Vite fait, mal fait
J’ai rencontré Jean-Michel pour la première fois à l’automne. C’était pour son père de quatre-vingt-huit ans qui souffrait d’un abcès, deux mois après le départ en retraite du Dr Moustache (bon débarras).
En arrivant, j’ai trouvé le papi totalement grabataire, recroquevillé en deux dans son fauteuil, planté devant une télé qu’il entendait peut-être, mais qu’il ne voyait pas puisque ses yeux ne fixaient que ses propres genoux.
Après l’avoir examiné comme je pouvais en tentant d’écarter les multiples couches de vêtements qui l’engonçaient, j’ai fini par le mettre sous antibios.
Je suis revenu la semaine suivante pour un contrôle et pour renouveler son traitement habituel.
— Vous avez récupéré son dossier ?
— Ah non, il n’y en a pas.
— Ah ? Il a des médicaments pour le cœur. Vous savez pourquoi ?
— Non.
— Il était déjà à l’hôpital ? Il a vu un cardiologue ?
— Uuuuhla pas depuis longtemps. Il avait bien été chez le Dr Chataigne il y a des années, mais il est à la retraite.
— Bon, ben je laisse les médicaments pour le coeur pour le moment. On va peut-être enlever quand même la Nicergoline et le Donépézil parce que, à part les effets indésirables, je ne vois pas ce qu’ils amènent. Et puis on va essayer de réduire un peu le calmant.
Jean-Michel m’avait dit que, puisque j’étais là, si je pouvais aussi lui renouveler son traitement à lui, merci.
Il avait une bonne liste également : trois médicaments pour le diabète, deux pour la tension, un pour-le-cholestérol-qui-marche-pas, un pour la goutte « Vous avez déjà fait de la goutte ? — Non, jamais. — Ah… »
J’étais en retard, je me suis contenté de lui faire une prescription pour un mois, en dépannage, et je lui ai dit que, la prochaine fois, on ferait le point plus sérieusement. Et qu’il devait faire une prise de sang d’ici là parce que, avec son diabète, six mois depuis la dernière, ça commençait à faire un peu beaucoup.
La fois d’après, c’est ma remplaçante qui est venue.
Elle a tout de même réussi à vérifier sa tension et m’a écrit dans le dossier « N’a pas fait sa prise de sang : je la prescris à nouveau. Je négocie un autre renouvellement en même temps que son père pour qu’on refasse le point. »
Elle a su trouver les mots puisqu’il a fini par le faire son bilan !
Le mois dernier, ma secrétaire m’avait noté que je devais passer chez le papi pour renouveler ses médicaments. J’ai été bête : je ne me suis pas méfié.
Lorsque je suis arrivé dans la cour de la ferme, Jean-Michel rentrait ses poules. Toby, le gros chien marron m’aboyait dessus. J’ai poussé la porte vitrée pour que nous puissions pénétrer tous les trois dans la cuisine où se trouvait le grand-père. Toujours aussi recroquevillé, aussi maigre, aussi muet, aussi les yeux fixés sur les genoux.
La chaudière tournait à fond et il régnait une chaleur tropicale. Trente degrés au bas mot. Pourtant, le vieillard était, comme d’habitude, enveloppé de ses multiples couches de vêtements. « Il a toujours froid. »
Bien évidemment — j’aurais dû m’en douter — quand j’en ai eu fini avec lui, Jean-Michel m’a demandé « Et ma prise de sang ? Et d’ailleurs, vous me faites mon ordonnance ? » Il avait le papier de déclaration de médecin traitant dans la main, prêt à me le faire signer.
J’étais, comme souvent, déjà bien en retard sur ma tournée. Et, pas de chance, c’était un jour où j’étais un peu crevé et d’humeur maussade. J’ai démarré assez sec.
J’ai dit à Jean-Michel que je ne pouvais pas fonctionner comme ça. Que je ne pouvais pas lui faire une ordonnance « comme ça sur un coin de table… »
— Comment ça sur un coin de table ? Vous n’êtes pas bien installé ?
— Bon, d’accord… comme ça sur une table de cuisine, le soir, avec la télé allumée, dans cette chaleur à crever et Toby qui me renifle les mollets.
Que, quand même, il avait du diabète…
— Comment ça ? Mais vous avez vu la prise de sang, elle est bien, je n’ai pas de diabète !
— Oui, avec trois médicaments pour faire baisser le sucre !
Que, quand on a du diabète, il faut vérifier l’état des pieds de temps en temps…
— Comment ça ? Ils sont très bien mes pieds, j’ai pas mal !
Qu’il y a un certain nombre de choses à suivre, examiner les yeux à l’occasion…
— Comment ça ? Mais je vois très bien !
Il m’a demandé qu’est-ce que c’était que toutes ces histoires, qu’il n’était pas le genre à enquiquiner les médecins, que depuis trente ans il fonctionnait comme ça avec le Dr Moustache et que ça lui avait très bien réussi jusque-là.
Et que, d’ailleurs, le diabète, le diabète, hein… ça ne lui avait pas porté tellement tort et qu’il connaissait un voisin qui était déjà monté à cinq grammes de diabète et qu’il n’en était pas mort.
Je lui ai répondu que, certes, les attaques et les infarctus, on les faisait plus souvent à soixante ou soixante-dix ans qu’à trente ou quarante et que, comme il en avait cinquante-neuf, ça allait peut-être en se rapprochant.
J’ai aussi rajouté qu’à mon avis le Dr Moustache n’était sûrement pas un très bon médecin — Comment ça ? —, que moi je n’étais pas du genre à bricoler — Comment ça, un bricoleur ? — que, de toute façon, je ne travaillais certainement pas de la même manière que lui, que ce n’était pas ma faute s’il était parti à la retraite et que, si ça ne lui plaisait pas, il n’avait qu’à rappeler le Dr Moustache pour voir s’il acceptait de continuer à s’occuper si bien de lui.
