Archives de l’auteur : Borée

Venez donc avec !

(Je ne mets pas que des infirmières blondes et légèrement vêtues.)

Lorsque j’ai choisi de fuir la ville pour m’installer au vert, je me suis demandé comment ça allait se passer.

Comment « ça » allait passer.

J’étais venu reconnaître le terrain avant de sauter le pas. Dix jours plus tard, nous y étions retournés en couple pour prendre la décision à deux.

En nous promenant dans le village, nous avions croisé le maire.

— Bonjour M. le Maire !

— Ah ! Bonjour Dr Borée, vous allez bien ? Content de vous revoir !

Il me serre vigoureusement la main puis tend la sienne à mon ami. « Ah, voilà, je vous présente mon ami. »

Il y eut une seconde d’arrêt. Et j’ai imaginé les réflexions dans la tête de notre brave édile rural… « Son ami ? Eh bien ! Voilà autre chose. Mais, bon, un an qu’on n’a plus de toubib dans le village et que les électeurs me tannent avec ça. J’en ai trouvé un, je ne le lâche pas. Tant pis, on gérera. »

La seconde de réflexion passée, grand sourire et poignée de main énergique « Eh bien, soyez le bienvenu ! »

Nous nous sommes donc installés dans le village et, ma foi, ça ne s’est pas mal passé. Les petits vieux des environs nous portaient leurs légumes et discutaient du beau temps. Régulièrement, mon ami allait récupérer notre chat chez la voisine.

Je savais bien que d’autres faisaient entendre des sons de cloche différents. J’en avais parfois quelques échos. Le Dr Moustache n’a pas pu s’empêcher de baver un peu et on me le rapportait. N’empêche que quand j’étais de garde et qu’ils avaient besoin d’un médecin, il n’y en a jamais eu pour faire les difficiles. Même l’équipe de rugby n’a pas rechigné : bien contents d’avoir quelqu’un pour leur faire les licences avant les entraînements.

Pour moi, l’affaire s’est close un an après mon installation lorsque Madeleine est venue me consulter. Elle m’avait déjà proposé de passer boire un apéritif. Je n’avais pas encore donné suite, un peu par manque de temps, un peu parce que j’évite de trop mélanger travail et familiarité.

Du haut de ses quatre-vingt-sept ans, elle avait décidé de me relancer.

— Je sais que vous êtes chargé, Docteur, mais venez prendre un verre à la maison un de ces jours. On ouvrira une bouteille de champagne.

— C’est gentil, Mme Madeleine, je vais essayer. Mais, vous savez, je n’ai pas énormément de temps.

— Bah ! Vous le trouverez. Et puis… vous avez un petit copain ?!

— Euh… oui, en effet.

— Mais venez donc avec !

C’est ainsi que nous y sommes finalement allés tous les deux et que nous avons passé un bon moment à papoter tous les quatre.

Depuis notre déménagement dans un village voisin, on me demande régulièrement des nouvelles : « Comment va votre ami ? Il a trouvé un travail ? C’est un tellement gentil garçon. »

L’an dernier, Gérard et Madeleine ont tenu à nous inviter pour leurs noces de platine. Très fiers, ils m’ont rapporté la photocopie de l’édition du journal régional relatant cet évènement. Avec grande photo en couleur. « Regardez Docteur, comme vous êtes beaux tous les deux sur la photo ! »

***

P.S. Le joli docteur qui illustre ce billet est vraiment médecin. Il s’agit du Dr Frank Spinelli qui exerce à New York. La loi américaine n’étant pas du tout aussi restrictive que la loi française, il a choisi de profiter de sa belle mine pour développer un créneau porteur dans une optique « communautaire » à l’anglo-saxonne.

Je n’ai pas cette ambition.

Edition du 30/08/2011

L’ami David Gilson m’a gratifié d’un tendre dessin pour illustrer ce billet :

La vie à sac

Je souhaite garder à ce blog son caractère personnel et indépendant.

Pourtant, cette fois-ci, je vais faire un écart en relayant cette campagne de Médecins du Monde.

La thématique n’est pas étrangère à mes sujets de préoccupation habituels. Le fond est juste. La forme est belle.

Ce sera aussi un hommage à tous les bénévoles et militants, de France et d’ailleurs, de MDM et des autres associations, qui n’ont pas renoncé à essayer de dresser des barrages contre le Pacifique. Qui continuent à donner d’eux-même pour que, malgré l’évolution de notre monde, on ne perde pas tout à fait le sens de la fraternité.

Une pensée particulière à ma mère qui, il y a quelques années, assurait des permanences dans un bus de nuit de la mission France de  MDM. Elle allait ainsi à la rencontre de toxicos et d’autres « marginaux ». Elle me confiait ses moments « chauds », tendus, bruts de décoffrage ou simplement cocasses qu’elle prenait soin d’épargner à mon père pour ne pas trop l’effrayer…

#Fier


Cher ami hospitalier

Oui, Cher ami hospitalier,

J’opte donc pour la forme écrite afin de te faire part de mon, petit, agacement.

Je te l’aurais bien dit de vive voix, mais, justement, ta secrétaire, ou une infirmière du service, m’a une nouvelle fois expliqué que je ne pouvais pas, mais alors vraiment pas, te parler parce que (au choix) :

  • tu n’étais pas encore arrivé
  • tu étais en « staff »
  • tu faisais la visite
  • tu n’étais pas dans le service
  • tu étais en train de manger
  • tu étais en consultation
  • tu étais parti, merci de rappeler demain « en journée » parce que, là, il est déjà 16 h 58.

Et, vraiment, vraiment, je dois te dire que lorsqu’on me soutient qu’on ne PEUT pas te déranger quand tu es en consultation, mais qu’on peut noter mon numéro et que tu me rappelleras « plus tard », ça m’énerve.

Oui, je sais, ce n’est jamais agréable d’être interrompu en cours de consultation ou de visite. Moi-même, ça me pèse quand le téléphone sonne et que je suis avec un patient.

Mais, en général, quand je cherche à te joindre et que j’insiste un peu, c’est vraiment que j’ai un problème. Avec un patient, qui est bien souvent le tien aussi d’ailleurs. Et qui est en face de moi.

Et quand tu me rappelleras « plus tard », l’ennui, c’est que ce sera à mon tour d’être « en consultation ».

Je sais bien que mes consultations de généraliste n’en sont pas des vraies et que c’est beaucoup moins important de les interrompre que celles des spécialistes, mais quand même. Et puis le souci, c’est que le patient qui me posait problème, lui, il sera reparti, que j’aurai peut-être son voisin ou sa belle-sœur en face de moi et que ce sera beaucoup plus compliqué de se parler tranquillement.

Et si, après notre discussion, il faut que je dise quelque chose à mon patient, si je dois le réexaminer, ou lui faire une lettre ou une ordonnance, il va falloir que je le rappelle, peut-être que je le fasse revenir. Ça ne sera pas très confortable pour lui et probablement pas tellement pour moi non plus.

Donc voilà, si tu pouvais faire passer un petit message à ta secrétaire pour lui dire que, quand un généraliste te téléphone et qu’il insiste en semblant avoir un problème, ça mérite, sauf impossibilité absolue, qu’on vienne te déranger. Ce serait vraiment, vraiment sympa. Merci d’avance.

Bisous,

Borée

P.-S. Ça m’ennuie un peu de dire ça par rapport à mes convictions personnelles, mais ça se passe quand même différemment avec les spécialistes libéraux. Eux, sauf absence ou intervention en cours, ils répondent toujours. Quand ils disent qu’ils rappellent, eh bien… ils rappellent. Ils ne font jamais sentir qu’on les emmerde même quand c’est pour une question idiote. Et ils sont souvent joignables même à ces heures extravagantes où il m’arrive d’être encore en consultation et d’avoir des problèmes à gérer, du genre 18h30 ou même 19h passées !

P.-P.-S. Que ce billet soit aussi l’occasion de rendre un hommage sincère aux confrères hospitaliers, modestes assistants ou chefs de services de CHU,  qui me répondent systématiquement quand je les appelle et qui acceptent de prendre un peu de leur temps pour m’aider.

