Archives mensuelles : mai 2011

Unité !

Lorsque j’étais étudiant, j’ai appris que nous devions utiliser les unités du Système International (SI) pour les résultats biologiques. Que c’était le moyen d’unifier les données internationales afin d’échapper aux particularités locales. Que ce système était légal en France depuis 1961 et que la Société Française de Biologie Clinique l’avait adopté depuis 1978.

On pourrait croire que c’est un truc qui a été fait pour les Anglais vu que le système métrique est quasiment universel. Et qu’il est lui-même fondé sur des bases rationnelles, comme l’avaient rêvé ses concepteurs lors de la Révolution française. Mais c’est plus compliqué que ça parce que le gramme ou le mètre font eux-mêmes partie des unités de base du Système International.

Donner un résultat en « grammes par litre » est donc bien une expression de type « SI ». Mais elle est beaucoup trop simple et compréhensible du commun des mortels. Du coup, ce n’est pas drôle.

Ces nouvelles unités de mesure sont donc vraisemblablement sorties du cerveau de chimistes pour lesquelles le raisonnement en « moles » doit avoir du sens même si ça n’en a strictement aucun pour M. Tout-le-monde. « Vous me mettrez aussi 3 moles de sucre, Mme l’épicière. »

Mais, soit. Puisque nous évoluons dans la mondialisation, adoptons cette langua franca biologique.

Finis les grammes par litre. Bienvenue aux millimoles par litre.

Le problème, c’est que ce n’est pas aussi simple.

Déjà, parce qu’il y a d’autres unités qui viennent se mêler à ça. Pour les ions, on peut aussi parler en milliEquivalents (mEq) qui dépendent de la charge électrique. Souvent 1 mEq = 1 mmol. Mais pas toujours. Pour le calcium, 1 mmol = 2 mEq. Ça amuse les chimistes.

Et puis, il y a aussi, les « Unités » pour les enzymes et pour certaines hormones. Mais pas pour toutes.

En matière d’unification, on repassera…

Pour certaines données, ça ne pose pas trop de soucis, on est à peu près tous sur la même longueur d’onde. Ainsi, pour le sodium ou le potassium, on parle tous en mEq. Pour l’hémoglobine, tout le monde en France en est resté aux grammes. Pour la glycémie aussi, en-dehors de quelques acharnés.

Pour d’autres, c’est un joyeux bazar. Lorsque j’ai un confrère hospitalier en ligne et qu’on parle du taux de créatinine, ça donne souvent ça : « Il a 12 mg de créat. – Ça fait combien, ça ? – Euh… 106 µmol. – Ah, ok. »

Et là, je ne parle que des Français entre eux. Quand mes patients anglais me parlent de leur glycémie à « 6,2 », je vois à peu près ce que ça fait. Mais quand un patient hollandais m’a dit que sa dernière hémoglobine était « à 7 », j’ai cru que je devais appeler le 15…

Manque « d’unités », donc.

Mais il y a encore plus amusant.

Histoire d’être originaux (et de garder leur clientèle), les laboratoires d’analyse français aiment bien avoir leurs petites coquetteries.

Dans mon coin, quand un laboratoire me dit que les globules blancs de mon patient sont à 7 550 par mm3, le labo d’à côté trouvera plus chic de me dire qu’ils sont à 7,55 Giga par litre.

Quand l’un va me répondre « Protéinurie : 170 mg / l », l’autre me dira « Protéinurie : 0,17 g / l ».

Le souci, c’est qu’aujourd’hui, la plupart des logiciels médicaux permettent d’intégrer automatiquement les résultats de prise de sang dans les dossiers des patients. Avec ça, on peut faire en deux clics de jolis tableaux qui permettent de voir les évolutions sur la durée. Du coup, quand le patient change de laboratoire, ces tableaux, ça devient un peu n’importe quoi.

Et, comme on peut toujours faire pire…

Chaque laboratoire a ses propres normes.

Pour le laboratoire X, la « norme » de la créatinine, c’est entre 7,4 et 13,7. Pour le labo Y, c’est de 7 à 12. Et pour le laboratoire Z, c’est entre 4 et 14.

Donc quand on a un patient qui avait un résultat à 12,5 chez Y et qui a maintenant un résultat à 14 chez Z, c’est plus ? C’est moins ? Pareil ? Qu’est-ce qui est dans les normes, qu’est-ce qui n’y est pas ?

Tout ceci m’emmerde car ça nous complique la vie. A l’heure où nous avons des logiciels médicaux qui présentent des tas de possibilités pour améliorer le suivi de nos patients, ces singularités sont ingérables.

Alors, moi je veux bien faire des efforts. Si demain, on me dit qu’il faut que je donne mes glycémies en mmol, je ferai l’effort intellectuel, je m’adapterai. Je ne trouverai pas forcément ça très parlant pour les patients, sans aucun intérêt pour le clinicien que je suis, mais d’accord. Ça me prendra sûrement un petit moment, mais je m’y ferai. Comme, petit à petit, j’ai fini par oublier les francs pour raisonner en euros.

