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In love


Je suis amoureux.

Et je crois qu’elle m’aime aussi.

Bien sûr, les mauvaises langues argumenteront que notre différence d’âge est trop grande pour être raisonnable. Et qu’elle n’a pas toute sa tête.

En plus, elle dépend de la MGEN, on me reprochera que c’est de la folie, que ça ne peut pas coller entre nous.(1)

Et puis, il y a l’autre : Édouard, qui vient la voir tous les jours.

Je sais que sa place restera toujours la première, c’est son fils après tout, mais son coeur à elle est assez vaste pour plusieurs hommes. Et je ne suis pas jaloux.

Peu importe de toute façon, nous nous aimons.

Je ne la vois pourtant pas aussi fréquemment qu’elle le voudrait. On me rapporte que bien souvent elle m’appelle. Parfois parce qu’elle est angoissée, parfois parce qu’elle a simplement envie de compagnie.

Elle est douce et amusante. Comme le jour où s’était mise à hurler dans les couloirs, personne n’a su pourquoi, « Je veux du cannabis thérapeutique ! »

Quand je rentre dans sa chambre, elle ne me reconnaît pas toujours immédiatement. Nous jouons notre petite partie.

— Qui est là ?

— C’est le docteur !

— Quel docteur ?

— Le meilleur !

— Aaaaaah ! Docteur Borée !

De temps en temps, pour lui faire plaisir, je lui parle en anglais et elle me raconte New York. Sa mémoire n’est plus tout à fait excellente, mais les vieilles histoires restent et elle n’a pas perdu l’usage de la langue qu’elle a enseigné pendant tant d’années.

Il y a quelques semaines, elle m’a récité en entier « Daffodils » de William Wordsworth. Édouard, à côté, avait le recueil jauni de poésie britannique sur les genoux et la relançait lorsqu’elle faiblissait.

Quand vient la fin de ma visite, elle rechigne souvent à lâcher ma main. Doucement, et sans grand enthousiasme, je lui dis que j’ai d’autres patients à voir et qu’Édouard sera bientôt là pour prendre le relai. Parfois, elle attrape mon cou pour rapprocher ma tête et me faire une bise sur la joue en me disant « Je vous aime ! ». Je me laisse faire de bon cœur.

Elle a 98 ans, une petite voix chevrotante et le sourire éternel.

Elle me manquera beaucoup.

(1) C’est une PLAISANTERIE ! A ne surtout pas prendre au premier degré.

Biscottes

Je n’aurais pas dû m’occuper de Mimi.

Elle habitait un village bien trop éloigné de mon cabinet. Pas du tout mon secteur.

Je connaissais son neveu et il m’avait demandé de prendre le relais pour elle après une hospitalisation. Elle était veuve, n’avait pas d’enfants, elle était sous tutelle. Moi, j’étais installé depuis à peine un an, j’avais encore un peu de temps, j’ai dit oui.

Elle était suivie par un neurologue pour une soi-disant maladie d’Alzheimer. Il lui avait collé des médicaments inutiles et même dangereux pour sa grosse insuffisance cardiaque. Avec son diabète en plus, elle n’avait vraiment pas besoin de ça. J’avais commencé par faire du ménage.

Il faut admettre qu’elle n’avait plus toute sa tête depuis un moment. Encore suffisamment pour reconnaître ses proches, circuler dans sa maison, manger seule les repas préparés. Mais pas beaucoup plus. Quand j’arrivais chez elle, je la saluais :

— Bonjour Mme Mimi, vous savez qui je suis ?

Elle me regardait, me souriait, me répondait « Oui, bien sûr », me souriait encore. Puis ses yeux allaient vers ma sacoche, la scrutaient un instant.

— Ah ! Mais vous êtes le Docteur.

Sa chance c’est qu’elle n’a jamais été fugueuse. Elle ne bougeait pas de son intérieur, tentait rarement une rapide incursion dans son jardinet.

Petit à petit, les conditions de son maintien à domicile s’étaient organisées. Nous avions fait une réunion à mon cabinet avec la tutrice, l’infirmière du village, le neveu et un cousin. Chacun avait décidé de faire de son mieux. Et même un peu plus. Aucun de nous n’avait eu tant que ça à prendre sur soi : Mimi était aussi rigolote que gentille.

La télécommande de la télé avait été retirée et on avait vissé un cache en bois devant l’appareil ne laissant accessible que le bouton de marche : ça évitait qu’elle dérègle tout. Le gaz avait été coupé, une plaque à induction achetée. Comme elle était incapable de se modérer, le pain était planqué dans la cabane du jardin.