Très franchement, sachez combien je vous en suis reconnaissant et que je vous apprécie pour ça. Comme il n’y a pas de hasard, vous êtes aussi bien souvent ceux qui sont les plus disponibles pour vos/nos patients. Honneur à vous.

La relève

Thérèse est venue me faire ses adieux. Elle part vivre sur la Côte. Elle m’a raconté son petit appartement qui l’attend au troisième étage avec vue sur la mer.

Voilà trois ans que je l’ai connue. Un peu chic, bien maquillée mais avec un drôle de profil de ballon de rugby et un nez en forme de bille. Elle est venue me trouver quand son ancien médecin traitant était parti à la retraite.

En me remettant son dossier, elle avait pris les devants « Il était très gentil le Dr Panier mais, quand même, il exagère ! Il a noté « alcoolisme mondain » dans mon dossier !

– Ah bon ?

– Oui, tout de même, c’est très exagéré.

– Vous buvez un peu d’alcool quand même ?

– Oh ben oui, un peu. Comme tout le monde. Mais que du vin blanc et des kirs. Trois ou quatre par jour, ce n’est pas tellement n’est-ce pas ? Avant, je buvais parfois un peu plus avec des amis. Il faut bien profiter de la vie. Sinon, à quoi ça sert ? »

Thérèse prenait toujours rendez-vous en même temps que Jacky. Ils passaient l’un après l’autre.

J’ai fini par comprendre au bout de 6 mois qu’ils étaient voisins et que, Thérèse n’ayant pas le permis, elle profitait des consultations de Jacky pour venir à mon cabinet.

Jacky aussi il aime bien boire. Gentiment.

Bien bourru, bien sympa, il a le tutoiement facile : « Salut Borée ! Comment vas-tu ?

– Euh… bien M. Jacky, merci. Et vous ? »

En fait, c’est au bout d’un an et demi que j’ai appris qu’ils n’étaient pas seulement voisins mais, surtout, qu’ils avaient été mariés avant de divorcer. A l’amiable.

Et ce n’est rien de le dire.

Thérèse m’avait expliqué que, vraiment, elle n’en pouvait plus de vivre avec un homme, de lui faire à manger, de nettoyer les WC après son passage et, surtout, de son bazar. Mais que, sinon, elle l’aimait bien Jacky.

Comme c’est elle qui avait la maison, au moment du divorce, elle lui avait laissé la grange avec un peu de terrain. Ils l’avaient aménagée en petite maisonnette et Jacky avait pu transformer une partie en un grand atelier. « Comme ça il peut y mettre tout le bazar qu’il veut. »

Thérèse continuait à faire le repassage de Jacky « Vous pensez bien qu’il n’en serait pas capable ! » et le dimanche ils mangeaient ensemble. Pour les Fêtes, quand les enfants de l’un ou de l’autre venaient, ils se refaisaient les repas de famille comme avant. Dans la maison de Thérèse parce que la grange ça aurait été un peu petit.

Et quand Jacky faisait une gastro, c’est sur le canapé de Thérèse qu’il allait agoniser et se faire dorloter en attendant que j’arrive.

Thérèse est donc venue me faire ses adieux, me raconter le petit appartement avec vue sur la mer et le bonheur qu’elle aura à retrouver une vie sociale « Parce que, là, ça s’arrête à Jacky ma vie sociale ». Et en plus, elle sera à peine à 20 km des enfants de Jacky !

Mais surtout, elle m’a confié son soulagement de pouvoir partir avec l’esprit tranquille « Ça y est ! Il s’est enfin trouvé une femme ! Ah, ça, je suis contente. Et puis elle est épatante ! Ça m’aurait quand même embêtée de le laisser tout seul. Rien que pour le linge et la cuisine, je ne sais pas comment il aurait fait.

Mais, c’est bon, je peux partir tranquille, j’ai une relève ! »

***

Edition du 01/04/12

BlaguiBlago m’a fait l’amitié d’illustrer ce texte !

Faut-il me déCAPIter ?

Me voilà donc taxé de lemming et de « médecin commissionné »

Bon, ce n’est pas la première fois que je me fais ainsi, indirectement, mettre au pilori, par des amis. De manière plus (ici ou ici) ou moins (ici) respectueuse.

Car, oui, je l’avoue : j’ai signé un CAPI.

Circonstance aggravante : je ne l’ai pas signé de manière honteuse, un peu à la sauvette. Je l’ai fait avec enthousiasme.

Et évacuons d’emblée un questionnement : je l’ai fait pour l’argent.

Au passage, si vous connaissez un médecin qui travaille gratuitement en France, merci de m’indiquer son nom. J’aimerais savoir comment il fait pour payer ne serait-ce que ses charges personnelles et professionnelles. Et puis aussi, je lancerai une souscription pour lui ériger une statue.

Donc, déjà, si votre argumentation c’est de dire « Ouh le vilain médecin vénal qui accepte du vilain argent qui sent pas bon de la part des caisses », sauf si vous êtes LE médecin qui travaille gratuitement, passez votre chemin. Merci.

Car, désolé, mais je ne vis pas que d’amour et d’eau fraîche. Je ne pense pas être particulièrement attiré par l’argent mais il en faut quand même un minimum pour vivre.

Il est vrai que certains qualifient la médecine générale de sacerdoce sans qu’on sache trop si c’est un hommage sincère ou un piège tendu. Car qui dit sacerdoce dit dévouement désintéressé. Je veux bien être dévoué mais je laisse le dénuement total, et ma considération, aux ecclésiastiques et aux humanitaires.

Bref, postulat n°1 : un médecin comme tout travailleur, doit gagner un minimum sa vie. Parler de ses revenus n’est donc pas illégitime et ne mérite pas d’être taxé de vénalité.

Traditionnellement, il existe trois modes de rémunération des médecins intervenant en soins primaires :

  • Le paiement à l’acte, bien connu des Français : chaque acte médical (intellectuel ou technique) constitue en soi un mini-contrat de prestation appelant une rémunération de la part du patient/client. Ce paiement peut se faire de manière directe, avec ou sans remboursement de la part d’un tiers (assureur), ou bien indirectement, du tiers au professionnel.
  • La capitation : le médecin touche une certaine somme forfaitaire pour prendre en charge un patient de manière globale pendant une certaine durée. Cette capitation est généralement affinée afin de permettre de rémunérer différemment la prise en charge de certaines catégories de population aux besoins de santé spécifique (personnes âgées, secteurs en difficulté, …)
  • Le salariat. Tout le monde connaît.

Les systèmes de santé « purs » existent de moins en moins. En effet, chaque mode de rémunération présente des avantages et des inconvénients. Chacun est susceptible de générer des effets pervers.

C’est pourquoi, de plus en plus, se développent des systèmes associant divers modes de rémunération, généralement paiement à l’acte et capitation. Toutes les études démontrent en effet que c’est en diversifiant ainsi les sources de revenus des médecins que l’on limite le mieux les dérives potentielles.

Pour ceux que ça intéresse, ils pourront consulter cette très intéressante étude canadienne de 2002 ainsi que cette thèse de master hollandaise (écrite en anglais) de 2006.

En France, après un système de paiement à l’acte pur, on a assisté ces dernières années à un début de diversification des modes de rémunération. Il y a eu tout d’abord l’expérience du médecin référent, sabordée il y a 5 ans. Puis on a vu la mise en place de forfaits rémunérant les astreintes de garde ambulatoire et le versement d’un forfait annuel de 40 € pour chaque patient en ALD. Au final, même dans un contexte rural (gardes nombreuses, beaucoup de personnes âgées en ALD), ces forfaits ne dépassent pas aujourd’hui 15 à 20% au grand maximum des revenus d’un généraliste, qui reste donc très largement « payé à l’acte ».

En complément de ces trois modes de rémunération possibles, se sont progressivement développées certaines rémunérations « à la performance ». Il s’agit d’incitations financières à atteindre des objectifs donnés : respect des recommandations, tenue des dossiers, transmission des informations, …

En plus des deux textes déjà cités, on pourra consulter à ce sujet le très intéressant rapport de l’IGAS de 2008 sur les expériences anglaises et américaines.

