Archives mensuelles : novembre 2012

Biscottes

Je n’aurais pas dû m’occuper de Mimi.

Elle habitait un village bien trop éloigné de mon cabinet. Pas du tout mon secteur.

Je connaissais son neveu et il m’avait demandé de prendre le relais pour elle après une hospitalisation. Elle était veuve, n’avait pas d’enfants, elle était sous tutelle. Moi, j’étais installé depuis à peine un an, j’avais encore un peu de temps, j’ai dit oui.

Elle était suivie par un neurologue pour une soi-disant maladie d’Alzheimer. Il lui avait collé des médicaments inutiles et même dangereux pour sa grosse insuffisance cardiaque. Avec son diabète en plus, elle n’avait vraiment pas besoin de ça. J’avais commencé par faire du ménage.

Il faut admettre qu’elle n’avait plus toute sa tête depuis un moment. Encore suffisamment pour reconnaître ses proches, circuler dans sa maison, manger seule les repas préparés. Mais pas beaucoup plus. Quand j’arrivais chez elle, je la saluais :

— Bonjour Mme Mimi, vous savez qui je suis ?

Elle me regardait, me souriait, me répondait « Oui, bien sûr », me souriait encore. Puis ses yeux allaient vers ma sacoche, la scrutaient un instant.

— Ah ! Mais vous êtes le Docteur.

Sa chance c’est qu’elle n’a jamais été fugueuse. Elle ne bougeait pas de son intérieur, tentait rarement une rapide incursion dans son jardinet.

Petit à petit, les conditions de son maintien à domicile s’étaient organisées. Nous avions fait une réunion à mon cabinet avec la tutrice, l’infirmière du village, le neveu et un cousin. Chacun avait décidé de faire de son mieux. Et même un peu plus. Aucun de nous n’avait eu tant que ça à prendre sur soi : Mimi était aussi rigolote que gentille.

La télécommande de la télé avait été retirée et on avait vissé un cache en bois devant l’appareil ne laissant accessible que le bouton de marche : ça évitait qu’elle dérègle tout. Le gaz avait été coupé, une plaque à induction achetée. Comme elle était incapable de se modérer, le pain était planqué dans la cabane du jardin.

Nous avions tout de même fini par lui enlever la téléalarme : elle l’utilisait un peu n’importe comment et ça commençait à être rude pour l’entourage qui était régulièrement appelé en pleine nuit. Ils culpabilisaient de cette décision et j’en avais fait une prescription médicale. Il me semblait que Mimi gagnait davantage à conserver de la famille présente et aidante, et tant pis pour le risque de chute, plutôt que de les laisser s’épuiser et de n’avoir que la maison de retraite pour alternative.

Il y a un an et demi, Mimi était tombée, s’était ouvert le crâne et les pompiers l’avaient emmenée se faire recoudre aux Urgences sans que je sois au courant. Là-bas, une interne avait eu la présence d’esprit de m’appeler. Je lui avais expliqué la situation et dit qu’il serait sûrement préférable que Mimi rentre rapidement chez elle. Elle était d’accord.

Mais ils m’avaient rappelé une demi-heure plus tard pour me dire qu’elle paraissait trop instable et qu’ils allaient la garder dans un service.

— Bon, je ne l’ai pas sous les yeux. Si ça vous semble indispensable, d’accord. Mais le moins longtemps possible s’il vous plaît.

Et Mimi m’était sortie de l’esprit. Jusqu’à son retour chez elle un mois après. Grabataire.

Classique cercle vicieux : plus elle restait à l’hôpital, plus elle se dégradait. Plus elle déclinait, plus elle les inquiétait et plus on la gardait. Heureusement pour elle, elle avait une si petite retraite qu’une institution n’était guère envisageable. Provoquant la contrariété du confrère hospitalier, qui soulignait « qu’aucune autre solution n’avait été trouvée par la tutrice » et qui jugeait que le « retour à domicile serait difficile ».

De fait, Mimi ne se levait plus, elle restait clouée au lit avec des couches alors qu’elle allait toujours seule aux toilettes jusque-là.

Grosse panique de la famille et des infirmières qui ne savaient pas comment s’en sortir.

J’avais tâché de rassurer ceux que je voyais prêts à flancher, remotivé les infirmières et annoncé, sans trop y croire, qu’on se donnait un mois pour essayer d’inverser la tendance. Ils ont bien voulu tenter le coup. Le médecin-conseil a accepté qu’une ambulance emmène Mimi quatre fois par semaine jusque chez la kiné, à dix-huit kilomètres de là.