Tout en lui faisant une ordonnance, conclue par un rageur « acte gratuit » souligné, j’ai essayé de lui expliquer que je comprenais bien qu’il n’avait pas envie d’être emmerdé, que, si vraiment il ne le souhaitait pas, j’éviterai de l’envoyer chez des spécialistes, que j’étais d’accord pour ne le voir que tous les trimestres.
Mais qu’une consultation tous les trois mois au cabinet, avec toutes ses pathologies, c’était le plus loin que j’acceptais d’aller et que, en dessous, j’aurais l’impression de faire n’importe quoi.
Je lui ai dit que, tout ça, c’était parce que je voulais m’occuper correctement de sa santé même si, question fric, c’était plus intéressant pour moi de passer cinq minutes à lui prendre la tension et recopier bêtement sa prescription.
Et je lui ai dit que s’il ne comprenait pas ça et que ce n’était pas possible pour lui, alors je n’étais certainement pas le médecin qu’il lui fallait, qu’on ne peut pas convenir à tout le monde et qu’il ferait mieux de s’en trouver un autre.
On a continué comme ça une dizaine de minutes et Jean-Michel a fini par me raccompagner jusqu’à la voiture.
— Bon, bon, je vais y réfléchir, je vais y réfléchir. Je ne dis pas que je ne vous rappellerai pas.
Le fera-t-il ? Ne le fera-t-il pas ?
Je n’en sais rien et, à vrai dire, je m’en fous un peu. J’ai bien assez de travail pour ne pas m’user les nerfs ainsi.
Mais j’ai quand même eu une pensée mauvaise pour cette crapule de Moustache. Je me suis dit qu’il était certainement bien plus coupable que le patient. Que l’incompréhension de Jean-Michel n’était qu’à la mesure de la médecine qu’il avait connue jusque-là.
La médecine de ce bon vieux Dr Moustache qui est venu fidèlement pendant des années, vite fait mal fait, faire sa petite visite, contrôler sa petite tension, faire sa petite ordonnance, prendre son petit chèque.
Et je me suis dit que, quand même, ça ne me faisait pas qu’à moitié chier de me faire engueuler parce que, de mon côté, j’essayais de faire le boulot correctement.
Miettes
Cher confrère de l’hôpital,
Merci de t’être occupé de Michel. A 85 ans, sa situation n’était pas simple et tu es parvenu, au moins temporairement, à le remettre sur pieds.
C’est simplement un peu dommage de lui avoir laissé, une nouvelle fois, un somnifère qu’il n’avait jamais pris jusque là. Entre l’hospitalisation et la convalescence, ça fait cinq semaines qu’il le prend et il est déjà accro : on a essayé de l’enlever et il n’y arrive pas.
Tellement classique mais toujours un peu dommage.
Surtout, je voulais te féliciter. Ou, plus précisément, féliciter tes infirmières pour être particulièrement habiles et précises.
Ce qui n’est pas vraiment le cas de Michel avec ses mauvais yeux et ses gros doigts.
C’est pourquoi, je me dis que ce n’était pas une très bonne idée de l’avoir laissé rentrer avec un nouveau traitement anticoagulant sous la forme de « Minisintrom 3/4 par jour ».
Parce que « Minisintrom 3/4 par jour », ça donne ceci :
Et, ça, pour Michel, c’est juste pas possible.
P.S. Grange Blanche avait déjà évoqué le sujet des comprimés d’AVK il y a quelques années.
Effeuillage
Je descends devant la vieille grange en pierres rouges
La fraîche pénombre avance, troncs gris, branches hérissées.
Je soulève ma mallette, passe sous le noyer,
Fenêtres allumées, portail vert, rien ne bouge.
Sur sa chaise, le chat dort, paisible boule de poils blancs.
Le poële à bois ronronne, papier peint défraîchi.
Elle se tient à côté, je salue, elle sourit,
Vitale et chèque parés, de même la prise de sang.
Je sors l’ordinateur, le brassard, le stétho.
Sur la toile cirée blanche, jaillissent mes instruments.
« Si vous le voulez bien, ôtons vos vêtements,
Pour vous examiner en commençant d’en haut. »
Épaisseur violette, un pull est dépecé,
Avant de faire tomber la blouse rose en nylon.
« Il le faut bien afin d’entendre vos poumons ! »
Le second pull-over, je m’en vais attaquer.
Continuons ainsi, gagnons les profondeurs.
Chemisette, soutien-gorge, une archéologie
Combinaisons, dentelle, d’une ancienne mercerie.
Plongée dans les abysses pour ausculter le cœur.
Strip-tease au ralenti, amusant petit rite.
De bonne grâce, je me prête au jeu, cavalier de ce ballet.
Pelure après pelure, je la déshabillais,
Pétale après pétale, j’effeuillais Marguerite.
On respecte !
La plupart du temps.
La fois où, saoul comme un Polonais, il a débarqué à l’improviste dans mon cabinet après s’être tailladé les avant-bras, ça ne m’a pas amusé du tout.
C’était en fin de journée, je pensais avoir presque terminé et j’étais devant mon ordinateur à envoyer mes derniers mails quand il a toqué à ma porte. Après avoir retiré les feuilles d’essuie-tout qu’il avait utilisées pour emballer ses plaies, je me suis attaqué à désinfecter ses entailles, trop superficielles pour qu’il faille les suturer. Pendant que je faisais des pansements corrects en grommelant, Régis beuglait sur mon divan d’examen.
Ça ne m’a pas amusé non plus la fois où, un coup dans le nez, il avait essayé de me tirer une consultation alors que j’étais attablé pour déjeuner au PMU du village. Je l’avais envoyé promener en lui disant que les consultations c’était au cabinet. Il avait râlé, avait parlé de non-assistance à personne en danger et m’avait fait la gueule pendant quatre mois.
Avant de revenir comme si de rien n’était.
Mais, sinon, il m’amuse.
C’est mon petit morceau de ZUP à moi.
Il vient chaque mois renouveler son traitement. Aussi précis et fidèle avec moi qu’il peut être folklorique.
