Archives de catégorie : La consultation du Dr Borée

Etiquette

Oui, bon, voilà… On va me dire « Encore un billet pour se moquer de l’hôpital, c’est trop facile, genre : lui il se plante jamais… ».

Oui, ok, mais il fallait vraiment que je la raconte.

Je m’occupe d’Astérix.

Astérix, il a des moustaches comme… comme… ben, comme Astérix en fait. Et puis il est petit, râblé, bourru et il clope. Il n’a probablement pas été très loin après l’école primaire mais ça ne l’a pas empêché de bosser dur toute sa vie. Comme on dit : « il a une gueule ».

Je ne l’avais pas vu très souvent jusque là, pas le style à courir chez le médecin.

Il y a quelques mois, Astérix a eu un sale accident en travaillant. Du genre où il aurait pu y rester : quatre côtes pétées à gauches et huit à droite avec un bel hémopneumothorax bilatéral. (Pour les non-médecins, c’est ce qui arrive quand une côte casse, se déplace et va perforer un poumon. Du coup il y a de l’air et du sang qui viennent se mettre autour du poumon et celui-ci se ratatine et il respire beaucoup moins bien. Quand ça arrive d’un seul côté c’est pas super mais on a encore un poumon pour respirer. Quand ça arrive des deux côtés en même temps, c’est assez sportif.)

Astérix a été rapatrié dare-dare en réanimation : drains, oxygène, morphine.

Et le réanimateur de me faire une belle lettre pour me raconter en détails le séjour dans son service.

« le mardi, le patient présente un fébricule à 38°, mais dans un contexte de pré DT (*) probable avec trémulation, front luisant et hallucinations visuelles justifiant l’instauration d’une hyper-hydratation, d’une vitaminothérapie, par ailleurs débutée dès l’entrée, ainsi que d’un traitement psychotrope à base d’Haldol et Mépronizine.

(…)

Conclusion
Mr Astérix, âgé de 58 ans, sans antécédent notable, a présenté un traumatisme fermé du thorax, …
Pré DT probable chez un patient niant par ailleurs toute ingestion d’alcool. »

Après la réanimation, Astérix est parti en pneumologie. Et j’ai reçu la lettre du pneumologue (pourtant, c’est mon pneumologue préféré que je tutoie, qui est très bien avec les patients et très compétent) :

« Biologiquement, on a un bilan hépatique perturbé avec cytolyse hépatique : TGO à 138, TGP à 242, Gamma Gt à 698 (*).

Les perturbations hépatiques sont à mettre en relation avec un éthylisme antérieur. Nous avons supprimé les produits potentiellement hépato-toxiques, et notamment le Paracétamol. »

Et voilà, Astérix est rentré chez lui avec une belle étiquette qui, forcément, s’imposait vu sa tronche : non seulement il fume mais en plus c’est un alcoolique. Et un bon puisqu’il a fait son pré-delirium trémens et qu’il avait des Gamma GT au plafond !

Quand je suis passé le voir à la maison, je lui ai posé la question « Euh… dites voir, il y a les médecins de l’hôpital qui ont l’air de dire que vous buviez un peu trop là…

– Ah, non ! C’est pas vrai ça ! Je vous jure, je bois pas une goutte de vin et pas de bière ! Je fumais, ça c’est vrai, mais je bois jamais ! Je vous jure que c’est vrai, je vois pas pourquoi je vous le dirais pas. »

Et, de fait, je ne voyais pas bien pourquoi il ne me l’aurait pas dit. Et d’ailleurs, j’étais assez surpris : je n’avais jamais « senti » un problème d’alcool chez Astérix. Mais, bon, on sait ce que c’est, Dr House et la Faculté nous l’ont appris : le patient est menteur. Surtout s’il est alcoolique ou drogué.