Trois semaines plus tard, elle remarchait avec son déambulateur. L’infirmière m’avait raconté en riant ses premiers pas. La gourmandise l’avait emporté : c’était pour s’emparer d’une boite à sucres oubliée sur le buffet de la cuisine que Mimi était repartie à la conquête de la station debout.

Encore un mois et je félicitais toute l’équipe dans le cahier de transmission pour être parvenus à retrouver la situation antérieure.

Depuis, je continuais à passer faire les renouvellements tous les deux mois. Parfois, l’infirmière me faisait venir pour un problème intercurrent, mais c’était rare.

Ce dimanche, lorsque j’ai allumé mon portable, j’avais un message qu’elle m’avait laissé deux heures plus tôt.

Mimi avait fait un malaise, les pompiers essayaient de la réanimer, si je voulais bien téléphoner, ce serait gentil.

Quand j’ai rappelé, l’infirmière m’a confirmé que c’était fini, que les secours avaient abandonné après quarante-cinq minutes de réanimation, mais que, de toute façon, personne n’y avait vraiment cru et que c’était mieux ainsi.

Elle m’avait raconté qu’elle était là quand Mimi allait prendre son petit-déjeuner. Elle était attablée, recomptait ses biscottes, comme d’habitude. Et, comme d’habitude, elle râlait qu’on ne lui en avait mis que trois. Et puis elle avait arrêté de compter « Je vais m’coucher. J’sais pas c’que j’ai, j’ai l’diable en moi. »

Et elle était tombée raide, le visage sur la table.

L’infirmière culpabilisait, elle se demandait si elle avait manqué un élément qui aurait pu changer les choses. J’étais également un peu mal à l’aise : j’avais renouvelé son traitement quelques jours plus tôt et n’avais rien remarqué d’anormal.

Et puis, finalement, nous nous sommes remémoré quelques bons moments, quelques anecdotes amusantes, nous avons ri un peu. Et convenu que ça devait bien arriver à son âge. Qu’après ce bel accompagnement pendant des années, Mimi avait eu droit à une sortie de scène aussi sympa qu’on pouvait l’espérer.

Sans vraiment avoir le temps de s’en rendre compte, elle était morte chez elle, sans douleur, pratiquement dans les bras de l’infirmière qu’elle connaissait bien et qu’elle aimait.

Le nez dans ses précieuses biscottes.

Game over

Salut Pedro,

J’ai bien vu que tu avais du mal à le croire, quand je t’ai dit que je ne m’occuperai plus de toi et que tu devais te trouver un nouveau médecin. Tu t’es demandé si j’étais sérieux et puis tu as essayé de négocier. Mais je t’ai confirmé qu’il n’y avait rien à négocier, que je n’en pouvais plus et que, du coup, je ne serai plus capable de te suivre correctement.

La première fois que je t’ai vu, il y a 4 ans, c’était pour un rhume. J’ai tout de suite bien aimé ton accent et ton côté méditerranéen. Ça me changeait de tous mes Anglais et mes Hollandais.

Peu de temps après, tu es revenu me voir parce que tu avais mal à l’épaule, ta foutue épaule. Pas forcément étonnant chez un peintre en bâtiment qui passe une bonne partie de ses journées les bras en l’air. Tu n’avais pas voulu que je te mette en arrêt de travail cette fois-là, alors que je te le proposais. Je continue à me demander si ça avait été sincère ou si c’était calculé.

En tout cas, 15 jours plus tard ça n’allait pas mieux et tu m’as réclamé un arrêt. En accident de travail puisque la douleur avait commencé après un choc.

Depuis, ça n’a pas cessé.

Je ne te voyais presque que pour ça : tes douleurs d’épaule. Toujours en accident de travail. Ou en maladie professionnelle en fonction de ce que j’arrivais à négocier avec le médecin-conseil.

À chaque fois c’était pareil : tu venais avec ton papier violet de l’employeur qui mentionnait une chute, ou un choc. Je t’examinais et, oui, tu pouvais avoir des raisons de souffrir : ton épaule n’était pas en très bon état. Je te prescrivais les soins nécessaires, je te mettais en arrêt, pour quelques semaines.

