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Polysémie (*)

(*) n.f. Propriété d’un mot ayant plusieurs sens.

Pas besoin d’habiter une mégalopole avec une population multicolore pour avoir des problèmes de langage et de compréhension avec nos patients.

Dans l’endroit où vous habitez, je ne sais pas. Mais dans la grande ville où j’ai grandi, quand on dit « Je suis fatigué », ça veut dire qu’on est fatigué.

Par là, on signifie généralement à son interlocuteur qu’on manque de sommeil. Parfois, il faut l’entendre comme une fatigue physique, un besoin de récupération. Parfois, enfin, un manque de dynamisme et d’énergie.

Ici, non.

Enfin… pas toujours.

Ici, la traduction la plus proche possible de « Il est fatigué », ce serait « Il n’est pas bien ».

Admirez la précision.

A vrai dire, ça peut aller de « Il-a-un-petit-coup-de-pompe-mais-rien-de-bien-méchant » à « Il-est-carrément-en-train-de-claboter ».

Au début de mon installation, quand un patient m’annonçait au téléphone qu’il était « fatigué », je ne comprenais pas. Vraiment, ça m’énervait. Je pensais même parfois qu’on se payait carrément ma tête.

Je me souviens d’une garde où on m’appelle à 3 heures du matin.

– Il faudrait que vous veniez pour mon père.

– Qu’est-ce qui lui arrive ?

– Il est fatigué.

– …

En pleine nuit… moi aussi. C’est quoi le problème ?

– Non, mais vraiment, il est F A T I G U É ! Faudrait que vous veniez.

– Bon…

De fait, il l’était. Son coeur avait décidé de danser le slow sur un beat à 30 par minute et il ne pouvait pas se redresser sans tourner de l’oeil. Pour le coup, d’ailleurs, je me suis dit que c’était une des rares fois où on ne pouvait guère être plus précis.

Depuis, j’ai compris qu’ici, quand on est fatigué, on peut être grippé ou faire un infarctus, déprimé ou en OAP, saoul ou en choc septique.

Ou parfois, mais assez rarement, simplement fatigué.

Lettre à Isabelle

J’ai bien vu que tu n’en menais pas large la première fois qu’on s’est vu.

Ça faisait 5 ans que tu avais ton DIU au cuivre (*) et à peu près autant que tu n’avais plus vu de toubib. Tu avais des règles vraiment pénibles depuis quelques mois. Je t’ai proposé de retirer ce DIU et de t’envoyer faire une écho avant de remettre un Mirena. Tu étais d’accord.

Tu étais d’accord aussi pour que l’externe qui était en stage chez moi reste pendant l’examen. Ah, ça, tu n’en menais pas large… Je t’ai bien dit que tu n’étais pas obligée du tout mais tu as joué le jeu. « Il faut bien apprendre ! »

On s’est revus un mois plus tard pour poser le Mirena. On était seuls cette fois-ci.

J’ai passé l’hystéromètre. Un peu difficilement.

Mais alors pour le DIU… nada ! J’ai insisté. Tant qu’on y était, je ne voulais pas t’imposer de remettre ça une autre fois. Je devais être rouge et en sueur, j’étais tellement ennuyé.

« Ça va, je ne vous fais quand même pas trop mal ? Je suis vraiment désolé, je n’arrête pas de bloquer… » Sagement, tu me répondais que ça allait mais je voyais bien que ce n’était quand même pas une partie de plaisir.

Et j’ai fini par renoncer avant de merder complètement. C’était la deuxième fois que ça m’arrivait et je n’étais pas fier.

J’ai appelé un gynéco de l’hôpital pour lui demander s’il pouvait prendre le relais au prochain cycle vu que j’avais lamentablement échoué. Il a essayé de me rassurer en me disant que, parfois, après l’hystéromètre, le col se spasme et qu’on ne peut plus rien faire. Toi tu es restée calme et souriante.

Je t’ai croisée dans la rue il y a quelques jours. Tu m’as dit que, décidément, tu n’arrêtais pas de te rater avec le gynéco. Quand ce n’était pas lui qui ne pouvait pas, c’était toi. Et puis que, vraiment, 45 km aller-retour ça t’embêtait un peu. Et que, si je voulais bien réessayer, ça t’arrangerait.

Je t’ai dit que, bon, … moi je voulais bien mais que vraiment j’avais un peu la trouille de louper à nouveau.

Mais tu m’as répondu que tu me faisais confiance, qu’il n’y avait pas de raison que ça ne marche pas cette fois-ci, que, si vraiment ça ne marchait pas, ce ne serait pas grave et que, à ce moment-là, tu te déciderais à les faire, les 45 km.