« Bon, ben de toute façon il va falloir faire des prises de sang de contrôle pour surveiller le foie. Et puis, si vous êtes d’accord, on fera un dosage qui permet de voir s’il y a un problème d’alcool. Comme ça, on pourra le prouver aux médecins de l’hôpital. Et ça me permettra de te montrer que c’est pas la peine de me mentir, espèce d’alcoolo. »

Les CDT (*) me sont revenues blanches comme la neige à 0,5%. Et le bilan hépatique s’est gentiment amélioré pour finir de revenir dans les normes.

Les « perturbations hépatiques » n’étaient pas à mettre en relation avec un éthylisme antérieur mais avec le fait que le foie est, lui aussi, situé sous les côtes et qu’il avait également bien morflé dans l’aventure.

Quant au « pré-DT probable avec trémulation, front luisant et hallucinations visuelles », on peut se dire raisonnablement qu’être attaché dans un lit de réanimation avec des tuyaux et des bips partout, quand on a mal et que pour ça on a des perfusions de morphine à bonne dose, ce sont aussi d’excellentes raisons pour être dans cet état.

Au final, le patient qui « niait toute ingestion d’alcool » avait bien raison de le faire.

Et nous, médecins (moi compris puisque j’ai également douté), nous nous sommes bien fourré le doigt dans l’oeil jusqu’au cholédoque…

Raconté comme ça, ça pourrait rester une anecdote amusante mais en fait pas vraiment.

On voit très bien dans les courriers comment le réanimateur a une conviction intime mais qu’il prend tout de même la précaution de rajouter un « probable » qui laisse la place au doute. Et comment le pneumologue, de bonne foi, transforme ceci en fait acquis et sans nuance.

Connaissant le mode de fonctionnement habituel des médecins en général, et des hospitaliers en particulier, je sais que le risque est grand qu’à l’avenir, un interne ressorte les lettres d’hospitalisations et se contente de recopier, toujours de bonne foi, « Antécédents : éthylisme chronique ». Et comme ça, de lettre en lettre, une hypothèse diagnostique erronée pourra devenir une vérité médicale dont Astérix devra continuer à se justifier face à des interlocuteurs qui postuleront qu’il est toujours dans le déni…

C’est pourquoi, depuis, je précise dans toutes mes lettres le concernant « Je vous prie de bien vouloir noter que l’hypothèse d’alcoolisme qui avait été émise a clairement été infirmée par la suite. »

Il y a des étiquettes qui relèvent du tatouage.

(*) Quelques explications supplémentaires pour les non-habitués :
– PréDT : est l’abréviation de Pré-Delirium Tremens. Le Delirium Tremens est un syndrome qui survient lorsqu’un patient alcoolique est brutalement sevré. Il associe de la fièvre, une déshydratation, des tremblements, des délires avec hallucinations, souvent animalières (les fameux « éléphants roses »), parfois des convulsions. Au delà de l’aspect folklorique, c’est une pathologie grave, potentiellement mortelle en l’absence de traitements.
– Transaminases et Gamma GT : sont des enzymes qui existent dans le foie et qui sont présentes en petite quantité dans le sang. Lorsque leur taux augmente dans le sang, c’est le signe que des cellules du foie sont abimées. Les taux retrouvés initialement chez Astérix représentent 5 à 12 fois les taux normaux. C’est beaucoup.
– CDT : est l’abréviation anglaise de « Carboxy-Deficient Transferrin » (Transferrine carboxy-déficiente en bon français). Il s’agit d’un dosage sanguin qui permet de repérer de manière très spécifique, les consommations d’alcool chroniquement excessives. Elle reste normale en cas de consommation modérée régulière ou en cas de consommation excessive ponctuelle. Après l’arrêt complet de l’alcool, elle met plusieurs semaines à se normaliser.

Le vent du boulet

A chaque fois que que je m’apprête à écrire « PSA » sur une ordonnance de biologie, je pense à la plage de Jaddo et au petit baigneur que j’ai en face.