Nous avions tout de même fini par lui enlever la téléalarme : elle l’utilisait un peu n’importe comment et ça commençait à être rude pour l’entourage qui était régulièrement appelé en pleine nuit. Ils culpabilisaient de cette décision et j’en avais fait une prescription médicale. Il me semblait que Mimi gagnait davantage à conserver de la famille présente et aidante, et tant pis pour le risque de chute, plutôt que de les laisser s’épuiser et de n’avoir que la maison de retraite pour alternative.

Il y a un an et demi, Mimi était tombée, s’était ouvert le crâne et les pompiers l’avaient emmenée se faire recoudre aux Urgences sans que je sois au courant. Là-bas, une interne avait eu la présence d’esprit de m’appeler. Je lui avais expliqué la situation et dit qu’il serait sûrement préférable que Mimi rentre rapidement chez elle. Elle était d’accord.

Mais ils m’avaient rappelé une demi-heure plus tard pour me dire qu’elle paraissait trop instable et qu’ils allaient la garder dans un service.

— Bon, je ne l’ai pas sous les yeux. Si ça vous semble indispensable, d’accord. Mais le moins longtemps possible s’il vous plaît.

Et Mimi m’était sortie de l’esprit. Jusqu’à son retour chez elle un mois après. Grabataire.

Classique cercle vicieux : plus elle restait à l’hôpital, plus elle se dégradait. Plus elle déclinait, plus elle les inquiétait et plus on la gardait. Heureusement pour elle, elle avait une si petite retraite qu’une institution n’était guère envisageable. Provoquant la contrariété du confrère hospitalier, qui soulignait « qu’aucune autre solution n’avait été trouvée par la tutrice » et qui jugeait que le « retour à domicile serait difficile ».

De fait, Mimi ne se levait plus, elle restait clouée au lit avec des couches alors qu’elle allait toujours seule aux toilettes jusque-là.

Grosse panique de la famille et des infirmières qui ne savaient pas comment s’en sortir.

J’avais tâché de rassurer ceux que je voyais prêts à flancher, remotivé les infirmières et annoncé, sans trop y croire, qu’on se donnait un mois pour essayer d’inverser la tendance. Ils ont bien voulu tenter le coup. Le médecin-conseil a accepté qu’une ambulance emmène Mimi quatre fois par semaine jusque chez la kiné, à dix-huit kilomètres de là.

Trois semaines plus tard, elle remarchait avec son déambulateur. L’infirmière m’avait raconté en riant ses premiers pas. La gourmandise l’avait emporté : c’était pour s’emparer d’une boite à sucres oubliée sur le buffet de la cuisine que Mimi était repartie à la conquête de la station debout.

Encore un mois et je félicitais toute l’équipe dans le cahier de transmission pour être parvenus à retrouver la situation antérieure.

Depuis, je continuais à passer faire les renouvellements tous les deux mois. Parfois, l’infirmière me faisait venir pour un problème intercurrent, mais c’était rare.

Ce dimanche, lorsque j’ai allumé mon portable, j’avais un message qu’elle m’avait laissé deux heures plus tôt.

Mimi avait fait un malaise, les pompiers essayaient de la réanimer, si je voulais bien téléphoner, ce serait gentil.

Quand j’ai rappelé, l’infirmière m’a confirmé que c’était fini, que les secours avaient abandonné après quarante-cinq minutes de réanimation, mais que, de toute façon, personne n’y avait vraiment cru et que c’était mieux ainsi.

Elle m’avait raconté qu’elle était là quand Mimi allait prendre son petit-déjeuner. Elle était attablée, recomptait ses biscottes, comme d’habitude. Et, comme d’habitude, elle râlait qu’on ne lui en avait mis que trois. Et puis elle avait arrêté de compter « Je vais m’coucher. J’sais pas c’que j’ai, j’ai l’diable en moi. »

Et elle était tombée raide, le visage sur la table.

L’infirmière culpabilisait, elle se demandait si elle avait manqué un élément qui aurait pu changer les choses. J’étais également un peu mal à l’aise : j’avais renouvelé son traitement quelques jours plus tôt et n’avais rien remarqué d’anormal.

Et puis, finalement, nous nous sommes remémoré quelques bons moments, quelques anecdotes amusantes, nous avons ri un peu. Et convenu que ça devait bien arriver à son âge. Qu’après ce bel accompagnement pendant des années, Mimi avait eu droit à une sortie de scène aussi sympa qu’on pouvait l’espérer.

Sans vraiment avoir le temps de s’en rendre compte, elle était morte chez elle, sans douleur, pratiquement dans les bras de l’infirmière qu’elle connaissait bien et qu’elle aimait.

Le nez dans ses précieuses biscottes.

Toile cirée

Je limite beaucoup les visites à domicile.