Il a fini par comprendre le fonctionnement du cabinet et par jouer le jeu. Il passe toujours le matin quand ma secrétaire est là pour prendre rendez-vous pour l’après-midi. Il est ponctuel et pas désagréable lorsqu’il est à jeun. D’ailleurs, ça fait au moins deux ans qu’il a sacrément réduit l’alcool. Du coup, je ne suis pas trop rigide non plus : les quelques fois où il vient sans rendez-vous, si je peux, j’essaie de le voir quand même.
Il me raconte souvent ses ennuis avec les voisins, avec ses enfants, avec les gendarmes.
Quand il me dit qu’il a un flingue, je ne sais pas trop si c’est réel ou pour se vanter.
Quand il me parle de ses cousins de la grande ville, c’est tout un univers inconnu que je découvre : un monde où les filles à marier s’achètent, où on se fait « saigner » si on déconne avec l’honneur de la famille, où les affaires se règlent en liquide.
Je l’écoute cinq minutes, je ne sais pas si tout est vrai ou s’il en invente une partie. Je ne sais pas si je dois rire ou m’offusquer.
Il y a toujours des grosses voitures devant chez Régis, des allemandes, bien sûr. Il les achète, il les revend. Parfois, j’appelle l’assistante sociale pour qu’elle lui donne des bons alimentaires, histoire qu’il se nourrisse d’autre chose que de conserves froides. D’autre fois, ou bien les mêmes, je vois des billets de 200 dépasser de son portefeuille.
Il me fait chier aussi, quand j’ai besoin de le joindre pour une prise de sang où un rendez-vous à l’hôpital, et que je suis obligé de passer chez lui et de le sortir du lit en plein après-midi.
— Vous ne pourriez pas vous prendre un téléphone une bonne fois ?
— Un téléphone ? Vous êtes fou ! On n’a jamais de téléphone chez nous, c’est beaucoup trop risqué avec les gendarmes.
La dernière fois, il fanfaronnait en m’expliquant ses techniques pour sortir les enveloppes des boites de dépôt bancaire et celles pour ouvrir les voitures.
— Mais on ne touchera jamais à la vôtre. On respecte !
Alors ça va.
Laisse moi
Jean-Paul est un patient vraiment sympa.
Agréable, franc du collier et pas chiant pour un sou.
Il a une maladie que je ne maîtrise pas trop mal, assez facile à gérer. En fait, je le vois deux fois par an pour son renouvellement. Ce n’est pas épuisant. Et en plus, c’est une pathologie qui lui donne droit à bénéficier d’une ALD et qui, du coup, me permet de percevoir quarante euros par an en plus des consultations.
Et lui aussi m’apprécie beaucoup depuis que je l’ai tiré d’un mauvais pas.
Vraiment, le patient de rêve.
Mais je lui ai demandé de changer de médecin.
Car Jean-Paul a déménagé. Il y a un an et demi. À soixante kilomètres du cabinet.
D’emblée, je lui avais dit qu’il devrait peut-être changer, que je tenais son dossier à disposition. Mais il ne voulait pas. « Vraiment, Docteur, on vous fait confiance, ma femme et moi. Ça ne me dérange pas du tout de faire la route pour venir vous voir. »
C’est pas bon pour l’ego, ça ?
La dernière fois qu’il est venu, j’ai remis ça. Je lui ai dit que ça ne me plaisait pas de rester son médecin officiel, que ce n’était pas bien pour lui. Et je lui ai raconté l’histoire de William.
William était un vieux monsieur anglais, on ne peut plus british. Avec tout un tas de problèmes de santé compliqués à gérer. Le jour où il a déménagé pour se rapprocher de la ville, il m’avait demandé si j’acceptais de continuer à le suivre. Il me faisait confiance et, si sa femme était bilingue, il ne parlait pas français et il n’y avait pas de généraliste anglophone là où il allait. Je n’avais pas encore tant de patients à l’époque et je me suis senti flatté : j’ai dit oui.
Et le jour où William a fait son accident vasculaire cérébral, ça ne s’est pas très bien passé. Aucun médecin du secteur n’a voulu se déplacer. Débordés et ne se sentant pas vraiment concernés, ils se sont tous renvoyé la balle. Son état n’était pas assez grave pour mobiliser un SMUR et c’est moi qui ai fini par trouver une ambulance pour venir le prendre en charge et pour envoyer aux urgences ce patient que je n’avais pas examiné.
Une situation détestable qui m’avait laissé un goût amer.
J’ai donc raconté cette histoire à Jean-Paul. Je lui ai dit qu’on allait voir ensemble s’il n’y avait pas un Lecteur émérite Prescrire dans son coin, que ça pouvait faire une bonne base de départ. On en a trouvé un.
Je lui ai dit que, s’il avait un problème particulier un jour, il pouvait toujours repasser pour en discuter. Et je lui ai remis son dossier.
Je viens d’apprendre sur le site de la Caisse que Jean-Paul a changé de médecin traitant.
C’est mieux ainsi.
Sinistres Tropiques
La douceur des plages de sables blanc, le bercement de la mer aux eaux turquoises, l’accueil amical et rieur des habitants, les Antilles françaises sont un petit bout de paradis de l’autre côté de l’Atlantique.
Guadeloupe, Martinique, les Saintes, Marie-Galante, la Désirade… des noms qui invitent au rêve.
S’allonger sous un cocotier, siroter un ti-punch, plonger sa main dans une corbeille de fruits frais. Coco ? Goyave ? Ananas ? Le choix est large. Va pour une banane !
Ah ! La banane des Antilles ! Si savoureuse. Un concentré de soleil et de plaisir.
Bonne pour vous, bonne pour la terre.
« Notre filière Banane de Guadeloupe & Martinique a été l’une des premières filière fruit à chercher des solutions concrètes pour réduire son empreinte environnementale. Mobilisée depuis plus de 10 ans, elle s’engage à faire continuellement évoluer ses pratiques pour mieux préserver l’air, l’eau et la terre, pour économiser les énergies, gérer ses déchets et développer la biodiversité dans ses plantations.
-72% : c’est le pourcentage de diminution de l’usage des produits phytosanitaires par la filière en 10 ans. »
-72% ! Mazette ! Assurément le signe que nous avons affaire à des producteurs dont la conscience écologique est prégnante. Sans compter leur conscience sociale.