Les plus récentes études ont clarifié les choses et, à présent, je recommande généralement à mes patients de ne pas le faire. En tout cas, je leur présente les données dont on dispose et je les laisse choisir. Le plus souvent, ils me répondent « Ah ben, je comprends mieux. Si c’est comme ça, c’est sûr : on laisse tomber ! »

Mais parfois, il me dit « Ah, mais c’est vous le médecin, je vous laisse décider ! »

C’est ce que m’avait dit Bob « It’s up to you ! ». C’était il y a deux ans et comme il avait 58 ans, à cette époque je lui ai répondu « Let’s go. »

Et les PSA sont revenues à 6 avec seulement 6% de PSA libres. Et merde.

Quand la bouteille est ouverte, il faut la boire. Bob est allé voir un urologue qui a été lui piquer dans sa prostate.

Le laboratoire a répondu que ça n’avait pas l’air bien méchant. L’urologue a conclu qu’on surveillerait les PSA dans 6 mois et que, si elles augmentaient, on retournerait piquer un coup.

J’ai eu les résultats du contrôle la semaine dernière : 0,61. Waow !

Et j’ai vu Bob deux jours après, avec son épouse.

– Au fait, docteur, vous vous rappelez l’automne dernier quand j’avais fait la prise de sang et que les PSA étaient anormales ?

– Oui, oui.

– Vous ne vous en rappelez peut-être pas mais, deux jours avant, j’avais vu le gastro-entérologue pour mes hémorroïdes. Il m’avait fait un toucher rectal et avait été regarder. Vous ne pensez pas qu’il peut y avoir un rapport ?

– Euuuuuuuuh… si.

Mais kelcon, mais kelcon, mais kelcon !

Bien sûr qu’il y a un rapport ! La pauvre prostate, si on va la titiller de trop, même indirectement, ça fait monter les PSA pendant quelques temps.

J’avais prévu le bilan biologique et la consultation chez le gastro des semaines avant, je n’avais pas pensé qu’il attendrait autant avant de faire la prise de sang et, après coup, je n’avais plus fait le rapprochement.

Je me suis excusé auprès de mon patient de lui avoir fait subir inutilement des examens pas très rigolos. Il m’a dit que ce n’était vraiment pas bien grave et que c’était mieux dans ce sens « Better safe than sorry ! » et je me suis juré qu’on ne m’y reprendrait plus.

Enfin… j’espère.

Post-face

(Au début, ça devait être un post-scriptum, mais vu la tartine…)

Les « PSA » sont des protéines issues de la prostate que l’on peut doser dans le sang. Elles peuvent augmenter dans diverses situations : infection urinaire, calcul urinaire, « grosse prostate » des hommes âgés, cancer…

On considère le plus souvent que c’est anormal au-dessus de 4 ng/ml.

On peut aussi doser les « PSA libres ». Au-dessus de 25%, c’est rassurant (et en-dessous, ce n’est pas forcément inquiétant… c’est compliqué, hein).

L’intérêt de doser les PSA pour rechercher des cancers de la prostate avec l’idée de « Plus tôt on détecte, mieux c’est, plus on a de chances de guérir le patient » est très controversé. Il y a de bonne chances qu’en allant ainsi « à la pêche », on fasse plus de dégâts qu’autre chose.

Si on rajoute à ça, des « professionnels de la prostate » qui sont très agressifs et qui font un lobbying très insistant, des enjeux financiers massifs, la peur grandissante des risques judiciaires dans le domaine de la santé, des associations de médecins ou de patients qui tirent dans tous les sens, c’est assez explosif.

Je reviendrai d’ailleurs sur la question dans mon prochain billet.

Le problème, c’est que, tant pour les médecins que pour les patients, il est parfois beaucoup plus difficile d’assumer les conséquences d’un non-acte que celles d’un acte.

« Better safe than sorry ! » m’a dit Bob. Je l’ai laissé dire car je m’étais déjà excusé, j’avais dit combien j’étais désolé qu’il ait eu des examens inutiles et je n’allais pas me flageller davantage au prix d’explications complexes.