Postulat n°2 (enfin… ce n’est pas vraiment un postulat puisque toutes les études le démontre)

Tout échange financier est potentiellement générateur de conflits d’intérêt. Sans exception.

A priori, pour une somme donnée, l’intérêt du « client » est d’en avoir le plus possible, celui du « fournisseur » d’en donner le moins possible.

Pointer les risques de conflits d’intérêt inhérents au CAPI, c’est montrer la paille dans l’œil de son voisin. Le paiement à l’acte est un puissant générateur de conflits d’intérêt.

J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans « Les mamelles de la Médecine ».

Quel est l’intérêt d’un patient diabétique ? Etre vu correctement pendant 30 minutes une fois par trimestre avec examen des pieds, discussion diététique, etc… Ou bien être vu 10 minutes chaque mois, ce qui ne laisse guère le temps que des politesses d’usage, d’une prise de tension, d’une rédaction d’ordonnance et de passer la carte Vitale. Le paiement à l’acte, lui, il a choisi son option.

Il est important de noter ici que, d’après toutes les études, la médecine générale présente cependant de grandes singularités par rapport aux systèmes économiques classiques. On s’en serait douté.

A cela, plusieurs raisons :

  • Le « client » n’a généralement pas les connaissances nécessaires pour apprécier réellement la qualité de la « prestation santé » qui lui est proposée.
  • Le patient est donc obligé de déléguer très largement la gestion de sa santé au médecin, au nom de la confiance qu’il lui fait. Cette confiance repose sur des données diverses telles que la réputation du médecin, sa présentation, l’histoire familiale, etc… Nous connaissons tous des médecins notoirement médiocres qui ne manquent pourtant pas de patients.
  • Le médecin, du fait de ce rapport inégal, peut assez aisément moduler la « demande » de ses patients (en jouant sur la réalisation ou non de visites de contrôles, les durées de prescription, …).
  • Changer de médecin comporte une charge émotionnellement lourde qui est prise en compte par les sociologues de la santé. C’est une décision beaucoup plus difficile à prendre que de changer de boulanger.
  • Il est quasiment impossible de mesurer objectivement le résultat de l’acte de soins. Il n’est pas possible de mesurer dans quelle proportion le bon ou mauvais état de santé d’un patient résulte spécifiquement de l’action de son généraliste. On peut en revanche évaluer un certain nombre de « critères intermédiaires » déjà  évoqués : respect des bonnes pratiques, suivi de formations, tenue des dossiers, transmission des informations, disponibilité, …
  • Les spécialistes de la santé ont identifié de nombreux facteurs non strictement économiques et qui rentrent en ligne de compte dans l’activité d’un médecin et la satisfaction qu’il en retire : des considérations éthiques, l’estime de soi et la considération sociale, le cadre de travail, l’amplitude horaire, etc… Ceci peut paraître une évidence mais il n’est certainement pas inutile de rappeler qu’il s’agit d’éléments scientifiquement établis.

Bref, il est tout aussi idiot et réducteur de ramener l’acte médical à une banale transaction financière que de négliger cette composante et les conflits d’intérêts potentiels qui vont avec, quelle que soit sa forme.

Postulat n°3 : un financeur a un droit de regard sur ce qu’il finance.

Moi je les aime beaucoup mes confrères médecins qui se clament « libéraux ». Je ne connais pas beaucoup d’autres professions libérales où les « clients » sont systématiquement solvabilisés par un tiers qui assure, in fine, le paiement des actes.

Même si ça peut être désagréable, il n’est donc pas illégitime que le financeur (qui représente ici, au moins en théorie, les intérêts de la société) demande à avoir un droit de regard.

Certes, ses intérêts ne sont pas les miens en tant que médecin. Mais de la même manière que les intérêts d’un salarié et d’un patron ne sont pas les mêmes, ils ne sont pas non plus nécessairement antinomiques et peuvent se rejoindre. C’est à ça que sert la négociation et c’est pour ça que je suis syndiqué.

Que ceux qui se plaignent du « pouvoir de la CNAM » aillent voir du côté des HMO étatsuniennes (privées et à but lucratif).

Que ceux qui exigent de travailler en toute indépendance et sans avoir de comptes à rendre à personne sur leur activité poussent la logique jusqu’au bout. La seule alternative logique, c’est en effet le déconventionnement : médecine libérale pure, on choisit nos honoraires, on fait tout ce qu’on veut sans aucun contrôle (en bien ou en mal), les patients ne sont pas remboursés et on applique la logique de l’offre et de la demande.

Pas sûr que les médecins y gagnent, leurs patients encore moins et il ne faut vraiment pas croire que ça préserve de tout risque de conflits d’intérêt.

Mais revenons-en au CAPI.

S’il y a bien une chose qui me frustre dans le système de soins actuels et dans la manière dont nous sommes rémunérés, c’est qu’il n’y a aucune prise en compte de critères qualitatifs.

De ce point de vue là, d’ailleurs, paiement à l’acte ou capitation, c’est kif-kif. On reste dans du quantitatif pur : plus d’actes ou plus de patients enregistrés.

Tout ce qu’on nous propose, c’est de travailler plus pour gagner plus.

Certes. Et pourquoi, ne pourrait-on pas envisager aussi de travailler mieux pour gagner plus ?

En réalité, aujourd’hui, c’est même totalement l’inverse. Faire de la qualité, c’est faire le choix de gagner moins. Obligatoirement. Et ça m’énerve.

On peut travailler comme un sagouin et tourner à 50 actes par jour car on ne manque pas de patients. Et dans le contexte  actuel de pénurie médical, il ne faut pas compter que ça change.

Pour moi, s’il doit y avoir un scandale, il est du côté du Docteur Moustache. Et c’est une réalité d’aujourd’hui, pas une hypothèse pour le futur.

C’est en ce sens que le CAPI me semblait être, enfin, un commencement de début d’introduction de critères qualitatifs. Et c’est pour cette raison que je l’avais signé avec enthousiasme.

Ensuite, reste à discuter de l’architecture du dispositif, de la qualité de « l’instrument de mesure » et du choix des critères et, là, la discussion est ouverte.

Le problème, c’est que Dominique Dupagne a beau jeu de me répondre « Il n’y aura pas de négociations sur les indicateurs : la CNAM dictera sa loi, point. »

Ça c’est sûr que jusqu’à présent, vu la position de tous les syndicats médicaux « représentatifs », engoncés dans leur conservatisme, il n’y avait pas grand-chose à négocier puisque c’était le principe même d’une rémunération « à la performance » individuelle qui était contesté.

Alors, oui, certaines critiques du CAPI sont parfaitement recevables et je suis le premier à souhaiter des évolutions.

Certains critères retenus ne paraissent pas très pertinents, voire carrément contestables.

Qu’on en discute ! Qu’on les enrichisse !

Les critères des « QOF » (Quality and Outcomes Framework = Grilles de qualité et de résultats) britanniques évoluent d’année en année. Pourquoi les nôtres seraient-ils gravés dans le marbre ?

Plus les critères pris en compte seront nombreux et diversifiés, et mieux ce sera. Il suffit de regarder la liste actuelle des critères « QOF » (ficher Excel) : 130 critères différents dont aucun ne représente plus de 30 / 1000 du score global. Dans un tel contexte, même si l’un ou l’autre critère est contestable, il se retrouve noyé dans la masse et on peut le négliger sans grande conséquence. C’est d’ailleurs la meilleure garantie contre le risque de conflits d’intérêts.

Les instruments de mesure des caisses ne sont visiblement pas au point.

Quand je vois parfois certaines statistiques me concernant dans mon RIAP, je n’ai pas des doutes mais des certitudes. Il y a 3 ans j’avais d’ailleurs décidé de prendre le temps de demander les listings de mes arrêts de travail prescrits : les statistiques étaient bien erronées.

Alors, oui, exigeons un droit de regard sur ces instruments de mesure et sur leur qualité !

Le CAPI est individuel, le médecin est seul face aux Caisses.