Laissez-moi vous raconter une petite histoire.
Une histoire dont les médias français se sont fait l’écho en 2007 mais qui est déjà largement oubliée. Une histoire mentionnée par la Revue Prescrire mais tout le monde n’y est pas abonné et, s’agissant d’une revue médicale, elle ne s’est pas appesantie sur le contexte sociopolitique. Une histoire que j’ai, pour ma part, découverte il y a un an. La belle, longue et triste histoire de la… chlordécone.
Derrière ce nom un peu ridicule, se cache un pesticide organochloré de la famille du DDT.
Brevetée en 1952, elle est commercialisée à partir de 1958 par Allied Signal (depuis, intégré au groupe Honeywell) sous un nom commercial à l’allure beaucoup plus rebelle et davantage utilisé par les anglo-saxons : la Képone©.
La chlordécone est un pesticide absolument merveilleux !
Déjà, elle tue à peu près toutes les salles petites bêtes qui empêchent de faire des cultures bien propres, bien ordonnées (question biodiversité, on repassera). A commencer par le charançon de la banane, l’ennemi juré des planteurs de banane antillaise.
Surtout, cette molécule a tout de Superman et de Hulk réunis : c’est une molécule super-stable qui résiste à tout. Aux UV, à l’eau, au vent, aux microorganismes, au temps qui passe. Et qui a une affinité toute particulière pour les sols riches en matière organique.
Du coup, c’est un pesticide très reposant qui dispense d’avoir à effectuer des épandages aussi réguliers que fastidieux.
Pensez-donc ! Selon les conditions d’environnement, il faut plusieurs dizaines d’années pour que la moitié du produit soit éliminée. Si bien que, selon leur nature, il faudra de 60 à 700 ans pour que les sols soient dépollués. Une notion à laquelle on est davantage habitués lorsque l’on parle de l’industrie nucléaire.
Un des soucis, c’est que la chlordécone n’est pas mauvaise que pour le charançon.
Commercialisée à partir de 1958, les premiers doutes concernant une toxicité humaine sont soulevés dès 1961. La chlordécone peut être absorbée à travers la peau et doit être manipulée avec précautions.
Le 29 novembre 1969, la Commission d’Etudes de l’Emploi des Toxiques en Agriculture propose le rejet du Kepone©. Le compte-rendu souligne : « On pose ici le problème de l’introduction d’un nouveau composé organochloré toxique et persistant. Bien qu’il n’y ait pratiquement pas de résidus dans les bananes, il y a quand même les risques de contamination du milieu environnant ». Et le 5 décembre, l’homologation du Kepone© est refusée.
Au début des années 1970, éclate le scandale de la James River. De graves troubles sont décrits chez les ouvriers de l’usine de Hopewell en Virginie, là où est produite la chlordécone. Les mêmes pathologies sont retrouvées au sein des familles des ouvriers ainsi que chez les riverains de la James River dans laquelle l’usine relarguait d’importantes quantités du pesticide. Des problèmes hépatiques et, surtout, de graves atteintes neurologiques.
Dès cette époque, des études démontrent de probables effets cancérigènes sur l’animal.
En 1978, le « rapport Epstein » américain ne laisse guère de doutes : « Le Kepone est très toxique et provoque une toxicité à effets cumulatifs et différés ; il est neurotoxique et reprotoxique pour un grand nombre d’espèces, incluant les oiseaux, les rongeurs et les humains ; il est cancérigène pour les rongeurs. «
Pourtant, en 1972, le Ministère de l’agriculture français délivre une autorisation « provisoire » d’utilisation de la chlordécone aux Antilles.
Une autorisation que, en 2005, le ministre Bussereau déclarait ne plus retrouver (annexe I-A du rapport parlementaire). Une autorisation en théorie « provisoire » alors que tout démontre que le produit est utilisé sans interruption durant toutes les années 70 et 80.
Aux Antilles, tout va bien.
Le produit est largement utilisé. Et c’est bien souvent par avions ou hélicoptères que sont faits les épandages. On ne va pas chipoter.
Malheureusement, le scandale survenu en Virginie mène à l’interdiction du produit aux Etats-Unis en 1977. Il y a bien encore quelques stocks mais comment assurer la suite ?
Qu’à cela ne tienne ! Comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, une entreprise basée en Martinique et liée aux grands planteurs antillais, la société « Laurent de Laguarigue » obtient en 1981, une autorisation de production de chlordécone, sous le nom de marque Curlone©. Produit qui sera dès lors synthétisé par une usine brésilienne.
Et la Sicabam (l’ancien syndicat des planteurs antillais) qui, aujourd’hui, nous vante les qualités écologiques de la banane antillaise, d’écrire, en 1982 « Curlone© (…) est reconnu par l’industrie bananière et les instituts de recherche comme l’insecticide le plus efficace et le plus sûr pour un contrôle certain, durable et sélectif du charançon du bananier. » Sûr et sélectif…
C’est finalement en… 1990 que cette autorisation sera, tout de même, officiellement retirée. Quatorze ans après les Etats-Unis.
1990… Ah, non ! Attendez…
En 1990, le ministre Henri Nallet (dans cette histoire, la gauche n’a pas été beaucoup plus glorieuse que la droite) accorde une dérogation de deux années supplémentaires pour « écouler les stocks ».
Stocks qui devaient être confortable puisque, en 1992, c’est le nouveau ministre, Louis Mermaz, qui accorde « à titre dérogatoire », un délai supplémentaire d’un an jusqu’à février 1993.
Mais la chlordécone, c’est pire que l’héroïne : ça rend vraiment accro. Et en février 1993, le ministre Soisson octroit une nouvelle rallonge de six mois, tout en interdisant aux planteurs de faire publiquement mention de cette autorisation (annexe I-N du rapport parlementaire).
C’est ainsi qu’au moins 180 tonnes de chlordécone sont utilisées aux Antilles après 1980 et la fin de l’approvisionnement américain.