Mais ça peut être complètement faux.

Vu que pas loin de la moitié des hommes de 60 ans ONT des cellules cancéreuses dans la prostate (ce qui NE VEUT PAS DIRE qu’ils ont un cancer de la prostate), avec un peu de malchance, le laboratoire aurait trouvé l’une ou l’autre cellule cancéreuse dans les biopsies de mon patient.

Et là, scénario catastrophe : opération, rayons, hormones avec, au final, un Bob qui pouvait très bien se retrouver impuissant, incontinent et avec des brûlures chroniques du rectum. Super… Et tout ça avec une belle connerie comme point de départ.

Mais, Bob, avec tous les messages dont on est imprégnés et qu’on nous rabâche, il serait venu le sourire aux lèvres et la protection dans le slip, me serrer chaleureusement la main et me dire que ce n’était pas marrant tous les jours mais que merci de l’avoir sauvé à temps de cette horrible maladie.

Le vent du boulet n’est pas passé si loin que ça.

Pas de moi. De lui.

Suicide médicalisé

J’ai déjà parlé de la confiance dans le soin et de son importance. Confiance est sœur de fidélité.

Etre fidèle à son médecin, c’est bien. Le plus souvent, c’est bon pour votre santé : le nomadisme médical donne très rarement de bons résultats.

Et puis moi je trouve ça touchant.

Mais parfois, la fidélité à son médecin confine au suicide.

J’ai vu Paulo pour la première fois il y a deux semaines.

« Bonjour, je voudrais changer de médecin. Ça fait 17 ans que je vais chez le Dr Moustache mais maintenant j’en ai marre. L’autre jour, j’avais rendez-vous à 11 heures et à 11 heures il y avait encore 15 personnes devant moi. Il m’a dit « T’as qu’à attendre ! » mais je lui ai dit que cette fois-ci, je n’attendrai pas.

Deux, trois patients, je veux bien, c’est normal, mais quinze ! Et c’est toujours pareil, pourquoi il donne des rendez-vous alors ?

Déjà, il y a 5 ans, je travaillais encore et il ne donnait pas de rendez-vous à cette époque. Eh bien, pour être à l’heure à l’usine à 9 heures, j’arrivais à minuit et je dormais dans ma voiture devant son cabinet. Et, parfois, il y avait déjà quelqu’un avant moi !

Et puis, à chaque fois, il me parle de chasse mais alors pour s’occuper de moi… Donc c’est mon voisin qui m’a dit de venir vous voir, que ça allait me changer. »

Paulo a 61 ans et 20 ans de diabète derrière lui. C’est devenu mon recordman de l’insuline : 202 unités par jour !

Il me tend sa dernière prise de sang. Une hémoglobine glyquée à 10,7%, ouch ! (cf. L’école des cancres)

Le cholestérol ça va. Avec les traitements…

Par curiosité, je regarde les résultats antérieurs que rappelle le labo. Un cholestérol total à 4,21g et des triglycérides à 20,70 g (la norme est à 1,50). Je relis deux fois. Eh beeee…

Et puis je tique, sur la date : mai 2008. « Mais, vous aviez fait des prises de sang dans un autre labo entre temps ?

– Ah non, je vais toujours au même.

– Vous n’aviez pas eu d’autre prise de sang depuis 2 ans ???

– Ben, non. Sauf à l’hôpital. Et encore, la dernière, j’ai insisté pour qu’il me la prescrive. C’est comme le médecin des yeux : je l’ai vue il y a 6 mois mais c’est parce que je l’ai demandé.

– Mmmh… Et vous êtes suivi par un cardiologue ?

– Non. Enfin, on m’a fait un électrocardiogramme à l’hôpital l’an dernier quand j’ai été pour me faire déboucher la carotide. Mais, sinon, non. Ils m’avaient dit aussi qu’il faudrait que je fasse un machin d’effort, là, avec le vélo.

