Jane est venue me voir pour la première fois il y a quatre ans.
On peut dire qu’on a une relation complexe.
Elle est arrivée avec son dossier. On venait de lui enlever un sein.
Elle demeurait un peu loin du cabinet, dans un village aux limites du canton. Ma secrétaire lui avait dit qu’en principe je ne prenais aucun nouveau patient qui habitait là-bas.
Je m’occupais cependant déjà d’une de ses amies et de son frère, un bon gros nounours heureux de vivre. Elle m’a touché avec son histoire, je lui ai dit oui. Elle a pleuré.
Avant la retraite, elle dirigeait un centre de naturo-aromathérapie. Venir me voir, moi, cartésien et adepte de la médecine fondée sur les preuves ! Ce n’était pas gagné que nous réussirions à conjuguer nos points de vue.
Mais je crois que Jane a quand même conscience des limites de l’aromathérapie et que, contre son cancer, mieux vaut tout de même assurer ses arrières.
C’est ainsi que nous nous sommes apprivoisés, je la sentais bien souvent éclatée entre les convictions qui ont fait sa vie et la confiance qu’elle nous accorde, à moi et aux spécialistes.
Elle avait tout un tas d’effets indésirables, aussi diffus et imprécis que non répertoriés dans les notices. Pourtant, elle continuait, j’en suis certain, à suivre les prescriptions que je lui proposais.
Moi, perdu dans ma rationalité, j’avais du mal à m’y retrouver. Je tâchais de lui offrir une oreille attentive et de réduire les ordonnances à ce qui me semblait le strict minimum.
Petit à petit, les choses s’étaient apaisées.
J’ai vu Jane en août de l’an dernier. J’ai écrit dans son dossier : « Pense avoir remarqué une tuméfaction de la zone de cicatrice mammaire. À la palpation, je pense que ce n’est rien d’autre que l’extrémité d’une côte avec peut-être un peu d’arthrose. Mais du moment qu’elle pense avoir remarqué un changement => échographie. »
J’écris toujours beaucoup dans mes dossiers.
Elle est revenue me voir fin novembre. Je l’avais si bien rassurée qu’elle a mis trois mois pour faire l’échographie prescrite.
Celle-ci était assez inquiétante. Ce coup-ci, c’est moi qui ai pris le téléphone pour organiser une biopsie. Les résultats sont revenus positifs.
Saloperie.
J’ai relu ce que j’avais noté. Rien à redire. Je l’avais examinée. J’avais prescrit le bilan nécessaire. J’avais évité de l’alarmer inutilement.
Putain ! Je l’avais tellement bien rassurée qu’elle a mis trois mois à la faire son échographie.
Trois mois de perdus.
Et si j’avais utilisé d’autres mots ? Et si j’avais pris le rendez-vous moi-même ?
D’autres ont déjà écrit sur cette responsabilité qui est la nôtre, ce poids qui repose sur nous, les enjeux des décisions que nous prenons. Dans bien des cas, si nous nous trompons, les conséquences ne seront pas bien méchantes, mais parfois c’est vraiment une question de vie ou de mort. Au sens premier de ces mots.
Si j’avais agi autrement, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Probablement pas. Mais qui peut en être sûr ? Certes, vu le diagnostic, les études nous disent que quelques semaines de plus ou de moins, ça ne modifie rien. Mais ce ne sont que des statistiques.
Si mes paroles ou mon attitude avaient été différentes ce jour-là, est-ce que le destin de Jane aurait pris un autre embranchement ? Je ne le saurai jamais.
Le passé ne se réécrit pas. Nous ne pouvons que composer avec.
Et vivre avec nos remords.
Avoir autant de remords, n’est-ce pas mettre de côté le libre arbitre / la volonté propre/ des patients?
Nous ne sommes pas idiots… si je vais voir mon médecin et qu’il me prescrit un examen, je sais que ça veut dire qu’il préfère vérifier. Que ce n’est pas tout « clean ». Et pourtant. Par peur / flemme / gestion des priorités, je ne le fais quasiment jamais dans les temps.
Mais jamais, jamais je n’en ai voulu au médecin pour ne pas avoir pris le RV pour moi (sauf cas de fatigue tellement importante qu’il a fallu attendre aller mieux pour avoir la force de prendre ce RV, là oui, ça aurait été mieux!).
Ce que je veux dire c’est qu’il y a un moment ou c’est de MA responsabilité. C’est MA vie, MON corps.
Le médecin, c’est le regard extérieur, celui qui nous fait prendre conscience, qui nous accompagne. Mais ce serait trop dur pour lui (invivable?!) que de se dire qu’il devrait tout faire pour ses patients.
Anne
PS: pas médecin du tout, mais responsable en ressources humaines… ou finalement la prise en charge de l’humain, de ses faiblesses est parfois similaire…
Cela ne change pas le pronostic. Qu’a t elle vécu pendant ces trois mois de plus où elle n’a pas été malade, à coté duquel elle serait passé ?
Je note que quel que soit le chemin pris, il est semé de doutes.
