Les Cinq Cavaliers

Le premier cavalier était monté sur un cheval dont un côté était couleur de jais et l’autre couleur de neige. Il avait pour nom Nuit Polaire et il marchait en tête car il conduisait les autres.

Pendant 15 semaines entières, le soleil ne se couchait pas. L’astre tournait sans cesse, d’est en ouest, de droite à gauche. Il oscillait, bas sur l’horizon, dans un ciel azur qui ne connaissait que de rares nuages. Et les humains devaient croire leurs montres et leurs horloges pour se rendre compte que le temps du repos arrivait. Et ils devaient calfeutrer leurs fenêtres pour trouver le sommeil.

La bascule durait 7 semaines durant lesquelles, la nuit apparaissait, progressait rapidement avant un temps d’incertitude où jour et nuit semblaient se confronter et où l’on pouvait croire, si l’on était assez fou, que ce rythme pourrait peut-être durer. Mais, de manière imperceptible, l’obscurité l’emportait et, brutalement, les jours se prenaient à nouveau à raccourcir à grands pas avant de disparaître totalement.

Et pendant 15 semaines pleines, régnait la nuit. La voûte étoilée emplissait tout l’espace, tournoyant sur elle-même. C’était le temps des aurores australes, de la Croix du Sud, de Sirius et de Canopus. Et les humains devaient se contenter de lumières artificielles, d’appareils de luminothérapie et d’espérance dans le retour du soleil.

(© Vincent Morel / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Domenico Mura / Institut Polaire Français / PNRA)

Le second cavalier était fils du premier et marchait juste derrière. Il montait un cheval bleu pâle et avait pour nom Froid glacial. Le soleil bas sur l’horizon pendant la moitié de l’année et absent le reste du temps lui permettait de s’épanouir.

La température moyenne était de -51°C. Même en été, il était rare qu’elle dépasse les -25°C. Et durant la nuit polaire, oh, durant la nuit polaire, le froid attaquait au cœur et sans pitié. 60°C ou 70°C en dessous de zéro étaient la norme. 80°C certains jours. Même si le vent était rarement violent en ces lieux, les températures ressenties étaient alors souvent de -90°C ou -100°C.

Les humains n’avaient pas d’autre choix que de s’enfermer l’essentiel de la journée. Lorsqu’ils devaient sortir, en hiver en particulier, ils ne pouvaient le faire que caparaçonnés car le moindre morceau de peau exposé aux éléments gelait en quelques instants. Les mains protégées dans d’épaisses moufles garnies de chaufferettes étaient rendues presque impuissantes. Elles ne pouvaient en sortir, même enveloppées de sous-gants protecteurs, que pendant quelques dizaines de secondes.

Et si, l’été, les déplacements étaient possibles en ski-doos et les manipulations facilitées par les machines que les humains avaient inventées, il n’en était pas de même en hiver. Au-delà des -50°C, même le fioul « Special Antarctic Blend » devenait pâteux. Les plastiques étaient cassants et inutilisables. Le seul véhicule capable d’aller à l’extérieur, et encore, à condition de le stationner au chaud et de ne jamais l’arrêter dehors, était l’antique « chargeuse » intégralement faite de métal.

(© Institut Polaire Français / PNRA)
(© Institut Polaire Français / PNRA)

Le troisième et le quatrième cavaliers marchaient dans les pas du second. Le troisième était monté sur un cheval couleur de sable et avait pour nom Sécheresse car dans cet air glacial l’eau n’existait pratiquement pas sous forme liquide ou gazeuse.

L’humidité relative de l’air extérieur, autour de 60%, était trompeuse car cet air froid ne pouvait de toute façon contenir que peu de vapeur. A l’intérieur de la base, dans ce même air réchauffé, elle ne dépassait plus 10%.

Les humains se félicitaient de la vitesse à laquelle séchait leur linge. Mais ils voyaient leur peau se craqueler, leurs lèvres se fissurer, leur nez s’encroûter. Et ils devaient faire subterfuge de crèmes grasses, de baumes et d’humidificateurs qui, même en libérant dans une chambre plus d’un demi-litre d’eau par nuit, ne suffisaient pas.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Le quatrième cavalier était le jeune frère du précédent. Il chevauchait un étalon vif et nerveux et il avait pour nom Electricité statique. Car la structure métallique n’avait pas de connexion à la terre, absente. Les cristaux de glace frottant sans cesse dessus en arrachait des électrons et le transformateur d’isolation qui avait été installé ne pouvait pas tout.