Malgré ces apparences, et heureusement, les autorités françaises ne sont pas restées inactives. Elles ont fait comme bien souvent quand la situation est explosive : elles ont… commandé des missions d’enquête et des rapports.
Mission Snegaroff 1977, Rapport Kerrmarec 1980, Rapport Vilardebo 1984, Rapport Unesco 1993, Rapport Balland-Mestres-Fagot 1998… l’un après l’autre, ils pointent les doutes puis les certitudes, tant pour ce qui concerne l’ampleur des contaminations que la dangerosité du produit.
C’est ainsi qu’en une vingtaine d’année, une grande partie des sols de Martinique et de Guadeloupe vont être contaminé de manière durable.
On estime qu’aujourd’hui, ce sont 25% des terres agricoles de ces îles qui sont « moyennement » ou fortement contaminés.
Et lourdement contaminés.
Ce n’est qu’à la fin des années 90 que sont menées les premières campagnes de mesures destinées à évaluer l’ampleur de la pollution des eaux et des sols.
En 1998, 100% des échantillons d’eau dépassent les normes admises. Le pic de contamination représente 103 fois la norme.
Certains échantillons de sol présentent des contaminations pouvant aller jusqu’à 100 000 fois les normes admises pour l’eau !
C’est à ce moment là, faute d’avoir cherché à les évaluer plus tôt, qu’on « découvre » l’ampleur des dégâts. Les principales ressources d’eau utilisées pour la consommation humaine sont fortement contaminées. Pas seulement par la chlordécone d’ailleurs. On y trouve un cocktail de pesticides tous plus appétissants les uns que les autres.
Ce n’est que dans les années 2000 que de lourds investissements sont consentis pour assurer la potabilisation de l’eau via des dispositifs de filtration sur charbon actif.
Pour autant, la chlordécone du milieu aquatique risque bien de se retrouver malgré tout dans votre estomac puisque l’on en retrouve dans les poissons et crustacés, largement consommés. Le produit a la propriété de pouvoir s’accumuler dans la chair des poissons pour pouvoir atteindre, dans certains cas, des teneurs 60 000 fois supérieures à celles du milieu naturel. Pas seulement les poissons d’eau douce d’ailleurs, mais également, les poissons de mer, crabes et autres langoustes.
Sans oublier la pollution des sols en particuliers avec l’accumulation de chlordécone dans certains légumes couramment consommés (patate douce, ignames, chou caraïbe, carotte…), ainsi que dans la graisse des animaux d’élevage, ou dans le lait.
Comment a-t-on pu en arriver là ?
Les Antilles françaises sont encore largement dominées, tant politiquement qu’économiquement, par les Békés, les descendants des premiers colons de Métropole. Ils détiennent l’essentiel des leviers économiques et, pour ce qui nous intéresse ici, contrôlent tant le circuit des produits phytosanitaires, que celui des machines agricoles.
Ce sont également parmi eux que l’on trouve les grands propriétaires terriens qui ne représentent que 10% des cultivateurs de bananes mais qui possèdent les 2/3 des terres et assurent 70% de la production.
Ils ont leur relais dans notre système politique, à l’Assemblée Nationale en particulier, et jusqu’auprès des instances européennes via une instance de lobbying spécifique.
Rien d’étonnant donc à ce qu’une telle situation ait pu se produire et perdurer, allant d’exception coupable en dérogation complice.
Quelles sont les conséquences sur la santé ?
La toxicité neurologique (tremblements, myoclonies, troubles de la coordination…) de la chlordécone était connue dès le début des années 70.
En 1979, le Centre de recherche internationale sur les cancers la classe comme « cancérogène possible ».
Comme d’autres organochlorés, il s’agit également d’un perturbateur endocrinien aux propriétés oestrogéniques. Les conséquences sur la fertilité, masculine en particulier, semblent donc assez évidentes.
C’est aussi pour cette raison que la chlordécone est soupçonnée de jouer un rôle important dans l’augmentation du risque de cancer de la prostate dont l’incidence atteint les plus fort taux mondiaux en Martinique et Guadeloupe (ainsi, cependant, que dans d’autres populations afro-américaines à haut niveau de vie). Cette étude suggère que les hommes les plus exposés à la chlordécone présentent un risque de cancer de la prostate multiplié par 2,5.
Pas seulement de la prostate, d’ailleurs. Une étude suggère ainsi une association entre l’exposition à ce toxique et l’augmentation du risque de myélome multiple.
Quant au foie, la chlordécone ne semble que modérément toxique par elle-même, sauf à atteindre des taux extrêmes. Mais elle présente l’amusante propriété de majorer fortement la toxicité d’autres substances. C’est ainsi que la toxicité de certains solvants peut être augmentée de 6 700 % lorsqu’ils sont associés à ce pesticide.
Plusieurs études et suivis de cohortes sont toujours en cours afin de préciser le risque et, dans la mesure du possible, d’essayer de le maîtriser.
Les Antillais se retrouvent ainsi avec une épée de Damoclès. Pour longtemps.
L’Etat s’est finalement décidé à mettre plusieurs dizaines de millions d’euros sur la table pour financer des plans d’actions spécifiques. De nombreuses recherches sont en cours, en particulier dans le cadre de l’INRA ou des CHU de Fort-de-France et de Pointe-a-Pitre.
Comme bien souvent en France, comme avec l’amiante, le Mediator ou les prothèses PIP, ce sont ainsi des fonds publics qui viennent éponger, ou tenter de le faire, les dégâts causés par la rapacité et l’impéritie d’intérêts privés.
En revanche, il y a tout de même quelques différences par rapport à ces récents scandales : les Antilles, c’est loin. Et c’est plein d’Antillais.
Autant dire que c’est beaucoup moins important que les coupe-faims ou les prothèses mammaires utilisés en métropole. Pas étonnant donc, que nous en ayons finalement peu entendu parler et que ce soit déjà largement oublié.
Si un tel scandale, avait eu lieu en Corrèze ou dans l’Aveyron, nous pouvons être sûrs qu’il aurait fait les gros titres des mois durant.