– Et vous ne l’avez pas fait ?

– Mais non ! Le Dr Moustache, il ne m’a pas fait de lettre et puis il m’a dit qu’il ne s’occupait pas de prendre les rendez-vous et que je pouvais me débrouiller. Mais, je sais pas lire ni écrire alors c’est pas facile. Et puis pour aller à la ville en voiture… Moi j’ai que 700 euros par mois, vous savez. Alors, 100 kilomètres en voiture, faut que je fasse attention. »

Finalement, l’instinct de conservation l’a emporté, Paulo n’a pas envie de mourir.

Quant à moi, j’ai laissé tomber le devoir de confraternité. Dr Moustache, t’es vraiment un connard.

***

P.S. Je devance les commentaires de ceux qui risquent de penser « Oui, bon, le patient, il raconte ce qu’il veut, si ça se trouve, c’est des bobards… »
Paulo a récupéré son dossier chez le Dr Moustache et me l’a fait passer. Il n’y a effectivement aucune prise de sang depuis celle de 2008. Et encore, sur celle-ci, Moustache a griffonné « Analyse prescrite par la diabétologue »

La loi de Borée

Il n’y a pas de raisons, moi aussi je veux laisser mon nom à la postérité médicale.

C’est pourquoi j’ai décidé de décrire un concept syndromique qu’il conviendra donc de désigner dorénavant par l’intitulé « Loi de Borée ».

En voici l’énoncé :

Pour tout patient, de préférence une femme de plus de 50 ans (critères non limitatifs), le degré d’attachement aux médications inutiles, voire dangereuses, (Tanakan©, Vastarel©, phlébotoniques, …) est strictement proportionnel à la probabilité de développer des intolérances, des effets indésirables et des « allergies » en lien avec les traitements les plus utiles et les mieux éprouvés sur le plan scientifique.

Vie de château

Henriette est une toute petite dame qui s’est pliée en deux au cours des ans. 37 kg toute mouillée pour 1m35. Elle est très, très, sourde, n’a plus que quelques dents mais encore tous ses neurones. Pas la peine de lui rappeler la date ni le montant de la visite.

Henriette est vieille fille. Elle porte un nom qu’on trouve dans les livres d’histoire et vit dans le petit château familial. Celui de mon village.

Chaque passage chez elle est un dépaysement.

Chaque prescription d’une prise de sang est une gageure.

« Dites bien aux infirmières de ne pas venir avant midi !

– Mais vous savez qu’elles doivent venir plus tôt, le laboratoire récupère les boîtes à 11 heures.

– Mais à 11 heures, je ne suis pas encore levée ! »

Elle a un « cousin » à particule qui s’occupe d’elle, lui fait les courses et entretient le château en attendant d’en hériter. Très théâtral, il est parfois là lors de mes visites.

« Bonjour Docteuuur ! Vous êtes venu voir ma petite Henriette. Ah, ça ne s’arrange pas ! »

Henriette est à côté, redresse la tête et demande « Vous parlez de moi ? »

« Mais non, Henriette, je lui demandait des nouvelles de sa famille. » « Elle est vraiment sourde comme un pot. Et toujours aussi désordonnée, vous n’avez pas idée ! Ce château, c’est un vrai ca-phar-na-üm. Bon, je vous laisse avec elle. » En hurlant : « Je vous laisse avec le Docteur, ma petite Henriette. Dites lui bien que vous ne prenez pas toujours vos médicaments du matin ! »

Et là Henriette me fait traverser le château à petits pas. Elle tient à me recevoir dans le salon.

A 88 ans, avec les problèmes de santé qu’elle a eu et ceux qu’elle a encore, il faut reconnaître que c’est un peu un miracle qu’elle soit toujours là.

