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Game over

Salut Pedro,

J’ai bien vu que tu avais du mal à le croire, quand je t’ai dit que je ne m’occuperai plus de toi et que tu devais te trouver un nouveau médecin. Tu t’es demandé si j’étais sérieux et puis tu as essayé de négocier. Mais je t’ai confirmé qu’il n’y avait rien à négocier, que je n’en pouvais plus et que, du coup, je ne serai plus capable de te suivre correctement.

La première fois que je t’ai vu, il y a 4 ans, c’était pour un rhume. J’ai tout de suite bien aimé ton accent et ton côté méditerranéen. Ça me changeait de tous mes Anglais et mes Hollandais.

Peu de temps après, tu es revenu me voir parce que tu avais mal à l’épaule, ta foutue épaule. Pas forcément étonnant chez un peintre en bâtiment qui passe une bonne partie de ses journées les bras en l’air. Tu n’avais pas voulu que je te mette en arrêt de travail cette fois-là, alors que je te le proposais. Je continue à me demander si ça avait été sincère ou si c’était calculé.

En tout cas, 15 jours plus tard ça n’allait pas mieux et tu m’as réclamé un arrêt. En accident de travail puisque la douleur avait commencé après un choc.

Depuis, ça n’a pas cessé.

Je ne te voyais presque que pour ça : tes douleurs d’épaule. Toujours en accident de travail. Ou en maladie professionnelle en fonction de ce que j’arrivais à négocier avec le médecin-conseil.

À chaque fois c’était pareil : tu venais avec ton papier violet de l’employeur qui mentionnait une chute, ou un choc. Je t’examinais et, oui, tu pouvais avoir des raisons de souffrir : ton épaule n’était pas en très bon état. Je te prescrivais les soins nécessaires, je te mettais en arrêt, pour quelques semaines.

Et, pourtant, je savais que je me faisais des illusions. Je continuais de te faire des arrêts pour 15 ou 20 jours en te disant, et en me disant, que ça devrait aller. Et ça n’allait jamais, il fallait prolonger encore et encore. Des mois.

Prolonger parce que tu avais toujours mal, ou parce qu’on n’arrivait pas à avoir des rendez-vous chez les spécialistes ou pour une IRM avant des semaines et qu’on devait bien faire durer jusque-là.

Je viens de faire le compte : en moins de quatre ans, tu as été en arrêt 22 mois au total, en six fois.

Certes, ton épaule est bien abimée et ton travail y contribue largement. Seulement, tu vois, tu n’as que 51 ans et la retraite c’est pas pour tout de suite. Ton épaule est trop endommagée pour continuer à travailler avec les bras en l’air, mais pas assez non plus pour qu’on te mette une prothèse ou qu’on te déclare en invalidité.

Alors qu’est-ce qu’on fait ?

C’est bien le problème : tu n’as jamais voulu envisager autre chose. Tout ce que tu demandais, c’était de bosser quelques mois jusqu’au prochain arrêt prolongé. Ok, ce n’est pas facile de changer de travail à ton âge et dans ton créneau, mais tu n’as même jamais voulu y réfléchir sérieusement.

J’ai appelé le médecin conseil pour essayer de trouver des solutions ou pour le calmer quand ça coinçait avec toi. J’ai tenté de contacter la médecine du travail qui ne m’a jamais rappelé malgré mes messages, et que tu t’es bien gardé de relancer.

Et sur un plan médical non plus, tu n’as jamais trop voulu avancer. Une infiltration ? Ah non, tu as peur des aiguilles. La kiné ? Tu mettais des semaines à en trouver le chemin. Des avis spécialisés ? Pas la peine si ce n’était pas moi-même qui prenais le rendez-vous.

Je ne sais pas ce que tu veux.

J’en suis arrivé à me demander ce que tu faisais de tes arrêts. Est-ce que tu travailles au black ? Est-ce que c’est un arrangement avec ton patron qui préfére réguler sa main d’oeuvre ainsi en fonction des chantiers, en faisant payer la Sécu pour les périodes creuses ?

Tu vois, je me suis aussi demandé si ces grosses plaques de touron que tu me ramenais du pays, c’était des petits cadeaux sincères ou bien si c’était pour acheter ma complaisance ?

