenait pas ça et que ce n’était pas possible pour lui, alors je n’étais certainement pas le médecin qu’il lui fallait, qu’on ne peut pas convenir à tout le monde et qu’il ferait mieux de s’en trouver un autre.
On a continué comme ça une dizaine de minutes et Jean-Michel a fini par me raccompagner jusqu’à la voiture.

— Bon, bon, je vais y réfléchir, je vais y réfléchir. Je ne dis pas que je ne vous rappellerai pas.

Le fera-t-il ? Ne le fera-t-il pas ?

Je n’en sais rien et, à vrai dire, je m’en fous un peu. J’ai bien assez de travail pour ne pas m’user les nerfs ainsi.

Mais j’ai quand même eu une pensée mauvaise pour cette crapule de Moustache. Je me suis dit qu’il était certainement bien plus coupable que le patient. Que l’incompréhension de Jean-Michel n’était qu’à la mesure de la médecine qu’il avait connue jusque-là.

La médecine de ce bon vieux Dr Moustache qui est venu fidèlement pendant des années, vite fait mal fait, faire sa petite visite, contrôler sa petite tension, faire sa petite ordonnance, prendre son petit chèque.

Et je me suis dit que, quand même, ça ne me faisait pas qu’à moitié chier de me faire engueuler parce que, de mon côté, j’essayais de faire le boulot correctement.