Et je crois qu’elle m’aime aussi.
Bien sûr, les mauvaises langues argumenteront que notre différence d’âge est trop grande pour être raisonnable. Et qu’elle n’a pas toute sa tête.
En plus, elle dépend de la MGEN, on me reprochera que c’est de la folie, que ça ne peut pas coller entre nous.(1)
Et puis, il y a l’autre : Édouard, qui vient la voir tous les jours.
Je sais que sa place restera toujours la première, c’est son fils après tout, mais son coeur à elle est assez vaste pour plusieurs hommes. Et je ne suis pas jaloux.
Peu importe de toute façon, nous nous aimons.
Je ne la vois pourtant pas aussi fréquemment qu’elle le voudrait. On me rapporte que bien souvent elle m’appelle. Parfois parce qu’elle est angoissée, parfois parce qu’elle a simplement envie de compagnie.
Elle est douce et amusante. Comme le jour où s’était mise à hurler dans les couloirs, personne n’a su pourquoi, « Je veux du cannabis thérapeutique ! »
Quand je rentre dans sa chambre, elle ne me reconnaît pas toujours immédiatement. Nous jouons notre petite partie.
— Qui est là ?
— C’est le docteur !
— Quel docteur ?
— Le meilleur !
— Aaaaaah ! Docteur Borée !
De temps en temps, pour lui faire plaisir, je lui parle en anglais et elle me raconte New York. Sa mémoire n’est plus tout à fait excellente, mais les vieilles histoires restent et elle n’a pas perdu l’usage de la langue qu’elle a enseigné pendant tant d’années.
Il y a quelques semaines, elle m’a récité en entier « Daffodils » de William Wordsworth. Édouard, à côté, avait le recueil jauni de poésie britannique sur les genoux et la relançait lorsqu’elle faiblissait.
Quand vient la fin de ma visite, elle rechigne souvent à lâcher ma main. Doucement, et sans grand enthousiasme, je lui dis que j’ai d’autres patients à voir et qu’Édouard sera bientôt là pour prendre le relai. Parfois, elle attrape mon cou pour rapprocher ma tête et me faire une bise sur la joue en me disant « Je vous aime ! ». Je me laisse faire de bon cœur.
Elle a 98 ans, une petite voix chevrotante et le sourire éternel.
Elle me manquera beaucoup.
Des frissons parcourent chacune de mes cellules dès que je vous lis…je travaille en service de cancérologie et gastro-entérologie..je suis émue de votre humanitée,émue de vos valeurs,émue de l’être humain ..j’ai laissé sciemment loin des villes,proche des gens à mes collègues et médecins..je suis aide-soignante de nuit,une approche de la personne dans sa globalitée où les « armes » se déposent enfin et laisse place au silence,l’apaisement,les fou-rire et la communication..la chaleur des mains par les massages..les lumières tamisées..merci Docteur Borée..
Magnifique !
Décidément l’amour n’obéit à aucune règle sociale. Que l’on soit fonctionnaire, profession libérale, jeune, vieux, homme ou femme, etc… il peut s’emparer de vous comme bon lui semble. Alors, suivons ton conseil… en toutes circonstances, ne jamais lui résister.
Magnifique billet… Moi aussi, je suis In Love. Mais mon amoureuse à moi est une jeune fille par rapport à la vôtre, elle n’a que 94 ans…
J’espère pour vous et pour moi que nos jeunes filles seront éternelles, tout comme l’amour que nous leur vouons.
terrible ce (1)en bas de page. Vous avez raison de le faire car sur internet tout reste mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est triste d’en arriver là. Joli billet cela dit.
Je m’étais déjà fait allumer sur ce billet…
Ah l’Amour ! Aucun labo n’a encore trouvé le moyen d’intoxiquer tous ces gens atteints de la maladie d’Amour, ni les fous d’Amour, ou encore ceux que l’Amour rendrait aveugle. Et tous les amoureux ont récemment acquis plus de libertés. Vive l’Amour sous toutes ses formes !!!
Oh, mais alors vous seriez le médecin traitant de Mme H ? SOurire.. Ah non, suis-je bête, elle n’a, elle, que 96 ans… mais c’est la même…
Diable ! Que vos mots m’émeuvent. Merci.
Encore un billet qui me touche…
Surtout, je vous en prie, Borée, ne changez pas!
Calimera
Si j’arrive a trotter jusqu’a 90 berges, j’espere que j’aurai un medecin comme vous, surtout en maison de retraite… Plus je bosse avec des vieux enterres vivants en maison de retraite (au contraire de mes grands parents qui ‘la veille de leur mort, etaient encore vivants’, comme dirait mon pere), plus je me dis que finalement, un bon cancer ou une bonne crise cardiaque quand je serai septagenaire, ca vaudrait peut-etre mieux… surtout avec une retraite qui me paiera juste le loyer et les impots locaux!
Bonjour cher confrère,
c’est la première fois que je visite votre blog car je suis en train de lire votre livre (Loin des villes…). Mon dernier interne me l’a offert à la fin de son stage. Je suis aussi un jeune médecin généraliste à la campagne, installé depuis 10 ans, et je me sens identifié à 100% dans toutes les situations que vous décrivez dans votre livre. J’ai expérimenté la même sensation quand, pendant mes premières gardes les patients m’appelaient parce qu’ils étaient « fatigués »,ou quand l’infirmière de la maison de retraite me demande d’agir devant d’un patient dément qui déambule, ou le « papi » qui s’est perdu à l’hôpital.Pour le moment je n’ai lu que la moitié du livre et je peux vous dire que j’ai vécu pratiquement toutes les situations que vous décrivez.
ça me fait du bien de lire votre description de ces situations, toujours avec une touche d’humour,de tendresse et de sympathie. ça fait du bien de voir qu’on n’est pas seuls, et qu’on peut voir les choses avec un peu plus de bienveillance, car je commence à être un peu épuisé.
Merci, je continue à lire votre livre et je vous dirai quelque chose à la fin. Confraternellement.
Le parfum d’Harold et Maud.. .peut-être pas…
As-tu lu De l’art à la mort de De M’Uzan sur cet ambigu sentiment d’amour avec un mourant?
effectivement billet touchant et émouvant et belle référence sur le bouquin de de M’uzan, pour en savoir un plus à ce sujet: http://www.carnetpsy.com/library/applications/article.aspx?cpaid=505
C’est vraiment touchant comme article