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Anormale normalité

« – Allo Docteur ? Vous avez vu les résultats de ma prise de sang ?

– Oui, tout est bien, sinon je vous aurais téléphoné.

– Ah ? Mais pourtant il y a plusieurs petites étoiles. »

 

« – 145 de tension ?!? Mais ce n’est pas de trop ?

– Oh, ben non, pas vraiment. Toutes les autres fois, vous aviez 120 ou 130, on ne va pas s’affoler. »

 

La langue française est une belle langue. Mais elle contient son lot de pièges et de faux-amis. Surtout lorsque l’on mélange le langage commun et des vocabulaires spécifiques.

C’est le cas de la notion de « norme » et de « normale ».

Si vous avez déjà regardé une feuille de résultats de prise de sang, vous avez vu qu’il y a le résultat de l’analyse et, généralement, des « valeurs de référence » avec une borne inférieure et une borne supérieure (ou, parfois, seulement une des deux). Ce qui donne quelque chose du genre :

Glycémie : 1.05      (valeurs de référence 0.82 – 1.15)

Bien souvent, l’ordinateur du laboratoire inscrit en gras ou avec une petite * les résultats qui sont en-dehors de ces valeurs de référence.

Comment ces « valeurs de référence » sont-elles définies ? Et que signifient-elles ?

Prenons un exemple simple à comprendre. Quelle est la taille « normale » des hommes en France ? Comment la définir ?

En fait, c’est assez facile.

On va prendre au hasard 1 000 hommes a priori en bonne santé et on va les mesurer. Une fois que l’on aura reporté toutes les tailles, on va les mettre dans un tableau et on pourra même faire une courbe. Il y a de grandes chances que cette courbe ressemble à ça :

C’est ce qu’on appelle une « courbe de Gauss » ou « courbe normale » ou, plus prosaïquement, une « courbe en cloche ».

Si, parmi les lecteurs, il y en a pour qui la formule  évoque autre chose que de l’art abstrait, ils peuvent se reporter à l’article de Wikipedia pour approfondir la question.

On voit que, parmi ces 1 000 hommes, il y en a quelques uns qui sont vraiment petits, d’autres vraiment grands, et qu’il y en a un grand nombre autour de valeurs moyennes.

Bon. Et, donc c’est quoi la norme ?

Eh bien, par convention (et il est très important de comprendre qu’on parle d’une convention arbitraire), on va enlever les 2,5% les plus petits (par exemple qui mesurent moins de 1m65) et les 2,5% les plus grands (par exemple qui mesurent plus de 1m85) et on va dire que la « norme », ce sont les 95% qui sont entre ces deux bornes.

Voilà. Pour toutes les données biologiques, le raisonnement est le même et on aura toujours une courbe de répartition de ce type (plus « pointue » ou plus étalée selon qu’il s’agisse d’une valeur biologique plus ou moins finement régulée par l’organisme).

Ce raisonnement peut s’appliquer dans bien d’autres domaines d’ailleurs. En météorologie par exemple.

Et donc ?

Est-ce que cela signifie que si l’on mesure 1m64 ou 1m89, on est « anormal » ou, pire encore, « malade » ? Non, certainement pas. A la limite, on peut simplement dire que l’on est « hors norme ».

Si on est vraiment très loin de la norme, que l’on mesure 1m20 ou 2m10, c’est qu’il y a peut-être un problème.

Si l’on mesure 1m91 et que l’on a le crâne chauve, des canines qui dépassent et des oreilles pointues, il y a assurément un problème…

Mais, encore une fois, dans la majorité des cas, avoir simplement, de manière isolée, un chiffre légèrement en-dehors des « valeurs de référence » ne signifie rien de pathologique.

Mieux.

Par définition, la « norme » ce sont les 95% qui sont autour de la moyenne. A contrario, cela veut donc dire que, pour une valeur donnée, 5% des personnes en bonne santé sont « hors norme ».

Si l’on fait un bilan biologique à rallonge avec, par exemple, 30 ou 40 lignes de résultats, il est donc très probable que, par le seul jeu des statistiques, il y ait 2 ou 3 chiffres qui tombent en-dehors des clous. Par le seul fait du hasard et des probabilités.