Si j’étais Martiniquais ou Guadeloupéen, je crois que je l’aurais quand même assez mauvaise.
***
Je n’ai livré ici aucun élément nouveau. Je me suis contenté de faire un petit résumé de l’affaire. L’essentiel des données peut être retrouvé à travers les différentes sources mises en lien, en particulier le Rapport d’Information parlementaire n°2430 de 2005, dont l’un des buts est cependant d’exonérer les pouvoirs publics de leurs responsabilités. On pourra également consulter le Rapport de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Techniques de 2009, riche d’éléments d’information mais qui, lui aussi, botte un peu facilement en touche pour ce qui concerne les responsabilités. La synthèse de l’INRA de juillet 2010 complètera cette documentation de base.
L’ensemble du dossier est abordé dans le livre de Louis Boutrin et Raphaël Confiant : « Chronique d’un empoisonnement annoncé ». Les auteurs sont antillais, leur livre est clairement un ouvrage militant, mais il a l’intérêt de mettre en lumière les éléments sociaux et économiques relatifs aux Antilles françaises qu’ignorent les rapports strictement scientifiques.
Rien de vraiment nouveau donc mais, vu que le procès a l’air de s’enliser et que les responsables de l’affaire ne sont pas près de répondre de leurs actes devant un juge, il ne m’a pas semblé inutile de participer, modestement, à rafraîchir les mémoires.
Trousse d’urgence
Pour faire suite à mon précédent billet et suite à une discussion avec les copains, je vous livre ce petit billet sur ma trousse d’urgence. Celle-ci aussi a subi une sérieuse « décroissance » au fur et à mesure des années.
Ce qui me guide aujourd’hui, ce sont ces trois critères :
- Efficacité : j’ai viré les produits à balance bénéfice-risque non établie.
- Simplicité : je ne garde qu’un produit quand il y a plusieurs indications possibles.
- Connaissance : je ne garde que des produits que je sais pouvoir utiliser.
Lorsque je vois certaines « listes modèles », je suis parfois un peu effaré. Quel est l’intérêt d’avoir du Valium en cas de crise d’épilepsie et du Tranxène et du Tercian en cas d’agitation ? Pourquoi s’embêter avec de l’Acupan et de la morphine ?
Voici donc ma trousse d’urgence actuelle. En commençant par le :
Kit de perfusion
Ce kit n’a d’intérêt que parce que je suis en zone rurale, à 40 minutes d’intervention du Samu. En cas d’urgence cardio-vasculaire, je pense que c’est un vrai avantage de pouvoir perfuser le patient le temps que les secours arrive (et puis ça occupe autant le patient que moi durant la vingtaine de minutes où j’ai fini de prendre les constantes, rangé l’ECG et où je n’ai plus grand chose à faire en attendant la cavalerie). Oubliez-le si vous êtes à moins de 20 minutes d’un SMUR. Et si vous ne savez pas/plus perfuser, bien sûr.
- Soluté de sérum physiologique en poche souple 500 cc (les solutés de G5% n’ont presque pas d’indication, je m’en suis allégé)
- Tubulure avec robinet 3 voies (les tubulures avec site d’injection simple sont très peu utiles pour le SMUR, c’est du gâchis)
- Cathéters 18, 20 et 22 G
Injectables
Les incontournables, ceux que j’utilise régulièrement ou plus exceptionnellement mais qui me semblent indispensables :
- Ceftriaxone 1g (incontournable en cas de pupura fulminans mais je ne l’ai jamais utilisé pour ça. Par contre, je m’en sers régulièrement pour démarrer la première injection en cas de pneumopathie vue à domicile)
- Solutés : la poudre de Ceftriaxone IM ou IV est la même. J’ai donc pris la forme IM et si un jour je dois le faire en IV, j’utilise comme soluté, l’EPPI de mon aspirine.
- Aspirine 500 mg (en cas d’infarctus)
- Furosémide 20 mg : 2 ou 3 ampoules en cas d’OAP
- Adrénaline 1 mg : utile en cas d’arrêt cardio-respiratoire ou de choc anaphylactique (je ne me surcharge pas d’un Anapen). Sur l’ampoule est scotché une vignette pour me rappeler la posologie en cas d’anaphylaxie.
- Glucosé 30% : 2 ampoules de 10 cc en cas de coma hypoglycémique (on peut aussi choisir le glucagon mais il doit être conservé à moins de 25° et pas plus de 18 mois, ça me semble plus compliqué à gérer)
- Morphine 10 mg
- AINS injectable : personnellement, j’ai opté pour du Kétoprofène 100 mg, les oxicams ont une balance bénéfice-risque moins favorable.
- Benzodiazépine : j’ai opté pour le Rivotril 1 mg, utilisable en cas d’état de mal épileptique ou (hors AMM) en cas d’agitation. Le Tranxène doit être reconstitué et n’a pas l’AMM pour l’épilepsie, le Valium a une mauvaise biodisponibilité par voie IM en cas d’agitation.
- HBPM : à chacun de choisir la sienne ou de voir en fonction des seringues qu’il a pu glaner chez les patients ou les infirmières du coin.
Les moins incontournables, soit que leur intérêt est limité, soit que leur utilisation est exceptionnelle ou que je ne suis pas sûr de savoir les utiliser à bon escient :
- Atropine 1 mg : que je ne pense utiliser que sur conseil d’un régulateur du 15
- Corticoïde : j’ai opté pour du Célestène 4 mg, je ne vois pas l’intérêt de s’emmerder avec du Solumédrol qui doit être reconstitué. Vu le délai d’action, on peut discuter du caractère « urgent ».
- Antihistaminique : Polaramine qui peut être utilisée dès 30 mois (mais je ne l’utilise plus guère, ça risque de disparaître un de ces jours de ma trousse)
- Primpéran 10 mg (que j’utilise de moins en moins et qui pourrait également disparaître un jour)
- Bricanyl 0.5 mg : j’ai souvenir de l’avoir utilisé 2 fois en 12 ans sur des crises d’asthme très sévères. Donc utilisation assez exceptionnelle mais utile, je pense.