Pour ma part, en ce qui concerne la rémunération, j’ai beaucoup de mal à me sentir inconditionnellement solidaire de certains confrères. De toute manière, les études démontrent que ce type d’incitations financières n’a d’effet que lorsqu’il est proposé à des individus ou à des petits groupes (cabinet de groupe par exemple). Les incitations collectives sont sans portée en raison de « l’effet passager clandestin ».

Par contre, bien évidemment, le cadre, le choix des critères, les modes d’évaluation doivent être négociés collectivement. Que ce soit par les syndicats, par l’Ordre ou par les sociétés savantes.

D’autres critiques ne sont pas recevables à mes yeux.

La motivation première est celle de la Sécu.

Mais pourquoi faudrait-il nécessairement que la Sécu ne soit motivée que par des économies faites sur le dos des patients ? (au demeurant, c’est peut-être le cas mais alors nous n’avons que ce que nous méritons en tant que citoyens)

Je pense aussi que dans bien des cas, les intérêts de tous peuvent être convergents. Prescrire moins de benzo de longue durée à des personnes âgées, ça intéresse peut-être la Sécu pour avoir moins d’hospitalisations pour des fractures. Et alors ? C’est surtout bien pour nos patients âgés.

La Sécu va dicter sa loi.

Peut-être. Mais ni plus ni moins que déjà aujourd’hui dans le cadre de la convention médicale. Si elle le fait, elle ne le pourra que grâce aux divisions de la profession, au conservatisme médical qui lui autorise le passage en force, et à l’anesthésie de l’opinion publique.

Capi ou pas Capi, ça ne change donc rien et ce n’est certainement pas en boudant la table des négociations qu’on pourra obtenir les évolutions que l’on veut.

L’exercice libéral est, par essence, au-dessus de toute évaluation et n’a de compte à rendre à personne sinon au patient.

J’ai déjà dit ce que j’en pensais : que ceux qui veulent rester dans cette illusion essaient encore d’y croire un peu, le réveil va être douloureux. Par ailleurs, j’y vois surtout la revendication pour certains de pouvoir continuer à faire tout, et surtout n’importe quoi dans leurs cabinets.

La médecine générale a pour spécificité de prendre en charge des patients dans leur globalité. De ce point de vue, appliquer des « critères intermédiaires » et saucissonner notre activité est incompatible avec notre exercice.

Cette critique peut s’entendre. Le souci, c’est qu’elle revient tout simplement à refuser toute appréciation qualitative. Nous l’avons vu, il est impossible d’apprécier de manière globale si un médecin « soigne bien » ses patients, c’est une question beaucoup trop complexe et multifactorielle.

Il s’agit d’un contrat standard, sans reconnaissance de la spécificité dans la pratique de chaque médecin.

J’entends deux choses derrière cet argument. Côté noir, j’entends derrière la « spécificité » la revendication éventuelle de continuer certaines pratiques non évaluées.

Côté blanc, j’y vois un vrai questionnement et on pourrait, en effet imaginer que les objectifs soient adaptés à certaines spécificités géographiques et sociologiques. Il est certainement plus simple d’atteindre les objectifs quand on travaille dans des beaux quartiers que dans une banlieue chaude.

Là encore, plus les critères seront nombreux et diversifiés, moins sera importante l’éventuelle inadéquation avec les réalités du terrain.

On n’a pas besoin de ce CAPI pour faire de la médecine de qualité.

C’est vrai. En partie. Je suis sûr qu’il y a des tas de confrères qui n’ont pas attendu le CAPI pour se former et privilégier une médecine de qualité. Nous l’avons vu : les considérations éthiques et la satisfaction du travail bien fait au service du patient sont de puissants moteurs dans l’exercice de la médecine générale.

Ce qui est vrai au niveau des individus, l’est beaucoup moins de manière collective.

L’expérience montre, même si on peut le déplorer, que le levier financier est le plus puissant pour induire des changements de comportements. Compter sur la prise de conscience et la bonne volonté, c’est bien, ça peut marcher un peu mais très lentement. La plupart des êtres humains, dans tous les domaines, se bougent vraiment quand on touche à leur portefeuille

Plutôt que la prise de conscience de l’état de la planète, c’est bien la hausse du prix des carburants qui sera la plus efficace pour modérer nos appétits énergivores.

Les médecins signataires du CAPI sont des médecins sous influence qui vont privilégier leurs revenus au détriment de leurs patients.

C’est bien le cœur du problème. C’est vraiment l’argument que je ne peux pas accepter car il est un pur procès d’intention.

Oh je ne m’illusionne pas ! Je sais que lorsque l’ont dit « Ouais, moi je regarde la pub à la télé mais ça ne m’influence pas du tout. », on se met le doigt dans l’œil.

Je sais que les confrères qui prétendent qu’ils reçoivent les visiteurs médicaux sans que ça influence leurs prescriptions se font de douces illusions. L’investissement financier que ça constitue pour les firmes et de multiples expériences scientifiques le démontrent largement.

Sous influence, donc ? Oui. Indubitablement et je n’entends pas le nier.

Mais une influence parmi de multiples autres.

Une influence parmi celle des autres modes de rémunération, parmi mes lectures médicales, parmi mes recherches personnelles, parmi mes opinions politiques et philosophiques, parmi mes considérations éthiques et la relation que j’ai avec mes patients.

Je ne me sens pas du tout tenus par certains objectifs du CAPI : je continue à prescrire de l’Hydrochlorothiazide en première ligne même si ce n’est pas un « générique ».

Pour d’autres, je n’avais pas besoin du CAPI pour être à 100% de l’objectif fixé.

Pour d’autres, ça m’a peut-être incité à davantage de vigilance (traquer les 2% de benzo à demi-vie longue qu’il reste).

Pour d’autres, parfois, peut-être à la marge, ça a pu faire pencher une balance incertaine « Son hémoglobine glyquée, je la fais maintenant ou dans deux mois ? Atorvastatine ou Simvastatine ? Va pour simva, de toute façon, c’est ce que dit Prescrire. »…

Mais de la même manière que le paiement à l’acte, que je déteste, a déjà fait pencher d’autres balances « Ce sont des consultations simples, tous les 3 mois ça suffirait, je l’ai proposé. Mais lui-même veut venir tous les mois, allez… je me laisse faire. » ; « Elle appelle pour une rhino banale. Un autre jour, je lui aurais simplement donné des conseils par téléphone mais aujourd’hui c’est calme alors je vais le lui donner le rendez-vous qu’elle demande. Et puis moi ça me fera pour une fois une consultation rapide. » ; « J’ai vacciné les trois gamins, est-ce que je vais demander trois consultations… ? Oh ben allez, ils ont la CMU… »

Et pourtant, j’ai l’immodestie de prétendre que je ne suis pas trop porté sur l’argent, que j’ai des valeurs éthiques assez solides et que je suis suffisamment lucide sur mes propres tentations pour y résister le plus souvent.

Alors, cher Dominique Dupagne avec ton affiche, cher Docteurdu16 quand tu écris « Donc, cher patient, cher malade, il faut demander à votre médecin s’il a signé car, en signant, il a adhéré à l’idéologie entrepreneuriale de la santé (il vaut mieux le savoir), il vous fera pratiquer (car il en aura un bénéfice monétaire) des examens qui, parfois, ne servent à rien, il vous fera pratiquer des examens dangereux sans vous prévenir qu’ils le sont, et il prescrira des médicaments dont la seule preuve d’efficacité résidera dans leur ancienneté. Est-ce que vous recherchez cela chez votre médecin traitant ? Ne préférez-vous pas un médecin traitant qui s’occupe de vous et prend en compte vos valeurs, vos préférences, vos agissements et votre mode de vie ? », vous venez me faire la leçon et un procès d’intention ?

Faut-il entendre que vous avez la prétention, vous, d’être des êtres purs et immaculés, parfaitement à l’abri de tout conflit d’intérêt ?

Vous prétendez que c’est le CAPI qui sera à l’origine de dérives alors que le système actuel en permet bien d’autres.

Et au fait, d’ailleurs, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. Vous proposez quoi comme système ?

Le statu quo, on ne fait rien, on ne bouge pas ? On reste sur le travailler plus pour gagner plus ?