On va donc se revoir bientôt. A ton prochain cycle.

Je voulais te faire ce petit mot pour te remercier. Te remercier de cette confiance que tu m’accordes parce que, je le sais bien, confier comme ça son intimité, ce n’est pas si évident que ça. Cette confiance offerte, ça fait vraiment partie de ce qui me fait aimer ce boulot.

Et puis je voulais aussi te dire que – même si j’essaierai de ne pas trop te le montrer – la prochaine fois, c’est moi qui n’en mènerai pas large.

(*) DIU est l’acronyme de Dispositif Intra-Utérin. En France, on connait davantage le terme « stérilet » mais il faudrait l’oublier vu qu’on est les seuls au monde à l’utiliser et que c’est un terme qui avait été imposé par les gynécos réacs pour discréditer les DIU en particulier et la contraception en général. Un DIU ne rend pas stérile !
La plupart des DIU ont pour principe actif un petit fil de cuivre. Le Mirena© remplace le cuivre par un manchon qui délivre de la porgestérone pendant 5 ans. Il a comme principale particularité, chez la plupart des femmes, de faire disparaître les règles tant qu’il est en place. Ce qui n’est pas une « ménopause » artificielle puisque les cycles hormonaux naturels continuent à exister.

L’école des cancres

« HbA1C du 12/01 à 10.8%…
Glycémies à jeûn acceptables : 1.10 à 1.20
1.40 à 1.90 en journée
En fait, me dit au passage, la bouche en coeur, qu’il ne prend pas le Glibenclamide du déjeuner parce que c’est le seul médicament qu’il a à midi et que c’est plus simple comme ça.
Il me rend fou ! »  (*)

que j’ai écrit dans son dossier.

Ce n’est même pas vraiment vrai. Il n’arrive plus à me rendre fou.

C’est un de mes cancres.

Je les aime bien mes cancres. Tous des hommes. Tous sympas et bon vivants. Mais comme patients, ils sont vraiment nuls.

Ils sont cardiaques, diabétiques et assez obèses. Parfois ils continuent à fumer.

Ils veulent bien prendre les médicaments en général. Mais pas toujours.

Quant aux habitudes de vie, ils veulent bien faire des efforts. Un peu. Et pas trop longtemps.

De consultation en consultation, ils me racontent leurs écarts, leurs bonnes bouffes et de quoi les arroser. En toute sincérité et avec le sourire. Même pas besoin de leur demander. « Ah, tiens, vous avez encore pris 2 kg ?! » « Oh ben, vous savez, on avait les petits-enfants en vacances / c’était les Fêtes / je mange des sandwichs sur la route / le midi, je suis au restaurant avec les clients / ma femme, elle sait cuisiner ! »

Au début, je fais comme j’ai l’habitude : j’explique tout bien, je fais des schémas, des dessins, j’imprime des fiches conseils, je leur fais faire des enquêtes alimentaires qui ressemblent aux menus étape d’ici…

Et puis, au bout d’un moment, j’arrête.

Comme ce sont des cancres sympas, je ne les envoie pas au coin, je les laisse à leur place. Tant qu’ils se tiennent tranquilles, qu’ils prennent à peu près leurs médicaments, qu’ils font leurs prises de sang, leurs fonds d’œil, … j’arrête de les embêter. Je reste basique et l’ordonnance c’est pour trois mois. Ça leur va.

Ça m’embête quand même un peu. Parce qu’ils sont sympas et que je n’ai pas vraiment envie que leur infarctus ou leur AVC arrive trop vite.

Mais vraiment, il y en a, je ne sais pas comment faire. Je n’arrive pas à trouver les bons mots, les bons leviers à activer. Je ne sais même pas s’il y en a, ni si un autre ferait mieux que moi.

Peut-être pas, peut-être qu’il n’y a rien d’autre à faire que de limiter les dégâts en attendant qu’ils se créent leur propre déclic.

Ou peut-être que si, que c’est juste moi qui ne sait pas m’y prendre avec eux. Et en fait, c’est ça qui me rend fou.

(*) Pour les non médecins :
– HbA1C : c’est un dosage qui permet d’évaluer l’équilibre moyen du diabète durant les 3 derniers mois. En-dessous de 7%, c’est impeccable. Entre 7 et 8%, c’est bof-bof. Au-dessus de 8%, c’est vraiment mauvais. 10,8%, c’est…
– La glycémie, c’est le niveau de sucre dans le sang : normalement c’est 1,0 g à jeûn.
– Le glibenclamide est un des médicaments essentiels dans le traitement du diabète. C’est tout sauf un médicament « optionnel ».