Donc, non, quelques « * » sur votre résultat de prise de sang ne veulent pas dire que vous êtes malade.

Et c’est une nouvelle occasion de répéter que les bilans biologiques « pêche à la ligne » quand on ne sait pas vraiment ce qu’on cherche, c’est une mauvaise idée. Que c’est bien souvent ouvrir une boite de Pandore au fond de laquelle, plutôt que l’espérance, on ne trouvera que l’inquiétude inutile.

Dernier détail.

Il existe un phénomène que l’on appelle « régression à la moyenne ».

La plupart des valeurs biologiques présentent des fluctuations dans le temps. Il est très possible que, occasionnellement, elles « dépassent les bornes ». « 145 de tension ?!? Mais ce n’est pas de trop ? »



Il n’est en effet pas impossible que ce chiffre « anormal » soit annonciateur d’une vraie hypertension artérielle, que les chiffres suivants soient eux aussi pathologiques et qu’il faille démarrer un traitement.

Mais, statistiquement, le plus probable, c’est qu’il s’agisse d’une simple oscillation autour du « vrai chiffre » du patient qui est représenté par la moyenne de toutes les mesures. Il y a donc de grandes chances, dans cet exemple, que les valeurs suivantes soient à nouveau dans la zone normale :

… une « régression à la moyenne ».

Dans ce genre de situation, pas besoin de s’affoler. Plutôt que d’un médecin stressé et stressant qui va dégainer immédiatement un médicament avec ses possibles effets secondaires, il suffit généralement de laisser le temps faire son oeuvre.

C’est bien connu, le temps soigne beaucoup de choses.

Pas seulement les bleus à l’âme mais, bien souvent aussi, les anomalies biologiques.

Unité !

Lorsque j’étais étudiant, j’ai appris que nous devions utiliser les unités du Système International (SI) pour les résultats biologiques. Que c’était le moyen d’unifier les données internationales afin d’échapper aux particularités locales. Que ce système était légal en France depuis 1961 et que la Société Française de Biologie Clinique l’avait adopté depuis 1978.

On pourrait croire que c’est un truc qui a été fait pour les Anglais vu que le système métrique est quasiment universel. Et qu’il est lui-même fondé sur des bases rationnelles, comme l’avaient rêvé ses concepteurs lors de la Révolution française. Mais c’est plus compliqué que ça parce que le gramme ou le mètre font eux-mêmes partie des unités de base du Système International.

Donner un résultat en « grammes par litre » est donc bien une expression de type « SI ». Mais elle est beaucoup trop simple et compréhensible du commun des mortels. Du coup, ce n’est pas drôle.

Ces nouvelles unités de mesure sont donc vraisemblablement sorties du cerveau de chimistes pour lesquelles le raisonnement en « moles » doit avoir du sens même si ça n’en a strictement aucun pour M. Tout-le-monde. « Vous me mettrez aussi 3 moles de sucre, Mme l’épicière. »

Mais, soit. Puisque nous évoluons dans la mondialisation, adoptons cette langua franca biologique.

Finis les grammes par litre. Bienvenue aux millimoles par litre.

Le problème, c’est que ce n’est pas aussi simple.

Déjà, parce qu’il y a d’autres unités qui viennent se mêler à ça. Pour les ions, on peut aussi parler en milliEquivalents (mEq) qui dépendent de la charge électrique. Souvent 1 mEq = 1 mmol. Mais pas toujours. Pour le calcium, 1 mmol = 2 mEq. Ça amuse les chimistes.

Et puis, il y a aussi, les « Unités » pour les enzymes et pour certaines hormones. Mais pas pour toutes.

En matière d’unification, on repassera…

Pour certaines données, ça ne pose pas trop de soucis, on est à peu près tous sur la même longueur d’onde. Ainsi, pour le sodium ou le potassium, on parle tous en mEq. Pour l’hémoglobine, tout le monde en France en est resté aux grammes. Pour la glycémie aussi, en-dehors de quelques acharnés.