Ou alors on essaie d’imaginer qu’il serait peut-être possible de gagner plus (ou, en tout cas, pas moins) en travaillant mieux ?

Et dans ce cas on fait comment ?

Car la question est bien de savoir si on accepte le principe de critères qualitatifs et si on doit alors discuter ces critères et leurs modes d’évaluation. Si nous en avons la volonté, nous en aurons les moyens. Ou bien si on refuse tout simplement ce principe.

Moi j’ai mis mes cartes sur la table. Je suis peut-être un lemming qui court vers la mer mais au moins j’avance.

Pauvres de nous

« Grossesse : évitez les antalgiques », « Le paracétamol, facteur de risque pour les fœtus », « Les antalgiques déconseillés pendant la grossesse ».

Voici quelques grands titres de la presse francophone de ces derniers jours. Tout en nuances.

A l’origine de ces articles, une étude parue dans la revue Human Reproduction et signée par des chercheurs danois, finlandais et français.

De quoi s’agit-il ?

Cette étude avait pour objectif d’étudier l’impact de la prise de médicaments antalgiques usuels (Paracétamol, Ibuprofène et Aspirine) sur la survenue d’une malformation affectant les nouveau-nés masculins : la cryptorchidie (Les testicules se forment dans l’abdomen des fœtus et descendent normalement au cours de la grossesse pour prendre leur place dans les bourses. La cryptorchidie, c’est quand un testicule, ou les deux, ne descend pas complètement).

Pour étudier ceci, les chercheurs ont combiné deux volets : une étude épidémiologique chez des femmes enceintes danoises (1 040 garçons examinés) et finlandaises (1 470) et une étude expérimentale sur des rats.

Il est important de noter que le volet humain correspond à une étude épidémiologique descriptive. Ce type d’étude permet d’établir une corrélation mais n’autorise en aucun cas à affirmer un lien de cause à effet. On peut uniquement le soupçonner.

Que démontre-t-elle ?

(pour ceux qui veulent zapper la partie aride, rendez-vous plus bas à « Mais, mais, mais »)

D’une part que l’administration de Paracétamol et d’Aspirine chez la rate entraîne un surcroît de cryptorchidie, d’autant plus que les doses administrées sont importantes.

D’autre part qu’il semble exister, non pas UN mais DES liens statistiques entre la prise d’antalgiques par les femmes enceintes et la survenue d’une cryptorchidie chez les garçons nouveau-nés.

Pourquoi ces réserves ?

Déjà parce que l’étude a choisi de ne retenir que 491 des 1 040 mères danoises. En effet, dans l’étude danoise, les mères étaient interrogées sur leur consommation médicamenteuse soit par un auto-questionnaire écrit qui demandait s’il y avait eu « des prises médicamenteuses », soit par un entretien téléphonique au cours duquel on leur demandait expressément si elles avaient pris des antalgiques, soit avec les deux méthodes combinées. Or 56% des mères interrogées par téléphone ont déclaré une prise d’antalgiques contre seulement 26% de celles ayant utilisé l’auto-questionnaire et pour lesquelles, vraisemblablement, la prise d’antalgiques banaux était négligeable et ne correspondait pas à « des prises médicamenteuses ».

Au final, les chercheurs ont choisi de ne retenir pour l’analyse que les femmes interrogées par téléphone, considérant leurs données comme plus fiables. L’argument se tient.

Sauf que, dans une étude scientifique rigoureuse, exclure ainsi a posteriori plus de la moitié d’un échantillon, ça ne se fait pas. Si cette exclusion répond à un motif légitime, ce qui est le cas, c’est au minimum que l’étude a été mal conçue et planifiée et ça plombe sérieusement l’intérêt des résultats.

Par ailleurs, une grande spécialité des chercheurs et des statisticiens, c’est de découper leurs études en petits morceaux. Ce n’est pas illégitime et ça peut apporter des renseignements intéressants pour peu que, du coup, on ne fasse pas dire aux conclusions plus que ce qu’elles méritent.

En l’occurrence, un lien statistiquement significatif a été établi dans certaines comparaisons du groupe danois. Mais sur les 30 calculs statistiques publiés, 20 ne montrent pas de différence « statistiquement significative » (ce qui veut dire, conventionnellement, qu’il y a plus de 5 % de chances que le seul hasard explique les différences observées) simplement, parfois, des « tendances ».

En particulier, il n’y a pas de lien statistiquement significatif :

–          dans aucune des comparaisons du groupe finlandais

–          pour le paracétamol, sauf lorsqu’il est pris durant plus de deux semaines au total

Visiblement, le risque concerne essentiellement l’association de plusieurs antalgiques, l’aspirine et l’ibuprofène et la prise d’antalgiques durant plus de deux semaines au total.

L’article conclut assez sobrement et simplement par « L’ensemble de ces résultats tend vers un scénario dans lequel l’utilisation des antalgiques a un effet possible sur le développement fœtal avec des implications pour la future capacité reproductive. C’est pourquoi des explorations complémentaires sont absolument nécessaires (…) ».

OK, jusque là, pas trop de soucis. C’est une étude intéressante, pas tout à fait exempte de reproches méthodologiques, mais qui présente l’avantage de combiner un volet épidémiologique et un volet expérimental apportant des arguments physiopathologiques.

MAIS, MAIS, MAIS…

Une autre étude a été publiée au même moment dans une revue non moins prestigieuse, signée par des chercheurs non moins éminents.

Cette recherche a étudié, chez 47 400 garçons danois nouveau-nés (excusez du peu), le lien entre antalgiques et cryptorchidie. Oui, vous avez compris, c’est pratiquement la même étude, faite dans le même pays. Le Danemark ayant la plus forte incidence mondiale de cryptorchidie, on comprend qu’ils s’y intéressent.

La conclusion ? Aucun lien statistiquement significatif n’a été établi avec la prise d’aspirine ou d’ibuprofène. Le seul lien établi a été l’augmentation modérée (33%) du risque en cas de prise de paracétamol, en particulier pour des durées supérieures à 4 semaines.

Bref, c’est le bordel : les deux études se contredisent assez largement.

Décidément, la science c’est compliqué et les chercheurs ont parfois bien du mal à se mettre d’accord entre eux.

On pourra remarquer que cette seconde étude n’a été reprise par aucun média grand public. Peut-être aussi ces chercheurs avaient-ils moins bien soigné leur communication

Que penser de tout ça ?

Il existe vraisemblablement un lien modéré entre la prescription d’antalgiques et l’apparition de cryptorchidies. Cette augmentation du risque ne semble vraiment sensible que pour des doses assez importantes, des durées prolongées et en cas d’association de plusieurs antalgiques.

Il faut, en effet, des études complémentaires pour préciser les choses et il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la prise d’un médicament n’est jamais totalement anodine, et en particulier chez la femme enceinte.

Pas plus que d’autres choses au demeurant puisque, parmi les facteurs de risques démontrés de la cryptorchidie, on trouve : le régime végétarien (pas de bol pour les « naturopathes » anti-médicaments), la supplémentation en fer (qui est quand même préférable à une bonne anémie), l’exposition aux pesticides (risque multiplié par 1,7 chez les mères travaillant dans le jardinage) ou aux phtalates.

Par ailleurs, une cryptorchidie ce n’est pas super génial mais ce n’est pas mortel non plus. Ça se diagnostique très simplement en examinant le nouveau-né et ça se corrige par une intervention chirurgicale. Si celle-ci est réalisée suffisamment tôt après la naissance, il n’y a généralement pas de conséquences à long terme.

En tout cas, rien ne justifie d’avoir ainsi affolé la population et en particulier les femmes enceintes ou susceptibles de l’être. Rien ne méritait que l’on mette à la une des journaux des titres pareils. Rien n’autorisait à dramatiser les choses en rappelant dans ces articles que la cryptorchidie est un « facteur d’infertilité voire de cancer du testicule ».

Comme s’il fallait les traumatiser encore davantage les femmes enceintes. Comme si on ne leur expliquait pas déjà que tout est dangereux. Comme si le moindre écart au dogme n’était pas déjà le témoin de leur totale irresponsabilité.