L’autre jour, tu es revenu. C’était ton dernier arrêt en date, parce que tu t’étais cogné l’épaule en tombant. Il durait depuis 6 semaines et devait finir le lendemain. Eh bien, quand tu m’as dit que oui-au-fait, tu avais aussi mal dans la jambe, là, toute la jambe et toute la cuisse avec des fourmillements partout, devant, derrière, dans tous les orteils et que tu avais mal dès que j’appuyais quelque part, j’ai eu du mal à te croire. Et quand tu m’as dit que c’était apparu en même temps que ta chute et qu’il fallait le faire passer en accident du travail, alors qu’on s’était vu 4 fois, que tu ne m’avais rien dit et que rien ne le mentionnait dans le certificat de l’employeur, j’ai craqué.

Ah oui, tu étais interloqué. Tu m’as dit que tu n’étais pas un menteur, que tu avais vraiment mal et que c’était vraiment arrivé en tombant au boulot.

Je n’en sais rien si tu as mal, je n’ai pas de moyen de mesurer ça objectivement. Je n’en sais rien si c’est arrivé au travail, je n’étais pas là.

Mais j’ai tellement de doutes, tellement de suspicion que, de toute façon, je ne m’occuperai plus correctement de toi.

Je t’ai prolongé d’une semaine pour que tu aies le temps de te retourner et je t’ai demandé de trouver un autre confrère. Un médecin qui aurait un regard neuf et qui ne te verrait pas à travers un brouillard de préjugés. Je crois que tu ne le mérites pas.

Tu vois, si demain tu fais un infarctus, je serais capable de passer à côté en me disant que c’est un nouveau truc pour te mettre en arrêt. Est-ce que tu le comprends ?

Voilà, je suis désolé que nos chemins se séparent. Ton accent, ta jovialité, les plaques de touron vont me manquer.

Peut-être que je me trompe, que tu es juste un mec qui n’a pas de chance et pas le choix. Mais, sincèrement, je crois que je ne peux pas bosser correctement si je ne te fais plus confiance.

Laisse moi

Jean-Paul est un patient vraiment sympa.

Agréable, franc du collier et pas chiant pour un sou.

Il a une maladie que je ne maîtrise pas trop mal, assez facile à gérer. En fait, je le vois deux fois par an pour son renouvellement. Ce n’est pas épuisant. Et en plus, c’est une pathologie qui lui donne droit à bénéficier d’une ALD et qui, du coup, me permet de percevoir quarante euros par an en plus des consultations.

Et lui aussi m’apprécie beaucoup depuis que je l’ai tiré d’un mauvais pas.

Vraiment, le patient de rêve.

Mais je lui ai demandé de changer de médecin.

Car Jean-Paul a déménagé. Il y a un an et demi. À soixante kilomètres du cabinet.

D’emblée, je lui avais dit qu’il devrait peut-être changer, que je tenais son dossier à disposition. Mais il ne voulait pas. « Vraiment, Docteur, on vous fait confiance, ma femme et moi. Ça ne me dérange pas du tout de faire la route pour venir vous voir. »

C’est pas bon pour l’ego, ça ?

La dernière fois qu’il est venu, j’ai remis ça. Je lui ai dit que ça ne me plaisait pas de rester son médecin officiel, que ce n’était pas bien pour lui. Et je lui ai raconté l’histoire de William.

William était un vieux monsieur anglais, on ne peut plus british. Avec tout un tas de problèmes de santé compliqués à gérer. Le jour où il a déménagé pour se rapprocher de la ville, il m’avait demandé si j’acceptais de continuer à le suivre. Il me faisait confiance et, si sa femme était bilingue, il ne parlait pas français et il n’y avait pas de généraliste anglophone là où il allait. Je n’avais pas encore tant de patients à l’époque et je me suis senti flatté : j’ai dit oui.

Et le jour où William a fait son accident vasculaire cérébral, ça ne s’est pas très bien passé. Aucun médecin du secteur n’a voulu se déplacer. Débordés et ne se sentant pas vraiment concernés, ils se sont tous renvoyé la balle. Son état n’était pas assez grave pour mobiliser un SMUR et c’est moi qui ai fini par trouver une ambulance pour venir le prendre en charge et pour envoyer aux urgences ce patient que je n’avais pas examiné.

Une situation détestable qui m’avait laissé un goût amer.