Ont disparu de ma trousse d’urgence : la Naloxone (que j’avais au début et qui peut rester très utile dans un contexte plus urbain), l’Acupan (dont je ne vois plus d’intérêt évident comparé à la morphine), le Tanganil et le Spasfon sans intérêt. Ainsi que quelques doublons dans les benzo, les corticoïdes…
Les non injectables
Il s’agit autant de vrais produits d’urgence que de quelques produits de base en dépannage pour les gardes de nuit et de week-end.
- Natispray
- Salbutamol : j’ai de l’Airomir dont je trouve le mécanisme pratique. Mais je pense qu’il pourrait être préférable d’avoir un salbutamol standard et une chambre d’inhalation que je n’ai pas. Ce n’est pas bien.
- Bétaméthasone solution buvable
- Paracétamol comprimés ainsi que toute la gamme pédiatrique en suppos et sachets
- Ibuprofène
- Benzo : au choix
- Soluté de réhydratation orale
J’ai encore quelques comprimés de métoclopramide, de lopéramide ou de prednisone en dépannage mais ça ne me paraît pas indispensable.
Et une boite de vitamine K que je garde au cabinet.
Pour finir, j’ai un pense-bête programmé pour me rappeler de vérifier les dates de péremption deux fois par an. Moins on a de produits et de stocks à gérer, moins c’est fastidieux !
Voilà, s’il y a des oublis, à vous de compléter.
Edition du 22/01 :
Je ne peux que vous encourager à lire les commentaires à ce billet, intéressants et argumentés.
Par rapport à la liste que j’ai présentée ci-dessus, la discussion concerne essentiellement :
-
L’adrénaline qui pourrait probablement être remplacée par une forme de type Anapen.
-
L’atropine qui n’est probablement pas indispensable dans une trousse de généraliste.
-
Les corticoïdes : peut-être préférer le Solumedrol. Qu’il faut reconstituer mais dont, précisément, la présentation favorise la conservation.
-
Le Bricanyl injectable qui n’a peut-être pas d’intérêt pour peu qu’on ait de l’Adrénaline et une chambre d’inhalation.
Et d’ailleurs, suite à ce billet, je me décide à en acheter une, de chambre d’inhalation.
Décroissance
Phloroglucinol, carbocistéine, Exacyl, buflomedil…
Tous ces produits que j’ai appris pendant mes stages d’internat ou lors de mes remplacements, mon clavier a fini par les oublier. Petit à petit.
Je repense à mes premières ordonnances du début. À l’époque où, faute de mieux, je tâchais d’imiter mes maîtres, de recopier les prescriptions des médecins que je remplaçais. À l’époque où je découvrais tout juste la revue Prescrire et qu’elle me semblait décidément bien aride.
Gingko, trimétazidine, Hexaquine, acetyl-leucine…
Plus je lisais, plus je comprenais ce que je faisais, plus je m’appropriais mes prescriptions, m’éloignant du recopiage et de l’imitation.
Je saisissais l’inutilité de certaines molécules quand ce n’était pas de « familles thérapeutiques » entières. Convaincu moi-même, je me sentais plus à l’aise pour l’expliquer à mes patients.
J’ai appris à négocier. « Bon, je vous laisse le Tanakan inscrit sur l’ordonnance et je vous propose de ne pas le prendre aujourd’hui. Mais si vous trouvez vraiment que ça va moins bien d’ici deux ou trois semaines, vous pourrez aller le chercher. Ce sera à vous de décider. » Et le plus souvent, à la consultation suivante, cette ligne disparaissait de l’ordonnance chronique.
Coquelusedal, thiocolchicoside, Lysopaïne, diosmine…
J’ai encore du progrès à faire. Je me sens toujours un peu sale quand je continue à noter des « pschitts » pour le nez. Je me dis que, si je les enlève, il ne restera généralement plus que le paracétamol sur les prescriptions des patients qui viennent me voir pour leurs rhino-broncho-laryngo-pharyngites.
Il m’arrive de lâcher sur certains de ces produits lorsque, vraiment, le patient insiste de trop et qu’ils sont dénués d’effets indésirables sérieux.
Et il reste bien encore un peu d’Ikorel sur quelques ordonnances.
Je ne me sens pas encore assez sûr de moi pour mener ces batailles et franchir ces derniers pas. Mais je pense que, petit à petit, j’y parviendrai dans les prochaines années.
Hexaspray, nifuroxazide, Pivalone, beta-histine…
Immense privilège du médecin installé par rapport au remplaçant que j’étais, je peux infléchir progressivement les prescriptions de mes patients chroniques, les habitudes des autres pour les petites pathologies aiguës.
De la même manière, j’ai appris à me concentrer sur une seule molécule, parfois deux, pour chaque famille de médicaments. Mon IEC, c’est le ramipril, mon macrolide, c’est la spiramycine, mon anticalcique, l’amlodipine, mes benzo, l’alprazolam ou le clotiazepam.
Je les maîtrise bien, leurs dosages, leurs indications, leurs présentations.
Les autres, je les connais plus vaguement. En cas de besoin, je sais où chercher les informations, mais je ne m’en surcharge pas l’esprit.
Troxérutine, heptaminol, magnésium, Hélicidine…
C’est beaucoup plus facile pour moi en fait. Plus confortable aussi.
Année après année, j’ai arrêté de prescrire tous ces produits. Mes patients ne s’en portent visiblement pas plus mal. Peut-être mieux. Ils ne mettent en tout cas pas plus de temps à guérir de leurs rhumes ou de leurs vertiges paroxystiques.
Petit à petit, mes ordonnances se simplifient.
L’une après l’autre disparaissent babioles et fanfreluches.
Je me concentre sur l’essentiel et me dépouille de l’inutile.
Brouillard
Je crois qu’elle m’aime bien aussi.
Et pourtant, ce n’est rien de dire qu’elle n’affectionne pas les médecins.
Dommage pour elle, elle ne peut pas vraiment s’en passer. Avec sa grosse maladie cardiaque et son arythmie chronique, elle se retrouve avec un traitement lourd et bourré de possibles interactions. Qu’il faut bien renouveler.