Et, pourtant, je savais que je me faisais des illusions. Je continuais de te faire des arrêts pour 15 ou 20 jours en te disant, et en me disant, que ça devrait aller. Et ça n’allait jamais, il fallait prolonger encore et encore. Des mois.

Prolonger parce que tu avais toujours mal, ou parce qu’on n’arrivait pas à avoir des rendez-vous chez les spécialistes ou pour une IRM avant des semaines et qu’on devait bien faire durer jusque-là.

Je viens de faire le compte : en moins de quatre ans, tu as été en arrêt 22 mois au total, en six fois.

Certes, ton épaule est bien abimée et ton travail y contribue largement. Seulement, tu vois, tu n’as que 51 ans et la retraite c’est pas pour tout de suite. Ton épaule est trop endommagée pour continuer à travailler avec les bras en l’air, mais pas assez non plus pour qu’on te mette une prothèse ou qu’on te déclare en invalidité.

Alors qu’est-ce qu’on fait ?

C’est bien le problème : tu n’as jamais voulu envisager autre chose. Tout ce que tu demandais, c’était de bosser quelques mois jusqu’au prochain arrêt prolongé. Ok, ce n’est pas facile de changer de travail à ton âge et dans ton créneau, mais tu n’as même jamais voulu y réfléchir sérieusement.

J’ai appelé le médecin conseil pour essayer de trouver des solutions ou pour le calmer quand ça coinçait avec toi. J’ai tenté de contacter la médecine du travail qui ne m’a jamais rappelé malgré mes messages, et que tu t’es bien gardé de relancer.

Et sur un plan médical non plus, tu n’as jamais trop voulu avancer. Une infiltration ? Ah non, tu as peur des aiguilles. La kiné ? Tu mettais des semaines à en trouver le chemin. Des avis spécialisés ? Pas la peine si ce n’était pas moi-même qui prenais le rendez-vous.

Je ne sais pas ce que tu veux.

J’en suis arrivé à me demander ce que tu faisais de tes arrêts. Est-ce que tu travailles au black ? Est-ce que c’est un arrangement avec ton patron qui préfére réguler sa main d’oeuvre ainsi en fonction des chantiers, en faisant payer la Sécu pour les périodes creuses ?

Tu vois, je me suis aussi demandé si ces grosses plaques de touron que tu me ramenais du pays, c’était des petits cadeaux sincères ou bien si c’était pour acheter ma complaisance ?

L’autre jour, tu es revenu. C’était ton dernier arrêt en date, parce que tu t’étais cogné l’épaule en tombant. Il durait depuis 6 semaines et devait finir le lendemain. Eh bien, quand tu m’as dit que oui-au-fait, tu avais aussi mal dans la jambe, là, toute la jambe et toute la cuisse avec des fourmillements partout, devant, derrière, dans tous les orteils et que tu avais mal dès que j’appuyais quelque part, j’ai eu du mal à te croire. Et quand tu m’as dit que c’était apparu en même temps que ta chute et qu’il fallait le faire passer en accident du travail, alors qu’on s’était vu 4 fois, que tu ne m’avais rien dit et que rien ne le mentionnait dans le certificat de l’employeur, j’ai craqué.

Ah oui, tu étais interloqué. Tu m’as dit que tu n’étais pas un menteur, que tu avais vraiment mal et que c’était vraiment arrivé en tombant au boulot.

Je n’en sais rien si tu as mal, je n’ai pas de moyen de mesurer ça objectivement. Je n’en sais rien si c’est arrivé au travail, je n’étais pas là.

Mais j’ai tellement de doutes, tellement de suspicion que, de toute façon, je ne m’occuperai plus correctement de toi.

Je t’ai prolongé d’une semaine pour que tu aies le temps de te retourner et je t’ai demandé de trouver un autre confrère. Un médecin qui aurait un regard neuf et qui ne te verrait pas à travers un brouillard de préjugés. Je crois que tu ne le mérites pas.

Tu vois, si demain tu fais un infarctus, je serais capable de passer à côté en me disant que c’est un nouveau truc pour te mettre en arrêt. Est-ce que tu le comprends ?

Voilà, je suis désolé que nos chemins se séparent. Ton accent, ta jovialité, les plaques de touron vont me manquer.

Peut-être que je me trompe, que tu es juste un mec qui n’a pas de chance et pas le choix. Mais, sincèrement, je crois que je ne peux pas bosser correctement si je ne te fais plus confiance.