Surtout qu’avec sa prise en charge « médicale », elle défie la médecine fondée sur les preuves. Les médicaments pour le coeur, c’est un peu quand elle veut. Par contre, à elle seule, elle assure la moitié du chiffre d’affaire français de la vente par correspondance de produits de naturopathie, de phytothérapie et d’autres poudres de perlimpinpin.

En me tendant un magazine coloré en papier glacé, « Ah Docteur ! Vous connaissez certainement cette revue, il y a des articles vraiment très intéressants sur la santé. On peut aussi y trouver de la publicité pour d’excellents produits. Regardez, on y trouve l’Elixir du Suédois et le Baume des Bénédictines. Vous le savez, j’achète beaucoup de produits par la poste. Mais que des meilleurs laboratoires ! » « Je n’en doute pas, Mademoiselle. »

Cette semaine, elle avait à nouveau un bel eczéma des jambes. Elle m’a confirmé qu’elle y appliquait diverses crèmes à base de plantes toutes plus allergisantes les unes que les autres… Je n’ai même pas envisagé de lui proposer un corticoïde, je savais que le dermatologue s’y était déjà cassé le nez : elle est « allergique »…

J’ai essayé de négocier un moindre mal : « Plutôt que vos plantes, peut-être pourriez-vous essayer de la simple vaseline, c’est naturel et ça marche bien. » « Ah vous pensez ? C’est vrai que ce sont parfois les choses les plus simples qui marche le mieux. »

Et pendant que je l’examine, elle me fait la conversation « Tout va bien dans votre maison, vous êtes bien installé ? Comment va votre cousin ? » (c’est ainsi qu’est pudiquement désignée ma moitié…)

Je lui donne la réplique en m’époumonant.

Arrivé à la rédaction de l’ordonnance, ma voix fatigue un peu mais pas Henriette qui me confie sa nostalgie du temps passé « Les temps changent et c’est bien malheureux. Autrefois, on avait des soirées chaudes jusqu’à la Toussaint. Regardez le temps qu’il fait à présent.

C’est comme les grillons. On ne les entend plus… »

***

Pour le livre, l’ami Gérald Guerlais m’a fait ce joli dessin :

Autorité

J’aime beaucoup mes patients anglais.

Ils sont le plus souvent très sympas, respectueux et plutôt drôles.

Alors que les Français semblent bien souvent considérer que les généralistes sont tout juste bons à « soigner » les rhumes et à signer des certificats (et encore, pas tous), pour les Anglais, nous sommes d’authentiques notables.

En effet, en Grande-Bretagne, tout médecin est considéré comme une « autorité » apte à attester certains documents officiels. Les premières fois ça m’a étonné : « Vous êtes vraiment sûr que c’est à moi de signer ça ? » « Oui, oui, la signature d’un docteur ça a beaucoup de valeur. » « Bon… »

Et, donc, ils me demandent régulièrement de certifier une photocopie conforme à l’original, de signer une attestation comme quoi ils sont bien en vie et qu’on peut continuer à leur verser leur pension de retraite ou, mon préféré, de signer au dos d’une photo d’identité « I, undersigned Dr Borée, M.D., certify that this is a true likeness of Mr John Doe. »

Faudrait que je pense à m’acheter une plume d’oie à l’occasion.

La bonne mort

C’est un terme qui se discute. Presque un oxymore.

J’en ai déjà vu quelques unes des morts.

Juste un peu avant, ou bien pendant, ou bien juste un peu après… Des patients que je connaissais un peu, d’autres que j’avais accompagné, des que je n’avais jamais vu avant.

En réalité, la mort n’est jamais belle. Jamais, jamais, jamais.

Elle est juste un peu plus ou un peu moins laide, un peu plus ou un peu moins triste, un peu plus ou un peu moins douloureuse, un peu plus ou un peu moins salvatrice.

Ceux qui parlent d’une « belle mort », c’est qu’ils utilisent simplement une tournure de phrase convenue. Ou qu’ils n’en ont jamais vu en vrai.