De plus, un air aussi sec avait d’étranges propriétés isolantes et les électrons, privés de la possibilité de circuler librement, s’accumulaient rapidement dans les corps en attendant de pouvoir se libérer en un arc bleuté. Ceci mettait les hommes à rude épreuve car la moindre poignée de main pouvait occasionner un coup de fouet. Il fallait inventer des stratagèmes pour régulièrement laisser s’échapper son trop-plein d’électrons, donnant lieu à d’étranges rituels : chercher où était le plus proche élément métallique (heureusement, il y en avait partout), frotter machinalemenent ses coudes (la partie la moins sensible du corps) sur les bandes d’aluminium garnissant les coins de meuble, utiliser un morceau de métal en guise de paratonnerre pour augmenter la surface de peau concernée…

Plus encore que les humains, leurs machines étaient soumis à rude épreuve. Une faute d’inattention, un éclair bleuté, et c’était le risque qu’un appareil tombe en panne. Définitivement. Parfois encore, d’étranges phénomènes se produisaient : s’accouder à son bureau pouvait parfaitement déclencher la sonnerie du téléphone posé à l’autre bout ! L’électronique était bien fragile dans cet environnement.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Le cinquième et dernier cavalier marchait un peu à l’écart des autres. Son cheval était diaphane, presque transparent et il avait pour nom Hypoxie. Et contre lui, il n’y avait pas beaucoup de moyens de se défendre.

Il n’était pas totalement étranger aux quatre premiers car, alors même que le socle rocheux était ici sous le niveau de la mer, le froid avait permis l’accumulation de la glace, millénaire après millénaire, jusqu’à atteindre une épaisseur phénoménale de plus de 3 kilomètres. De cette altitude de 3 200 mètres, et de l’atmosphère plus ténue des pôles terrestres, il résultait une pression atmosphérique qui ne dépassait pas 660 hPa et qui descendait parfois à 625 hPa. L’équivalent d’une altitude de 3 500 à 3 800 m en Europe.

La part d’O2 dans l’air restant toujours la même, la pression en oxygène en était ainsi réduite de plus du tiers.

Et les humains perdaient leur souffle.

Les premiers jours étaient les plus terribles : maux de tête, nuits hachées, fatigue…

Petit à petit l’adaptation se faisait, le cœur et la respiration s’accéléraient, les taux d’hémoglobine atteignaient des valeurs inhabituelles et celle-ci libérait plus facilement son oxygène. Mais, même alors, la saturation de repos en oxygène, habituellement de 98 ou 99% lorsque l’on était en bonne santé, ne dépassait pas 93 ou 94%. Et elle chutait rapidement sous les 90% pour des efforts modestes. Même alors, le souffle était court après avoir monté les deux étages des tours. Même alors, parler de manière continue demandait de reprendre sa respiration bien plus souvent que d’ordinaire. Même alors, allongé dans son lit, on pouvait sentir par moments la poitrine se soulever pour chercher l’air. Même alors, le sommeil restait souvent avare de repos. (1)

(© Institut Polaire Français / PNRA)
(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)

Et je vis ces cinq cavaliers s’avancer sur la blanche étendue.

Et le pouvoir leur fut donné sur cette partie du monde, pour tourmenter les Hommes par la nuit, par le froid, par la sécheresse, par l’éclair et par le souffle.

Car ce n’était point là une terre aimable aux humains.

(© Stéphane Fraize / Institut Polaire Français / PNRA)
(1) Le sommeil en haute altitude est généralement marqué par une augmentation des apnées du sommeil. Celles-ci ne répondent pas au même mécanisme que les « classiques » apnées obstructives du sommeil. Ce qui déclenche le réflexe de la respiration n’est pas seulement le taux d’oxygène dans le sang mais aussi, et beaucoup, le taux de dioxyde de carbone (CO2). Or nous ne sommes pas seulement hypoxiques (taux bas d’oxygène dans le sang) mais aussi hypocapniques (taux bas de CO2) en particulier en raison de notre hyperventilation. Face à tout ça, les centres cérébraux qui contrôlent la respiration sont un peu perdus et peuvent se mettre à faire un peu n’importe quoi, par exemple alterner hyperventilation et apnées et constituer ainsi une « respiration périodique » plutôt néfaste…

5 réflexions sur « Les Cinq Cavaliers »

  1. Ping : Ça pique en Antarctique – MatooBlog

  2. MIMI

    Magnifique récit, on s’y croirait tellement les descriptions sont nettes, et imagées….. Merci Stéphane de prendre le temps de nous emporter loin mais ne me donnant pas envie e te rejoindre !!!!! Bisous et bon courage

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  3. Larinier

    Bonjour,
    J’ai découvert votre aventure par hasard, suite à un article dans la presse citant votre blog. J’ai cliqué. J’ai lu d’une traite tous vos posts sur Concordia, c’est passionnant ! Merci de nous faire part de cette expédition hors normes ! On attend la suite avec impatience.
    Catomas

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  4. MEREUZE

    Cher confrère de territoire , MERCI de nous faire partager ces instant extraordinaires .
    Nous lisons tes récits en famille attentifs à chaque mot, chaque ressenti ,chaque expérience vécue que tu décris …. et cela crée en nous plus d’envie et de curiosité que d’inquiétude face à tes conditions de vie extrêmes . Et cela me permet de relativiser ma petite vie personnelle ainsi que celle , professionnelle de généraliste de terrain .
    Bien amicalement

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