Et encore ! Les Français ont échappé aux déclarations aussi gratuites que fracassantes de l’un des auteurs danois de l’étude, largement relayé par la presse anglophone, affirmant que « les antalgiques constituent de loin la principale source d’exposition aux perturbateurs endocriniens chez les femmes enceintes (…) Un seul comprimé de paracétamol constitue un potentiel de perturbation endocrinienne plus important que l’exposition combinée aux dix perturbateurs environnementaux connus durant toute la grossesse. Un seul comprimé va en fait plus que doubler l’exposition d’une grossesse aux perturbateurs endocriniens. » (!!!).

Alors, moi je propose que l’on prenne ces « journalistes santé » qui se contentent de recracher des communiqués de presse pour faire du sensationnel, infoutus qu’ils sont de chercher l’information à la source et de la critiquer avec un peu de distance.

Et puis qu’on prenne les chercheurs qui confondent diffusion du savoir et médiatisation de leur gloire. Qui choisissent d’affoler les médias pour se faire mousser et pour griller le scoop de l’équipe concurrente. Et qui se foutent totalement des conséquences de leur vanité.

Qu’on prenne donc ces pseudo-« journalistes santé » et puis qu’on les pende avec les tripes de ces chercheurs. Haut et court.

Parce que ce cher chercheur danois, je trouve quand même qu’il ne manque pas d’air. Après avoir mis le feu, il nous explique que, désolé, mais il n’est pas pompier : « Les femmes pourraient désirer diminuer leur consommation d’antalgiques durant la grossesse. (Mais oui, crétin, les antalgiques on les prend pour le fun) Cependant, en tant que biologistes, ce n’est pas de notre ressort de conseiller les femmes à ce sujet. Nous recommandons aux femmes enceintes de prendre l’avis de leur médecin avant d’utiliser des antalgiques. »

Ah ça c’est sûr, je sens qu’on n’a pas fini de ramer entre les explications complexes, la trouille du procès et la nécessité de soulager nos patientes.

Les psychiatres ont de beaux jours devant eux ! « Mon fils a des problèmes de fertilité. C’est de ma faute ! Je me rappelle que pendant ma grossesse, j’avais pris une fois ou deux du Paracétamol pour ces foutues migraines. Je m’en veux tellement… »

Parce qu’il faudra quand même me dire ce que qu’on pourra prescrire sereinement à une femme enceinte qui a 40° de fièvre. Vu que la fièvre elle-même est tératogène. « Vous préférez la spina bifida ou la cryptorchidie ? Et puis signez moi, s’il-vous-plaît, ce papier qui atteste que je vous ai bien informé des risques. Voilà, au-revoir et bon courage. Mais ne stressez pas trop quand même ! »

En même temps, elles ne pourront pas dire qu’elles n’étaient pas prévenues…

« L’Eternel dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. »

Genèse 3,16

***

Post-scriptum (édition le 14/11 19:00) Dans le prolongement de ce billet, pour ceux qui veulent en savoir plus sur ce qu’il convient de faire de l’étude publiée dans Human Reproduction, Openblueeyes a publié un billet à la fois complet et limpide.

Chère Roselyne (bis),

Je me dépêche de t’envoyer ce petit mot : je ne suis pas sûr qu’il t’arrive encore si j’écris au Ministère dans quelques semaines.

Voilà quelques mois que je t’avais écris. J’espère que tu as bien reçu les doses de vaccins que je t’avais envoyées et que tu en as fait bon usage.

Je voulais simplement te dire que, décidément, les efforts que tu as déployés en compagnie des divers « experts » n’ont pas fini de donner leurs fruits. C’est ce qu’on appelle du travail sur le long terme et il faut te rendre cet hommage à une époque où l’on accuse trop facilement les hommes politiques de se contenter de naviguer à courte vue.

En effet, je croyais (naïf que j’étais !) que l’on en avait enfin fini avec ces polémiques autour de H1N1. Eh bien, non !

La moitié des petits vieux que je vois en ce moment me pose à peu près les mêmes questions « Au fait, docteur, je n’ai pas trop envie de me vacciner contre la grippe cette année, il paraît qu’ils ont mis le H1N1 dedans. D’ailleurs, c’est marqué sur la boîte. »

Et là, je sais que je suis parti pour une longue et laborieuse exégèse. Expliquer à de braves agriculteurs ce que sont des variants grippaux, des mutations génétiques, l’OMS, les adjuvants vaccinaux et la politique de santé en France, tu conviendras que c’est un exercice pédagogique de haute voltige.

Je prends une grande respiration et j’essaie donc de leur dire que oui, mais non, qu’il y a en effet du H1N1 dans le vaccin mais qu’on s’en fiche un peu. Que tous les ans il y a des variétés différentes et qu’on ne fait pas vraiment attention à ça. Que H1N1 ou H3N2 ou H127N526, ça n’a pas vraiment d’importance. Que la polémique de l’an dernier c’était à cause de la fabrication des vaccins et des « adjuvants » mais que, cette année, les vaccins sont fabriqués comme d’habitude et qu’il n’y a pas plus de craintes à avoir que d’ordinaire. Que, ça, on a bien raison de dire que c’est le bazar et que ce n’est pas étonnant que personne ne comprenne rien à rien mais que ce n’est pas une raison pour ne pas faire ce qu’il faut. Bref.

En général, ça fini avec des yeux un peu ronds, des gros points d’interrogation qui semblent flotter au-dessus des têtes et un « Bon, mais alors, vous pensez qu’il faut le faire ?

– Mais oui !

– Bon, ben d’accord alors, on le fait.

– Voilà ! »

Jusqu’à présent, je crois que j’ai à peu près réussi à rattraper le coup mais, crois-moi, ça me les brise quand même. Et pas qu’un peu.

Alors voilà, chère Roselyne, si je t’écris ce petit mot aujourd’hui, c’est pour te demander une chose s’il te reste un tout petit peu de commisération pour les généralistes français. Cette année, s’il-te-plaît, surtout ne nous organise pas de campagne médiatique autour de la vaccination antigrippale. Parce que, vraiment, ça n’aide pas.

Bisous,

Etiquette

Oui, bon, voilà… On va me dire « Encore un billet pour se moquer de l’hôpital, c’est trop facile, genre : lui il se plante jamais… ».

Oui, ok, mais il fallait vraiment que je la raconte.

Je m’occupe d’Astérix.

Astérix, il a des moustaches comme… comme… ben, comme Astérix en fait. Et puis il est petit, râblé, bourru et il clope. Il n’a probablement pas été très loin après l’école primaire mais ça ne l’a pas empêché de bosser dur toute sa vie. Comme on dit : « il a une gueule ».

Je ne l’avais pas vu très souvent jusque là, pas le style à courir chez le médecin.

Il y a quelques mois, Astérix a eu un sale accident en travaillant. Du genre où il aurait pu y rester : quatre côtes pétées à gauches et huit à droite avec un bel hémopneumothorax bilatéral. (Pour les non-médecins, c’est ce qui arrive quand une côte casse, se déplace et va perforer un poumon. Du coup il y a de l’air et du sang qui viennent se mettre autour du poumon et celui-ci se ratatine et il respire beaucoup moins bien. Quand ça arrive d’un seul côté c’est pas super mais on a encore un poumon pour respirer. Quand ça arrive des deux côtés en même temps, c’est assez sportif.)

Astérix a été rapatrié dare-dare en réanimation : drains, oxygène, morphine.

Et le réanimateur de me faire une belle lettre pour me raconter en détails le séjour dans son service.

« le mardi, le patient présente un fébricule à 38°, mais dans un contexte de pré DT (*) probable avec trémulation, front luisant et hallucinations visuelles justifiant l’instauration d’une hyper-hydratation, d’une vitaminothérapie, par ailleurs débutée dès l’entrée, ainsi que d’un traitement psychotrope à base d’Haldol et Mépronizine.

(…)

Conclusion
Mr Astérix, âgé de 58 ans, sans antécédent notable, a présenté un traumatisme fermé du thorax, …
Pré DT probable chez un patient niant par ailleurs toute ingestion d’alcool. »

Après la réanimation, Astérix est parti en pneumologie. Et j’ai reçu la lettre du pneumologue (pourtant, c’est mon pneumologue préféré que je tutoie, qui est très bien avec les patients et très compétent) :

« Biologiquement, on a un bilan hépatique perturbé avec cytolyse hépatique : TGO à 138, TGP à 242, Gamma Gt à 698 (*).