Mais, comme pour le changement de monnaie, comme pour les unités de poids avant la Révolution, on n’y arrivera jamais si chacun continue à faire sa petite tambouille dans son coin.

Moi, ce que j’aimerais, ce serait qu’on enferme tous les biologistes de France ou d’Europe dans un grand hangar. Qu’on les y enferme et qu’on ne les laisse sortir que lorsqu’ils se seront mis d’accord une bonne fois sur quelle unité de mesure et quelles normes pour quelle donnée. Et qu’ensuite on s’y tienne en arrêtant rapidement les systèmes de « double affichage ».

Ces gens là ont bien des syndicats et des sociétés savantes dont l’utilité dépasse peut-être les négociations tarifaires. Je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas arriver à ça.

Et s’ils n’en sont pas capables parce que leurs petits intérêts particuliers et leurs confortables habitudes les en empêchent… Eh bien ! Il y a la loi pour ça.

P.S. En attendant le grand soir, je me suis fais ce petit tableau Excel pour pouvoir plus aisément « traduire » les valeurs biologiques les plus courantes. Je vous l’offre !
Edition le 31/05 à 15h : correction du tableau Excel, il y avait une erreur dans la conversion de l’urée (confusion avec l’azote).

Sisyphe

Au collège et au lycée, j’aimais tout. Sauf le sport et l’allemand.

Lorsqu’il a été question de savoir quoi faire après le bac, j’ai hésité : Math sup ? Science po ? Droit ? Ecole d’archi ? Tout me tentait bien. Bizarrement, Médecine ne faisait pas partie de mes choix.

Il faut dire que  je pensais être plus scientifique que littéraire. Comme j’aimais la biologie encore plus que le reste, j’ai donc fait Math sup bio.

Et moi qui n’avais jamais eu de difficultés jusque là, j’ai rapidement décroché en maths.

Mais je restais persuadé d’être avant tout un scientifique. C’est à cette époque que j’ai lu Plus grands que l’amour de Dominique Lapierre.

C’était décidé : je finissais mon année en séchant les cours de maths et j’irai en médecine l’année d’après. Pour faire de la recherche médicale et pour sauver le monde.

Plus les années de Fac passaient, plus j’appréciais la richesse des contacts humains et moins j’étais attiré par les microscopes et les appareils technologiques.

Tous les organes me plaisaient autant et Martin Winckler a eu la bonne idée de publier La Maladie de Sachs lorsque j’étais en D4. Ce serait donc de la médecine générale.

Jusqu’à présent, je n’ai pas regretté ce choix et j’aime mon métier.

Parfois, pourtant, il m’arrive d’avoir la nostalgie de ne pas être avocat ou architecte.

Car la médecine, et plus particulièrement la médecine générale, est un combat perdu d’avance. Nous savons que nous pourrons gagner des batailles mais que nous finirons toujours par perdre la guerre. Et c’est quand même un peu frustrant.

L’avocat mène ses procès les uns après les autres. Il gagne ou il perd mais, en tout cas, chacun de ses dossiers a un début et une fin.

L’architecte érige des bâtiments qui, s’il a bien travaillé, lui survivront.

En médecine générale, rien de tout ça. Chaque histoire, chaque cas, chaque pathologie, n’est jamais qu’une étape vers l’échéance ultime.

Jamais nous ne pourrons nous asseoir et nous dire : « Voilà, ça y est. J’ai bien bossé, le résultat de mon travail est bon, je peux fermer ce dossier et passer à un autre. »

Même lorsque nous travaillons bien et aidons un patient à se sortir d’un mauvais pas, nous ne faisons, finalement, que l’aider à franchir une marche supplémentaire sur l’escalier de la vie.

Oh, bien sûr, cette tâche reste précieuse. Il ne s’agit pas de dire que notre travail n’aurait aucun sens. Mais, pourtant, il peut être bien décourageant  de voir ainsi une vague succéder à une autre, jusqu’au tsunami qui emportera tout.

Car en médecine générale, nous ne fermons jamais nos dossiers que dans deux cas : pour passer la main à un autre ou parce que notre patient est décédé. De victoire finale, jamais.

C’est bien là, au demeurant, le destin de chaque être humain, condamné à poursuivre sans relâche son inaccessible étoile.

Le travail ne sera décidément jamais achevé.

Il ne nous reste donc qu’à lire Camus, à reconnaître et à dépasser « l’absurdité du réel ». A nous féliciter de la direction de nos efforts plutôt que d’horizons que nous n’atteindrons jamais. A accompagner la perpétuelle lutte que les forces de la vie mènent contre l’inertie de la mort. A nous satisfaire de nous diriger vers le haut de la montagne en gardant le regard fixé sur un sommet dont nous savons, lucidement, qu’il restera inaccessible.

A accompagner les Hommes sur leur chemin, à faire le choix de l’action et à être, aux côtés de nos patients, des Sisyphes heureux.