Mais parfois, c’est exact, il y a des morts qui sont moins hideuses. Que, tant qu’à faire, on se souhaiterait à soi-même ou à ses proches.

Ça faisait huit ans que Pierrette se battait contre son cancer du sein. Pas le genre à laisser tomber. Elle avait bossé toute sa vie avec son mari. Elle était la tête, il était les bras. Ils avaient toujours monté des projets. Quand l’un était achevé, ils redémarraient autre chose.

Mais, parfois, on a beau se battre et gagner des batailles, on ne gagne pas la guerre.

Pierrette était suivie par un confrère du village voisin. C’était en été et il m’avait appelé pour me passer la main pendant ses vacances. Il m’avait prévenu que ça n’allait pas fort, qu’elle avait décidé d’arrêter la chimio, qui ne servait plus à rien, et qu’elle s’affaiblissait de plus en plus.

Elle était perfusée à la maison et avait tout ce qu’il fallait pour calmer les douleurs. Une des infirmières du coin habitait à 200 mètres de chez elle et connaissait bien la famille. Elle passait souvent.

La première semaine, je suis allé la voir tranquillement. Elle avait des nausées. On avait mis en place du Zophren.

Le mardi suivant, elle allait mieux. Presque plus de nausées et, malgré son ventre de pierre, « Les douleurs, ça va, elles sont bien calmées. »

Le week-end à venir, ça tombait bien, j’étais de garde. Ça l’avait rassurée.

Le samedi en fin de matinée, l’infirmière m’appelle. « Il y a un souci : Pierrette n’a plus uriné depuis hier midi. Je l’ai sondée et la vessie était vide. Elle est vraiment fatiguée et les nausées reviennent. »

Ça signifiait que les reins ne fonctionnaient plus, qu’elle s’était mise en insuffisance rénale terminale.

Dans un autre contexte, ça aurait été synonyme de dialyse en urgence. Là, ça voulait dire que c’était la fin.

Je suis venu aussitôt. J’ai examiné Pierrette avec l’infirmière à côté. Toute la famille était réunie et attendait pudiquement dans le salon.

Après l’avoir examinée tranquillement, je me suis assis au bord du lit. Je lui ai demandé si elle avait mal quelque part.

–          Non, ça, ça va.

–          Bon… Vous savez, je crois que vos reins ne vont pas redémarrer, ce n’est pas bon signe…

–          Je m’en doute, vous savez.

–          Qu’est-ce qu’on fait ?

–          Je suis fatiguée.

–          Vous en avez marre de vous battre…

–          Oui, … j’en ai marre.

–          … Je peux mettre des médicaments dans la perfusion qui vont vous permettre de vous endormir et de ne pas avoir mal du tout. Vous voulez qu’on fasse comme ça ?

–          Oui, on va faire comme ça.

Je suis allé dans le salon, il y avait le mari, les enfants, les petits-enfants. Je leur ai dit que ça allait être la fin et qu’on ne pouvait plus retarder l’échéance. Ils s’en doutaient bien eux aussi. Les yeux étaient un peu rouges mais tout le monde était calme.

Je ne sais plus si c’était la réalité ou un souvenir déformé, mais je garde l’image d’une ambiance où la tristesse et la douleur se mêlaient à une sorte de douce sérénité.

J’ai fait des ordonnances, envoyé le petit-fils à la pharmacie de garde et annoncé que je reviendrai une heure plus tard après avoir vu une autre urgence.

A mon retour, tout était là. On a préparé la nouvelle perfusion, ensemble avec l’infirmière. Avant de la brancher, je suis allé voir la famille « Quand on aura démarré la perfusion, elle risque de s’endormir assez vite. Vous pouvez encore aller la voir. »

Ils y sont allés. Se parler ? S’embrasser ? Ou peut-être seulement se tenir la main ?