Les perturbations hépatiques sont à mettre en relation avec un éthylisme antérieur. Nous avons supprimé les produits potentiellement hépato-toxiques, et notamment le Paracétamol. »

Et voilà, Astérix est rentré chez lui avec une belle étiquette qui, forcément, s’imposait vu sa tronche : non seulement il fume mais en plus c’est un alcoolique. Et un bon puisqu’il a fait son pré-delirium trémens et qu’il avait des Gamma GT au plafond !

Quand je suis passé le voir à la maison, je lui ai posé la question « Euh… dites voir, il y a les médecins de l’hôpital qui ont l’air de dire que vous buviez un peu trop là…

– Ah, non ! C’est pas vrai ça ! Je vous jure, je bois pas une goutte de vin et pas de bière ! Je fumais, ça c’est vrai, mais je bois jamais ! Je vous jure que c’est vrai, je vois pas pourquoi je vous le dirais pas. »

Et, de fait, je ne voyais pas bien pourquoi il ne me l’aurait pas dit. Et d’ailleurs, j’étais assez surpris : je n’avais jamais « senti » un problème d’alcool chez Astérix. Mais, bon, on sait ce que c’est, Dr House et la Faculté nous l’ont appris : le patient est menteur. Surtout s’il est alcoolique ou drogué.

« Bon, ben de toute façon il va falloir faire des prises de sang de contrôle pour surveiller le foie. Et puis, si vous êtes d’accord, on fera un dosage qui permet de voir s’il y a un problème d’alcool. Comme ça, on pourra le prouver aux médecins de l’hôpital. Et ça me permettra de te montrer que c’est pas la peine de me mentir, espèce d’alcoolo. »

Les CDT (*) me sont revenues blanches comme la neige à 0,5%. Et le bilan hépatique s’est gentiment amélioré pour finir de revenir dans les normes.

Les « perturbations hépatiques » n’étaient pas à mettre en relation avec un éthylisme antérieur mais avec le fait que le foie est, lui aussi, situé sous les côtes et qu’il avait également bien morflé dans l’aventure.

Quant au « pré-DT probable avec trémulation, front luisant et hallucinations visuelles », on peut se dire raisonnablement qu’être attaché dans un lit de réanimation avec des tuyaux et des bips partout, quand on a mal et que pour ça on a des perfusions de morphine à bonne dose, ce sont aussi d’excellentes raisons pour être dans cet état.

Au final, le patient qui « niait toute ingestion d’alcool » avait bien raison de le faire.

Et nous, médecins (moi compris puisque j’ai également douté), nous nous sommes bien fourré le doigt dans l’oeil jusqu’au cholédoque…

Raconté comme ça, ça pourrait rester une anecdote amusante mais en fait pas vraiment.

On voit très bien dans les courriers comment le réanimateur a une conviction intime mais qu’il prend tout de même la précaution de rajouter un « probable » qui laisse la place au doute. Et comment le pneumologue, de bonne foi, transforme ceci en fait acquis et sans nuance.

Connaissant le mode de fonctionnement habituel des médecins en général, et des hospitaliers en particulier, je sais que le risque est grand qu’à l’avenir, un interne ressorte les lettres d’hospitalisations et se contente de recopier, toujours de bonne foi, « Antécédents : éthylisme chronique ». Et comme ça, de lettre en lettre, une hypothèse diagnostique erronée pourra devenir une vérité médicale dont Astérix devra continuer à se justifier face à des interlocuteurs qui postuleront qu’il est toujours dans le déni…

C’est pourquoi, depuis, je précise dans toutes mes lettres le concernant « Je vous prie de bien vouloir noter que l’hypothèse d’alcoolisme qui avait été émise a clairement été infirmée par la suite. »

Il y a des étiquettes qui relèvent du tatouage.

(*) Quelques explications supplémentaires pour les non-habitués :
– PréDT : est l’abréviation de Pré-Delirium Tremens. Le Delirium Tremens est un syndrome qui survient lorsqu’un patient alcoolique est brutalement sevré. Il associe de la fièvre, une déshydratation, des tremblements, des délires avec hallucinations, souvent animalières (les fameux « éléphants roses »), parfois des convulsions. Au delà de l’aspect folklorique, c’est une pathologie grave, potentiellement mortelle en l’absence de traitements.
– Transaminases et Gamma GT : sont des enzymes qui existent dans le foie et qui sont présentes en petite quantité dans le sang. Lorsque leur taux augmente dans le sang, c’est le signe que des cellules du foie sont abimées. Les taux retrouvés initialement chez Astérix représentent 5 à 12 fois les taux normaux. C’est beaucoup.
– CDT : est l’abréviation anglaise de « Carboxy-Deficient Transferrin » (Transferrine carboxy-déficiente en bon français). Il s’agit d’un dosage sanguin qui permet de repérer de manière très spécifique, les consommations d’alcool chroniquement excessives. Elle reste normale en cas de consommation modérée régulière ou en cas de consommation excessive ponctuelle. Après l’arrêt complet de l’alcool, elle met plusieurs semaines à se normaliser.

Des dangers d’être borgne

L’histoire de Bob illustre bien une des difficultés du métier. Le médecin est parfois un « borgne dangereux ».

Il ne faut pas trop le blâmer car, dans cette attitude, il est largement poussé par ses patients, par les médias, par les séries télés, par l’ambiance générale.

Qu’est ce qu’être un « borgne dangereux » ?

C’est, lorsque deux options existent, n’en considérer qu’une. Ou, plus exactement, ne considérer que les avantages de l’une et que les inconvénients de l’autre. Le risque est alors, en manipulant cette balance faussée, de faire le mauvais choix. Pour de mauvaises raisons.

Le dépistage des cancers est un bon exemple de cette attitude.

On peut reprendre l’exemple du cancer de la prostate et des PSA.

Le numéro de juin de « Médecine » a fait un point très complet à ce sujet. Pour faire simple, les études nous indiquent pour la tranche d’âge 55-69 ans :

– En dépistant 1 500 hommes, on va détecter et traiter 50 cancers.

– Malheureusement, malgré les traitements, certains hommes vont quand même décéder de ce cancer. On va au final éviter 1 (et un seul) décès par cancer de la prostate en comparaison à 1 500 hommes qui ne se seraient pas fait dépister.

– Sur les 50 patients opérés, 25 patients resteront impuissants et 12 incontinents.

– MAIS, sur les 50 cancers traités, 25 n’auraient jamais fait parler d’eux.

– Au final, pour éviter le décès par cancer de la prostate chez un homme, on provoque une impuissance chez 12 hommes et une incontinence chez 6 hommes qui n’auraient jamais eu de problèmes sans le dépistage.

Mettre ces deux conséquences en balance est donc éminemment une affaire de choix personnel qu’il est impossible de ramener à un choix strictement objectif. Il nous appartient donc de présenter honnêtement ces deux alternatives au patient qui est en face de nous et l’aider à faire son choix, sans le biaiser avec des données incomplètes.

Le dépistage des cancers du sein peut poser le même type de problèmes.

Il y a deux ans de ça, j’ai pris en charge une dame de 84 ans dont le précédent médecin partait à la retraite. C’était une petite dame toute gentille qui vivait seule chez elle et qui était en fauteuil roulant en raison d’une vieille amputation d’une jambe. Trois mois plus tôt, elle avait vu le gynécologue qui l’avait opérée 6 avant d’un cancer de l’utérus, « pour le suivi ». Ce triple crétin n’avait rien trouvé de mieux à faire que de lui pratiquer une « mammographie de dépistage ». A 84 ans ? Ça ne correspond à aucune recommandation ni au moindre bon sens.

Bien sûr, on lui a trouvé une petite tumeur dans un sein. Bien sûr, on l’a opérée et on l’a fait « bénéficier » de 20 séances de radiothérapie. Déplacement en ambulance allongée, une heure de route aller, autant au retour. Heureusement, ça ne s’est pas trop mal passé et elle a fini ses séances cahin-caha.