Je découvre peu à peu ce blog et c’est vraiment très intéressant de lire un point de vue de médecin qui réfléchit sur ses actes. Très inspirant. Merci.
Du haut de ma très maigre expérience, il me semble de plus en plus claire que la relation médecin-malade est une partition qui se compose et se joue à deux. Une valse puissante, que tous les efforts de l’EBM tentent, en vain, de la rendre reproductible. Je ne sais pas ce que tu en penses.
Un très bel article, qui m’avait déjà laissé une forte impression dans ton livre.
B.
J’ai eu la même situation, ou presque, et les mêmes questions…
Elle avait eu ce cancer du sein, il y a déjà si longtemps. Et puis ce drôle de bouton un peu dur et boursouflé, ça faisait pas trop nodule. Mais vu les antécédents, je lui ai fait passer une écho.
Qui était plutôt rassurante, c’était liquidien. Mais bon, la radiologue préconisait quand même une ponction, pour être sûre.
Elle ne souhaitait pas la faire, l’échographie était rassurante. J’ai fait le mot pour le gynéco, mais j’ai pas insisté non plus.
Et quand je l’ai revu 6 mois plus tard, le bouton avait quintuplé de volume, et sa famille a poussé pour qu’elle la fasse sa biopsie.
Elle était positive évidement.
Merci à tous de vos commentaires.
Ce texte a déjà quelques mois. L’histoire est « digérée ». Ma patiente ne va d’ailleurs pas trop mal.
Certes la relation de soins s’écrit à deux et le patient a ses propres responsabilités.
Toutefois nous avons, je crois, un grand pouvoir d’influence (ou alors ce serait que nous ne servons qu’à écrire des lignes d’ordonnance ?). En tout cas, je connais bien des médecins qui arrivent à affoler excessivement leurs patients : il doit donc bien être possible aussi de les rassurer « par excès ».
La remarque de Pascal Charbonnel est très juste. Peut-être que ces trois mois de délais ont été trois mois de répit gagnés. Ou peut-être pas.
Au final, la question n’est pas tant de savoir si, dans ce cas précis, ça aurait changé quelque chose ou pas. La question est bien qu’on n’aura jamais cette réponse. La question c’est que, en bien ou en mal, nous avons cette possibilité de changer le destin des gens, qu’au final nous ne saurons jamais vraiment si on a bien fait ou pas. Et que c’est quand même une sacrée responsabilité.
Effectivement, cela reste une grande responsabilité…
Pour voir de l’autre côté du miroir: mon ami qui ne va jamais chez le médecin, profite d’un certificat médical pour lui ennoncer un problème qui le gène au quotidien… A priori, ce n’est pas grave, « plein de gens vivent comme ça ».
Ha bon.
Ben du coup il n’ose pas prendre un RV « juste pour ça ».
(mais pour le coup, le médecin à clairement dit que c’était ‘rien’ – sauf que finalement sans explications… ça reste dans la tête, ce truc)
Pas facile la relation patient-médecin!! C’est effectivement une partition à 2 … et il faut trouver le « bon médecin » => celui qui nous correspond, celui qui saura nous écouter comme on est… celui avec qui on pourra « construire ».
Ce qui me frappe, c’est que tu te définis comme « cartésien ». Et ce que tu racontes montre bien que le cartésien a des limites dans notre métier. Et non, pour cette patiente-là, on ne saura peut-être jamais si finalement c’était grave ou pas. C’est pas confortable comme position, j’en suis bien consciente.
Ceci dit, evidemment que nos convictions ont une influence sur le comportement de certains de nos patients. D’autres ne nous suivent que parce qu’ils ont entendu de notre bouche ce qu’ils voulaient entendre.
Tout à fait d’accord avec le premier commentaire d’Anne sur le libre arbitre du patient et la responsabilité partagée.
Dans son second commentaire, Anne évoque l’importance de la relation médecin-patient. C’est aussi ma préoccupation. J’ai mis deux ans après mon retour d’expatriation à trouver un MG en qui je pouvais placer ma confiance. Nous nous connaissons désormais depuis dix ans. Nous avons sensiblement le même âge. Ce qui veut dire qu’il partira en retraite au moment où j’aborderai la mienne, donc à un moment où je serai fragilisé et nécessiterai peu à peu davantage de suivi, de soins, etc. Cette idée de devoir choisir un nouveau MG à ce moment délicat me semble déjà difficile. Même si ce n’est pas encore pour demain. Mais demain arrive si vite…
1ère réaction à la lecture du billet : bon ben je pense que je lui aurais fait faire cette écho assez vite (je sais c moche)
2ème réaction: ah ça me rappelle ce que j’ai fait avec ce patient où j’ai temporisé aussi et où ça s’est très mal terminé (retour de bâton)
3ème réaction à la lecture des commentaires: je crois qu’on fait un métier où la supervision ne serait pas du luxe et on gagnerait tous à y avoir recours au moins occasionnellement, en tout cas c’est le message que je fais passer à mes stagiaires (qui me regardent avec des yeux ronds!!).