Quand tout a été en place, j’ai fini par laisser l’infirmière avec Pierrette et son mari. Avant de partir, le fils m’a proposé un café. Je me suis assis avec ses sœurs et lui, et on a parlé un petit moment. De Pierrette et de sa vie, de la maison qu’ils avaient achetée au Maroc et des voyages qu’elle avait faits.

Cinq heures après, dans la soirée, l’infirmière m’appelait pour me dire que Pierrette était partie voir de l’autre côté. Les derniers moments avaient été un peu éprouvants pour tous à cause des râles que la scopolamine n’avait pas fait disparaître mais le passage s’était fait sans douleur.

Lorsque je suis venu faire le certificat, la maison était toujours aussi calme. Les larmes avait coulé mais on sentait surtout tout l’amour qu’il y avait dans cette famille. J’ai aidé l’infirmière à préparer Pierrette et je suis parti.

Quelques mois plus tard, le fils de Pierrette nous invitait, le confrère et moi, pour une balade à cheval pour nous remercier. Et l’an dernier, c’est son père qui s’est remarié avec une femme qui avait connu la même histoire que lui. Life goes on.

Quant à moi, bien des fois, je repense à cette journée. Ce n’est vraiment pas souvent que les conditions sont réunies pour qu’une fin de vie se passe ainsi, à la maison. Mais, ce jour là, vraiment, je crois qu’on s’était tous rapprochés de la meilleure manière dont on pouvait l’envisager. Ensemble.

Fan club

J’ai un fan club.

Ce sont les personnes âgées du village qui habitent autour du cabinet. Une bonne petite bande qui ont été parmi mes premiers patients.

Parmi les membres du club, il y a René, Gérard et Madeleine. Et surtout des femmes, veuves pour la plupart.

Une laitue par ci, des tomates par là, une boîte de foie gras ou quelques oeufs, on me gâte.

Il y a en particulier Germaine, Charlotte et Simone. C’est le trio de choc de mon fan club. Ma garde prétorienne.

Gentilles comme tout. Grands sourires, bras levés, je les croise souvent dehors. Parfois au café, parfois alignées sur le banc en face du cabinet. Elles sont presque toujours fourrées ensemble.

Et parfois, en consultation, il y en a une qui se lâche :

« Oh, vous savez, Germaine ! Cette grosse tourte… »

« J’étais avec Simone, vous ne lui direz rien, hein. Parce qu’alors… elle est gentille n’est-ce-pas… Mais qu’est-ce qu’elle cause ! »

J’adore !

Y’a pas de miracle (contrepoint)

Visite de routine à la Maison de retraite. Je vais voir l’infirmière, une nouvelle dans la maison mais pas un perdreau de l’année.

– Bonjour, pas de soucis particuliers ?

– Ah si ! Mme Bidule, la nouvelle pensionnaire, c’est bien une patiente à vous ?!? Ça ne va PAS – DU – TOUT !

– Ah ?

– Elle n’arrête pas de déambuler. Partout ! Elle ne reste pas en place. Même à table, elle se lève sans arrêt ! Il faut faire quelque chose !

– Euh… ben… oui, certes, elle est démente (*) mais pas grabataire. Alors c’est sûr, elle déambule. Et puis, elle vient juste d’arriver, elle a besoin de se faire de nouveaux repères. Je comprends que ça ne doit pas être trop facile à gérer mais je ne vois pas trop quoi faire. Vous avez une idée, vous ?

– Ah mais non, c’est à vous de voir, hein ! Mais il faut faire QUELQUE CHOSE !

– Vous voulez que je l’assomme avec des médicaments ?

– Ah non, quand même pas.

– Vous voulez que je fasse une prescription pour qu’on l’attache ?

– Ah mais, non !

– Vous suggérez quoi alors ?

– Mais, je ne sais pas, moi, je ne suis pas médecin !

– … Ben, moi je ne suis pas le Bon Dieu.

(*) Pour la notion de démence, voir le billet Révolution

Edition du 30/08/11

L’ami Derek m’a offert un dessin pour illustrer ce billet :