Quant à moi, j’ai débarqué quand les séances de radiothérapie avaient déjà démarré. Trop tard pour arrêter le train qui était lancé, j’ai un peu lâchement fermé ma gueule.

Et bien sûr, il ne lui serait pas venu à l’idée, ni à elle, ni à sa famille, de faire le reproche à cet idiot de gynécologue de l’avoir emmerdée et inquiétée pour une tumeur qui, à son âge, avait toutes les chances de ne jamais lui poser de problème. Au contraire, trop contente qu’il l’ait ainsi « sauvée du crabe ».

Par contre, si, par malchance, une de mes patientes de 90 ans finit par avoir un cancer du sein qui devient symptomatique, il pourrait bien y avoir un confrère pour lui dire (sans aucune preuve scientifique) « Mais, ma pauvre dame, si le Dr Borée vous avait fait faire une mammographie l’an dernier, j’aurais pu faire quelque chose à temps. Mais là… »

Pas facile d’encaisser ça, même quand on sait qu’on a raison, qu’on a respecté les recommandations et que ce sont des recommandations solides.

C’est d’ailleurs un aspect qui est parfaitement mis en avant dans la petite vidéo de Dominique Dupagne que Fabinou avait déjà indiquée dans les commentaires de mon précédent billet.

Dans le même style, forcément, jamais un patient ne viendra me dire « Merci Doc ! Grâce à vos traitements contre mon diabète, mon cholestérol et mon hypertension, je n’ai pas fait d’infarctus l’an dernier. »

Mais s’il y en a un qui a un effet indésirable grave d’un médicament, ça, on le saura. Et si ce n’est pas le patient qui vient nous le reprocher, il est bien possible qu’on se le reproche soi-même. Même si on a suivi les recommandations officielles et qu’on a objectivement bien fait.

Et là où ça devient dangereux, c’est qu’on risque alors de perdre notre sang froid et de ne plus oser prescrire des médicaments pourtant utiles. Et tant pis si on augmente le risque des autres patients de faire des complications cardio-vasculaires. Si une telle complication survient ce sera « la faute à pas de chance ».

Dit d’une autre manière, on pourra préférer un grand risque « statistique » (l’augmentation du risque d’avoir des évènements cardio-vasculaires gaves) qu’un petit risque « certain » (les effets indésirables de nos médicaments).

Cette tentation du « borgne dangereux » nous y sommes tous soumis. Car personne ne peut prétendre échapper totalement à sa part d’irrationalité.

Pour autant, il faut essayer d’en avoir conscience pour s’en éloigner au maximum. Et mieux vaut se blinder des connaissances les plus solides pour toujours nous ramener vers la rationalité quand nos émotions et nos blessures d’amour-propre pourraient nous en éloigner.

Car les risques, même s’ils n’en sont que rarement conscients, ce sont nos patients qui les prennent.

Le vent du boulet

A chaque fois que que je m’apprête à écrire « PSA » sur une ordonnance de biologie, je pense à la plage de Jaddo et au petit baigneur que j’ai en face.

Les plus récentes études ont clarifié les choses et, à présent, je recommande généralement à mes patients de ne pas le faire. En tout cas, je leur présente les données dont on dispose et je les laisse choisir. Le plus souvent, ils me répondent « Ah ben, je comprends mieux. Si c’est comme ça, c’est sûr : on laisse tomber ! »

Mais parfois, il me dit « Ah, mais c’est vous le médecin, je vous laisse décider ! »

C’est ce que m’avait dit Bob « It’s up to you ! ». C’était il y a deux ans et comme il avait 58 ans, à cette époque je lui ai répondu « Let’s go. »

Et les PSA sont revenues à 6 avec seulement 6% de PSA libres. Et merde.

Quand la bouteille est ouverte, il faut la boire. Bob est allé voir un urologue qui a été lui piquer dans sa prostate.

Le laboratoire a répondu que ça n’avait pas l’air bien méchant. L’urologue a conclu qu’on surveillerait les PSA dans 6 mois et que, si elles augmentaient, on retournerait piquer un coup.

J’ai eu les résultats du contrôle la semaine dernière : 0,61. Waow !

Et j’ai vu Bob deux jours après, avec son épouse.

– Au fait, docteur, vous vous rappelez l’automne dernier quand j’avais fait la prise de sang et que les PSA étaient anormales ?

– Oui, oui.

– Vous ne vous en rappelez peut-être pas mais, deux jours avant, j’avais vu le gastro-entérologue pour mes hémorroïdes. Il m’avait fait un toucher rectal et avait été regarder. Vous ne pensez pas qu’il peut y avoir un rapport ?

– Euuuuuuuuh… si.

Mais kelcon, mais kelcon, mais kelcon !

Bien sûr qu’il y a un rapport ! La pauvre prostate, si on va la titiller de trop, même indirectement, ça fait monter les PSA pendant quelques temps.

J’avais prévu le bilan biologique et la consultation chez le gastro des semaines avant, je n’avais pas pensé qu’il attendrait autant avant de faire la prise de sang et, après coup, je n’avais plus fait le rapprochement.

Je me suis excusé auprès de mon patient de lui avoir fait subir inutilement des examens pas très rigolos. Il m’a dit que ce n’était vraiment pas bien grave et que c’était mieux dans ce sens « Better safe than sorry ! » et je me suis juré qu’on ne m’y reprendrait plus.

Enfin… j’espère.

Post-face

(Au début, ça devait être un post-scriptum, mais vu la tartine…)

Les « PSA » sont des protéines issues de la prostate que l’on peut doser dans le sang. Elles peuvent augmenter dans diverses situations : infection urinaire, calcul urinaire, « grosse prostate » des hommes âgés, cancer…

On considère le plus souvent que c’est anormal au-dessus de 4 ng/ml.

On peut aussi doser les « PSA libres ». Au-dessus de 25%, c’est rassurant (et en-dessous, ce n’est pas forcément inquiétant… c’est compliqué, hein).

L’intérêt de doser les PSA pour rechercher des cancers de la prostate avec l’idée de « Plus tôt on détecte, mieux c’est, plus on a de chances de guérir le patient » est très controversé. Il y a de bonne chances qu’en allant ainsi « à la pêche », on fasse plus de dégâts qu’autre chose.

Si on rajoute à ça, des « professionnels de la prostate » qui sont très agressifs et qui font un lobbying très insistant, des enjeux financiers massifs, la peur grandissante des risques judiciaires dans le domaine de la santé, des associations de médecins ou de patients qui tirent dans tous les sens, c’est assez explosif.

Je reviendrai d’ailleurs sur la question dans mon prochain billet.

Le problème, c’est que, tant pour les médecins que pour les patients, il est parfois beaucoup plus difficile d’assumer les conséquences d’un non-acte que celles d’un acte.

« Better safe than sorry ! » m’a dit Bob. Je l’ai laissé dire car je m’étais déjà excusé, j’avais dit combien j’étais désolé qu’il ait eu des examens inutiles et je n’allais pas me flageller davantage au prix d’explications complexes.

Mais ça peut être complètement faux.

Vu que pas loin de la moitié des hommes de 60 ans ONT des cellules cancéreuses dans la prostate (ce qui NE VEUT PAS DIRE qu’ils ont un cancer de la prostate), avec un peu de malchance, le laboratoire aurait trouvé l’une ou l’autre cellule cancéreuse dans les biopsies de mon patient.

Et là, scénario catastrophe : opération, rayons, hormones avec, au final, un Bob qui pouvait très bien se retrouver impuissant, incontinent et avec des brûlures chroniques du rectum. Super… Et tout ça avec une belle connerie comme point de départ.

Mais, Bob, avec tous les messages dont on est imprégnés et qu’on nous rabâche, il serait venu le sourire aux lèvres et la protection dans le slip, me serrer chaleureusement la main et me dire que ce n’était pas marrant tous les jours mais que merci de l’avoir sauvé à temps de cette horrible maladie.

Le vent du boulet n’est pas passé si loin que ça.

Pas de moi. De lui.