jesuis d’accord avec anne le medecin nous prescrivent des examens après c’est à nous de predre notre vie en main . quand à fruit confetti vous n’etes pas toute puissante avec vos patients .cette dame à certainement fait son choix en connaissance de cause . oublier un peu sa maladie
Un philosophe de la médecine (et médecin lui-même) a dit quelque chose de très juste sur le sujet :
» les médecins (…) devraient prendre virilement (sic.) la responsabilité de revendiquer une règle de conduite sans laquelle ils ne seraient pas ce que le public attend qu’ils soient, des praticiens. La première obligation des médecins en général, à l’égard de leurs malades, consiste donc à reconnaître ouvertement la nature propre de leurs gestes thérapeutiques. (…) on ne peut pas savoir à l’avance où passe la limite entre le nocif, l’innocent et le bienfaisant, comme cette limite peut varier d’un malade à l’autre, que tout médecin se dise et fasse savoir qu’en médecine on n’expérimente, c’est-a-dire qu’on ne soigne, qu’en tremblant. »
Merci de tenir ce blog et de faire part de vos doutes. Vous y exercez votre responsabilité de médecin.
mais quelle idée de croire qu’on puisse changer le destin des patients ???
Bonjour.
C’est tellement triste ce billet, mais en même temps, très touchant. Je dois même avouer que cela m’a arraché une larme. J’imagine ce que ce doit être que de vivre une telle chose et ce n’est pas facile. Mais c’est la vie et je vous souhaite beaucoup de courage.
et si elle avait été juste bien rassurée, que pas urgent, donc pas d’appel dans la minute, que la première fois qu’elle a appelé pour prendre RDV c’était à un moment où elle pouvait pas, et que ça a repoussé jusqu’à plus tard…
on sait pas. mais, « elle n’en est pas morte ».
Si les patients savaient, les reproches que l’on se fait, d’avoir manqué un diagnostic, de n’avoir pas alerté suffisamment. Pour un comme ça, il y en a eu 10 qui sont allés faire et refaire des examens pour rien.
Ce n’est pas simple.
Mais en effet, si elle a tardé à faire l’examen, ou bien elle n’était pas inquiète ou bien elle ne voulait pas savoir.
Tu en fais des tartines… borées!
L’acte médical conserve une partie artistique
Tu es praticien et tu doutes comme les grands acteurs
Cela t’honore et te fait avancer
Vers plus de tolérance sur l’inefficacité
Des traitements mais plus d’apaisement pour les patients
Sinceres sympathies confraternelles
je viens juste de lire votre billet, alors je ne sais pas si vous lirez mon témoignage…
En 1999,j’avais un grain de beauté, au mollet, très très petit , juste une pointe d’épingle, je vois mon médecin traitant, et lui demande s’il faut le retirer…il me rassure…non, non ce n’est pas utile.
en 3 semaines, je le vois grossir à vue d’œil..je prends RV directement chez un dermato…il me rassure, non, non ce n’est pas utile de le retirer, il est très petit. j’insiste et lui affirme que pour moi , c’est un peut être un petit cancer ..le dermato, pour me faire plaisir, me fait un prélèvement pour effectuer biopsie : c’était un mélanome en pleine expansion….du coup puisqu’il était petit, exérèse sans chimio. juste , un suivi de 5 ans…
en conclusion : je pense que j’ai eu une intuition, je me sentais responsable de ma Vie.
bien sûr , je n’en voulais pas aux médecins, (il n’avait jamais vu un mélanome si petit !!!).
et aujourd’hui je vais très bien.
L’important est d’avoir prescrit l’écho et ensuite ce sont les inégalités sociales de santé… Plus les gens sont informés, et correctement informés, savent où trouver la bonne information , et plus ils sont bien soignés, tout au long de leur parcours. Et les inégalités ne font qu’augmenter entre ceux qui ne regardent que les réseaux sociaux et ceux qui lisent des revues scientifiques… On le voit tous les jours, et je pense qu’il vaut mieux rassurer à tort tout en prescrivant les examens à faire que d’inquiéter à tort ( d’autant qu’aujourd’hui il est difficile d’avoir des examens et les patients patientent des semaines pour rien) mais toujours leur dire de faire ce qu’on leur prescrit. Une de mes patientes avait une toux et une perte de voix. Fumeuse, je lui fais une lettre pour un ORL, c’était un samedi début d’après midi , 2eme confinement, elle n’a pas appelé, moi non plus… 3 mois plus tard, elle consulte un collègue pour les mêmes symptômes qui l’envoie de même chez l’ORL : cancer… chirurgie, radiothérapie, elle est revenue me voir, elle ne m’en veut pas, je m’en veux un peu de ne pas avoir appelé l’ORL dans la semaine qui a suivi son appel, je ne me rappelle pas l’avoir rassuré.. . je n’aime pas inquiéter les gens alors j’appelle moi même les spécialistes quand je pense que c’est urgent, mais bon, parfois, je ne peux pas… encore que, maintenant avec la messagerie sécurisée, je leur envoie des mails et ils reconvoquent les patients…