Elle veut bien me voir. Mais pas trop souvent. Et prendre les médicaments que je lui prescris. Et faire les INR (1) . Mais pas beaucoup plus.
Consulter un spécialiste ? C’est toujours « On verra la prochaine fois. » En été, il fait trop chaud. En hiver, trop froid. Et à l’automne, c’est la pluie. Deux ans que je jongle avec ses traitements cardiaques sans avoir tous les éléments qu’il me faudrait. Je lui avais pris d’autorité un rendez-vous chez le cardiologue. Elle l’a annulé.
Et en plus, je suis convaincu que Violette a une maladie qu’on n’a pas encore diagnostiquée. Avec ses problèmes de santé connus, sa morphologie très particulière, ses anomalies de la peau, je suis sûr qu’elle a un truc. Et je ne sais pas quoi.
Comme elle ne veut pas voir de spécialistes, j’essaie de me débrouiller.
Comme elle n’a pas de complémentaire, je me limite sur les prescriptions qui ne rentrent pas dans son ALD. (2)
Au début, je pensais qu’elle avait un Cushing. La cortisolémie était normale.
Il y a six mois, je me suis dit « C’est un lupus ! » (ouais, sans blague…), je lui ai demandé s’il elle était d’accord pour faire une prise de sang pour vérifier. Comme elle m’aime bien, qu’elle me fait confiance et que c’est quand même sa santé, elle m’a répondu « D’accord, mais c’est la dernière fois. »
Ce n’est pas un lupus. Bien sûr.
Il y a trois jours, je me suis demandé s’il n’y avait pas une sclérodermie. Je n’ai pas encore osé lui en parler.
Ah ça ! Qu’est-ce que j’aimerais refiler son cas au Dr House. Mais je n’ai pas son numéro de portable. Et puis de toute façon, elle refuserait d’aller le voir, alors…
Jusqu’à l’an dernier, elle venait au cabinet avec son mari. Depuis, c’est moi qui vais à la maison.
Ce n’est pas vraiment que ça me dérange, mais je ne sais pas pourquoi.
Au demeurant, ces visites sont plutôt sympas.
Je me gare au sommet de la colline, pousse le portail et passe devant le molosse attaché qui hurle autant qu’il bave. Je traverse alors le jardinet propret avec ses statues de plâtre et sa petite mare, dotée d’une mini-fontaine en fausse antiquité et d’un vrai poisson rouge. J’arrive à la tonnelle qu’ils ont bricolée, là où j’examine Violette quand ce sont les beaux jours, entre les fleurs et les citronniers. Une jolie tonnelle avec des rideaux en dentelle et de la toile cirée. Et du papier journal qui tapisse le plafond.
Je rentre par le salon. Au milieu, une immense table dont je vois les bords. Mais pas le plateau qui est intégralement recouvert d’un invraisemblable bric-a-brac. Toutes les plus belles poupées et kitcheries d’un rêve de grand-mère.
J’arrive dans la cuisine, les roquets de la maison viennent me renifler les mollets, le chat dort sur la table en formica. Violette se laisse gentiment examiner sur sa chaise. Toujours de bonne humeur.
Quand je dis examiner, je me comprends. Ça vaut ce que vaut un examen clinique dans cette pièce mal éclairée, coincé entre la table et le poêle à bois qui me brûle les fesses. « J’aime bien avoir chaud. »
Chez Violette, ça fait partie de ces visites où j’ai renoncé à partir sans boire ce qu’on m’offre. Je perds plus de temps à essayer d’expliquer que ce n’est pas nécessaire, que j’ai d’autres patients qui m’attendent et que je suis déjà en retard. Prendre cinq ou dix minutes pour un café ou un panaché, c’est plus rapide, en fait.
J’ai tenté de comprendre pourquoi elle ne voulait plus venir en consultation. J’ai questionné gentiment. J’ai râlé un peu en disant que, non, non, non, la prochaine fois ce serait au cabinet. Et, décidément, je ne sais pas.
Quand elle m’a dit, sans aucune agressivité et pas sur le ton du chantage, que si je n’acceptais plus de passer à domicile, c’était dommage, qu’elle le comprenait et que, tant pis, elle demanderait à un autre médecin de venir, j’ai saisi qu’on était dans le non-négociable.
En fait, elle ne sort plus de chez elle.
Certes, elle a mal aux pieds. Mais « non, pas tous les jours quand même ! »
Elle a peur de tomber. Mais « non, je ne suis jamais vraiment tombée. »
Elle est essoufflée. Mais « oh oui, comme d’habitude, pas plus que ça. »
Ah ! J’ai oublié de préciser : Violette a soixante-douze ans.
Dans la médecine d’aujourd’hui, c’est encore jeune. Bon nombre de mes autres patients sont (beaucoup) plus âgés que ça. Plusieurs nonagénaires viennent au cabinet sans difficulté.
Son cœur ne va pas très bien, et je bricole avec les petits moyens qu’elle me laisse.
Je suis sûr qu’elle a une maladie hormonale ou génétique et je ne sais pas quoi.
Je ne sais pas quoi et je ne vois même pas comment faire pour essayer de le savoir.
Je ne sais pas quoi et je ne vois même pas à qui demander si je ne suis pas en train de courir après un zèbre qui n’existe pas.
Elle aurait quatre-vingt-douze ans ou davantage, je me dirais qu’on peut laisser filer doucement. Mais elle a vingt ans de moins et je n’arrive pas à me faire à l’idée de lâcher prise.
Je ne sais pas ce qu’elle a et quand je lui dis qu’elle m’embête avec son fichu caractère et qu’elle ne m’aide pas beaucoup à l’aider, elle ne me permet même pas de lui en tenir rigueur. « Oh, mais ce n’est pas grave, Docteur, on sait bien que vous faites ce que vous pouvez. Ne vous en faites pas : on ne vous fera jamais de reproches. »
Elle m’en demande un minimum et je culpabilise tout seul de ne pas faire mieux.
Je crois que je lui en veux un peu quand même.