J’ai donc raconté cette histoire à Jean-Paul. Je lui ai dit qu’on allait voir ensemble s’il n’y avait pas un Lecteur émérite Prescrire dans son coin, que ça pouvait faire une bonne base de départ. On en a trouvé un.

Je lui ai dit que, s’il avait un problème particulier un jour, il pouvait toujours repasser pour en discuter. Et je lui ai remis son dossier.

Je viens d’apprendre sur le site de la Caisse que Jean-Paul a changé de médecin traitant.

C’est mieux ainsi.

Suicide médicalisé

J’ai déjà parlé de la confiance dans le soin et de son importance. Confiance est sœur de fidélité.

Etre fidèle à son médecin, c’est bien. Le plus souvent, c’est bon pour votre santé : le nomadisme médical donne très rarement de bons résultats.

Et puis moi je trouve ça touchant.

Mais parfois, la fidélité à son médecin confine au suicide.

J’ai vu Paulo pour la première fois il y a deux semaines.

« Bonjour, je voudrais changer de médecin. Ça fait 17 ans que je vais chez le Dr Moustache mais maintenant j’en ai marre. L’autre jour, j’avais rendez-vous à 11 heures et à 11 heures il y avait encore 15 personnes devant moi. Il m’a dit « T’as qu’à attendre ! » mais je lui ai dit que cette fois-ci, je n’attendrai pas.

Deux, trois patients, je veux bien, c’est normal, mais quinze ! Et c’est toujours pareil, pourquoi il donne des rendez-vous alors ?

Déjà, il y a 5 ans, je travaillais encore et il ne donnait pas de rendez-vous à cette époque. Eh bien, pour être à l’heure à l’usine à 9 heures, j’arrivais à minuit et je dormais dans ma voiture devant son cabinet. Et, parfois, il y avait déjà quelqu’un avant moi !

Et puis, à chaque fois, il me parle de chasse mais alors pour s’occuper de moi… Donc c’est mon voisin qui m’a dit de venir vous voir, que ça allait me changer. »

Paulo a 61 ans et 20 ans de diabète derrière lui. C’est devenu mon recordman de l’insuline : 202 unités par jour !

Il me tend sa dernière prise de sang. Une hémoglobine glyquée à 10,7%, ouch ! (cf. L’école des cancres)

Le cholestérol ça va. Avec les traitements…

Par curiosité, je regarde les résultats antérieurs que rappelle le labo. Un cholestérol total à 4,21g et des triglycérides à 20,70 g (la norme est à 1,50). Je relis deux fois. Eh beeee…

Et puis je tique, sur la date : mai 2008. « Mais, vous aviez fait des prises de sang dans un autre labo entre temps ?

– Ah non, je vais toujours au même.

– Vous n’aviez pas eu d’autre prise de sang depuis 2 ans ???

– Ben, non. Sauf à l’hôpital. Et encore, la dernière, j’ai insisté pour qu’il me la prescrive. C’est comme le médecin des yeux : je l’ai vue il y a 6 mois mais c’est parce que je l’ai demandé.

– Mmmh… Et vous êtes suivi par un cardiologue ?

– Non. Enfin, on m’a fait un électrocardiogramme à l’hôpital l’an dernier quand j’ai été pour me faire déboucher la carotide. Mais, sinon, non. Ils m’avaient dit aussi qu’il faudrait que je fasse un machin d’effort, là, avec le vélo.

– Et vous ne l’avez pas fait ?

– Mais non ! Le Dr Moustache, il ne m’a pas fait de lettre et puis il m’a dit qu’il ne s’occupait pas de prendre les rendez-vous et que je pouvais me débrouiller. Mais, je sais pas lire ni écrire alors c’est pas facile. Et puis pour aller à la ville en voiture… Moi j’ai que 700 euros par mois, vous savez. Alors, 100 kilomètres en voiture, faut que je fasse attention. »

Finalement, l’instinct de conservation l’a emporté, Paulo n’a pas envie de mourir.

Quant à moi, j’ai laissé tomber le devoir de confraternité. Dr Moustache, t’es vraiment un connard.

***

P.S. Je devance les commentaires de ceux qui risquent de penser « Oui, bon, le patient, il raconte ce qu’il veut, si ça se trouve, c’est des bobards… »
Paulo a récupéré son dossier chez le Dr Moustache et me l’a fait passer. Il n’y a effectivement aucune prise de sang depuis celle de 2008. Et encore, sur celle-ci, Moustache a griffonné « Analyse prescrite par la diabétologue »

Ligne rouge

Jeunes parents. Premier enfant mort 10 heures après être né. Prise en charge visiblement pas optimale. Drame. Mauvaise communication. Méfiance maximale vis-a-vis du milieu médical.