Pour d’autres, c’est un joyeux bazar. Lorsque j’ai un confrère hospitalier en ligne et qu’on parle du taux de créatinine, ça donne souvent ça : « Il a 12 mg de créat. – Ça fait combien, ça ? – Euh… 106 µmol. – Ah, ok. »

Et là, je ne parle que des Français entre eux. Quand mes patients anglais me parlent de leur glycémie à « 6,2 », je vois à peu près ce que ça fait. Mais quand un patient hollandais m’a dit que sa dernière hémoglobine était « à 7 », j’ai cru que je devais appeler le 15…

Manque « d’unités », donc.

Mais il y a encore plus amusant.

Histoire d’être originaux (et de garder leur clientèle), les laboratoires d’analyse français aiment bien avoir leurs petites coquetteries.

Dans mon coin, quand un laboratoire me dit que les globules blancs de mon patient sont à 7 550 par mm3, le labo d’à côté trouvera plus chic de me dire qu’ils sont à 7,55 Giga par litre.

Quand l’un va me répondre « Protéinurie : 170 mg / l », l’autre me dira « Protéinurie : 0,17 g / l ».

Le souci, c’est qu’aujourd’hui, la plupart des logiciels médicaux permettent d’intégrer automatiquement les résultats de prise de sang dans les dossiers des patients. Avec ça, on peut faire en deux clics de jolis tableaux qui permettent de voir les évolutions sur la durée. Du coup, quand le patient change de laboratoire, ces tableaux, ça devient un peu n’importe quoi.

Et, comme on peut toujours faire pire…

Chaque laboratoire a ses propres normes.

Pour le laboratoire X, la « norme » de la créatinine, c’est entre 7,4 et 13,7. Pour le labo Y, c’est de 7 à 12. Et pour le laboratoire Z, c’est entre 4 et 14.

Donc quand on a un patient qui avait un résultat à 12,5 chez Y et qui a maintenant un résultat à 14 chez Z, c’est plus ? C’est moins ? Pareil ? Qu’est-ce qui est dans les normes, qu’est-ce qui n’y est pas ?

Tout ceci m’emmerde car ça nous complique la vie. A l’heure où nous avons des logiciels médicaux qui présentent des tas de possibilités pour améliorer le suivi de nos patients, ces singularités sont ingérables.

Alors, moi je veux bien faire des efforts. Si demain, on me dit qu’il faut que je donne mes glycémies en mmol, je ferai l’effort intellectuel, je m’adapterai. Je ne trouverai pas forcément ça très parlant pour les patients, sans aucun intérêt pour le clinicien que je suis, mais d’accord. Ça me prendra sûrement un petit moment, mais je m’y ferai. Comme, petit à petit, j’ai fini par oublier les francs pour raisonner en euros.

Mais, comme pour le changement de monnaie, comme pour les unités de poids avant la Révolution, on n’y arrivera jamais si chacun continue à faire sa petite tambouille dans son coin.

Moi, ce que j’aimerais, ce serait qu’on enferme tous les biologistes de France ou d’Europe dans un grand hangar. Qu’on les y enferme et qu’on ne les laisse sortir que lorsqu’ils se seront mis d’accord une bonne fois sur quelle unité de mesure et quelles normes pour quelle donnée. Et qu’ensuite on s’y tienne en arrêtant rapidement les systèmes de « double affichage ».

Ces gens là ont bien des syndicats et des sociétés savantes dont l’utilité dépasse peut-être les négociations tarifaires. Je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas arriver à ça.

Et s’ils n’en sont pas capables parce que leurs petits intérêts particuliers et leurs confortables habitudes les en empêchent… Eh bien ! Il y a la loi pour ça.

P.S. En attendant le grand soir, je me suis fais ce petit tableau Excel pour pouvoir plus aisément « traduire » les valeurs biologiques les plus courantes. Je vous l’offre !
Edition le 31/05 à 15h : correction du tableau Excel, il y avait une erreur dans la conversion de l’urée (confusion avec l’azote).