Ils étaient venus me voir avec leur petite fille. La deuxième. Et puis pour eux aussi. Le contact s’était noué sur le mode hard. Surtout qu’ils étaient assez branchés naturopathie. Jusqu’à un certain point, ça ne me posait pas de problème. Chaque décision devait être discutée, argumentée mais, en y allant doucement, on s’était petit à petit apprivoisés.

Ça faisait un petit moment que je ne les avais pas vus, tout allait bien. Je les revois pour une bricole. En ouvrant le dossier de la petite, j’ai une alerte automatique qui s’allume « rappel DTP ».

– Tiens ! Il va falloir faire le rappel du tétanos.

– Non, nous ne le ferons pas.

– Comment ça ?

– Nous en avons discuté avec mon mari, nous ne voulons plus faire aucun vaccin.

Et de m’expliquer toutes les horreurs qu’ils ont pu glaner sur l’internet au sujet de l’industrie pharmaceutique en général et des vaccins en particulier.

Et moi de commencer à exposer tout mon argumentaire pour patients rétifs aux vaccins (je n’y arrive pas trop mal en général). J’essaie de leur dire que, bon…, pour l’industrie je n’ai aucune tendresse non plus, que je m’en méfie, qu’ils savent très bien que je prescris globalement peu de médicaments et presque jamais les dernières nouveautés. Mais qu’il ne faut pas pour autant tout rejeter en bloc et que les vaccins, avec l’hygiène et les antibiotiques, sont quand même ce qui a révolutionné notre état de santé.

Je leur dis que même si je ne trouve pas ça très malin et que j’essaierai de les convaincre, s’ils ne veulent pas faire le ROR ni l’hépatite B, je ne me fâcherai pas avec eux. Que, pour ce qui les concernait eux-même, s’ils ne voulaient plus se faire vacciner, c’était idiot mais c’était leur droit.

Par contre pour un enfant. De un, c’est illégal. De deux, et surtout, c’est irresponsable parce que le tétanos, en vivant à la campagne, il n’y a aucun moyen autre que le vaccin d’écarter complètement le risque. Et que le tétanos, c’est une maladie mortelle.

« Je crois que nous devons nous mettre d’accord que nous ne sommes pas d’accord. » Me dit-elle.

En général, je garde à peu près mon calme pour gérer mes cancres mais là, je n’ai plus réussi à rester serein. Je n’ai pas hurlé mais j’étais en colère. Et du coup, probablement, plus du tout professionnel.

J’ai quand même examiné la gamine pour l’otite pour laquelle ils étaient venus. Rien de bien méchant.

Et je leur ai expliqué que, pour le coup, je ne pouvais pas « être d’accord de ne pas être d’accord », qu’en cas d’urgence je serai toujours là mais que, s’ils ne changeaient pas d’avis, il valait mieux qu’ils trouvent un autre médecin. Parce que, sinon, chaque consultation serait à l’avenir une épreuve de force, que je serai toujours en colère et qu’on ne ferait rien de bien ensemble.

J’ai fait l’ordonnance pour l’otite et ils sont partis.

Cette histoire m’a tourneboulé jusqu’au soir et, aujourd’hui encore, je ne sais pas ce que j’aurais dû faire.

Faire ce que j’ai fait en me disant qu’ils n’allaient visiblement pas changer et qu’on ne pourrait rien faire de valable ? Que, à choisir, je préférais ne plus les voir et qu’ils trouvent un confrère qui arriverait à se convaincre que ce n’était pas sa responsabilité à lui ? Quitte à les envoyer chez un charlatan en blouse blanche qui leur signera un certificat de complaisance ?

Ou bien réussir à trouver la sérénité nécessaire pour accepter de passer là-dessus en me disant qu’il fallait maintenir le lien thérapeutique et que, à la longue, j’arriverai à les convaincre ? Quitte à prendre le risque que la gamine fasse un jour un tétanos et que ce soit moi qui m’en sente responsable ?

Est-ce qu’on peut se permettre d’avoir des lignes rouges ?