J’ai eu de la chance : lorsque je suis arrivé, les confrères du secteur s’étaient déjà mis d’accord pour éviter les passages non justifiés. Du coup, ça a été assez facile pour moi.

Si je ne compte pas la maison de retraite, je ne fais pas plus de quatre ou cinq visites par semaine, regroupées sur un après-midi.

Il faut dire que le canton fait vingt-cinq kilomètres de diamètre et ça deviendrait vite infernal. Le temps de faire le trajet, d’examiner le patient, de préparer les ordonnances — même si j’en imprime l’essentiel avant de partir en tournée — une visite c’est au bas mot quarante minutes, parfois davantage. Je ne sais pas comment font les confrères qui arrivent à en faire dix ou douze sur un après-midi.

Enfin, bref, j’en limite au maximum le nombre même si ce n’est pas un exercice désagréable. Presque un petit voyage qui me sort de la routine du cabinet.

Et il y a des visites qui me font carrément plaisir.

C’est le cas de celles chez Antoinette.

Antoinette, je l’ai rencontrée pour la première fois alors que j’étais de garde il y a quatre ans. Sa petite-fille me l’avait amenée. Rien de trop grave, la plupart des problèmes étaient rentrés dans l’ordre après avoir viré quelques médicaments qui ne faisaient pas bon ménage. On avait continué notre route ensemble.

Au début, je la voyais au cabinet, mais les années commencent à être nombreuses et la santé d’Antoinette reste très précaire.

Je l’ai pourtant toujours connue de bonne humeur. Lorsqu’elle a mal, elle me dit « j’ai mal » en souriant et avec l’air de s’excuser.

Quand d’autres patients sont continuellement à se plaindre, pour elle « ça va » toujours, même quand ça ne va pas.

Il faut croire que c’est de famille. Sa petite-fille est pareille, perpétuellement calme, douce et aimable, même quand c’est galère. Même quand son mari est parti en la laissant. Seule avec la grand-mère et avec leur petit bout handicapé.

Qu’est-ce que j’aime quand je dois y aller. Là-bas, au bout du petit chemin goudronné.

Je me gare dans l’herbe devant la vieille maison en pierre, je sors ma sacoche du coffre. Je passe les clapiers et l’enclos des poules, des nègres-soies à la tête ébouriffée. Je toque à la porte vitrée avant de la pousser. Le plafond est bas, fait de poutres de bois clair, aussi antiques que le sol en pisé. C’est un peu le bazar, il y a des ustensiles, des meubles, quelques bibelots qui traînent et pourtant tout sent le propre.

Antoinette est généralement assise à la table de la cuisine. Alors que je me dirige vers elle, parfois, le vieux molosse de la maison vient me saluer et renifler mes bas de pantalons. Le plus souvent, il reste à ronfler dans son panier.

La petite-fille d’Antoinette m’accueille. De temps en temps, il y a une amie ou une cousine qui est avec elle, pour casser des noix, équeuter des haricots ou préparer de la pâtisserie sur la toile cirée. En hiver, le poêle renvoie une douce chaleur.

Elle me dit s’il y a quelque chose de particulier concernant sa grand-mère. Pleine d’attention, elle reste toujours précise et brève. Quand elle me signale un problème, je sais qu’il faut que je m’y arrête.

Pendant que j’examine Antoinette qui me sourit, sa petite-fille reprend ses occupations.

Elles ont eu plus que leur lot de soucis, de difficultés, de galères et, pourtant, tout dans cette maison respire le calme et l’amour.

Qu’est-ce que j’aime quand je dois y aller.

Les aveugles et les muets

Le temps a passé, l’équipe a totalement changé, la nouvelle direction est infiniment plus soucieuse des aspects éthiques et, pour ce que j’en sais, c’est probablement devenu l’un des établissements les plus humains du département. Je peux donc me confesser.

J’ai commencé mon installation par un exploit : j’ai dénoncé la maison de retraite locale pour maltraitance.

Joli fait d’armes pour un début.

Avant de me décider à déménager, j’étais venu remplacer un confrère pendant une semaine, pour tâter le terrain.
À cette époque, la maison de retraite du village subissait de gros travaux de réhabilitation. Le directeur d’alors était connu pour une chose : il gérait le budget avec une rigueur extrême et excellait dans les tâches d’organisation ou de planification. Mais il ne sortait jamais de son bureau. Et n’allait jamais à la rencontre de ses résidents.

Généralement, lorsqu’il y a un tel chantier, un accord est trouvé avec d’autres établissements environnants pour qu’ils puissent accueillir quelques pensionnaires et qu’une rotation des locaux puisse se faire au fur et à mesure de l’avancée des travaux.

Ici, ça n’avait pas été le cas. Tout le monde était resté.

Certains résidents avaient été regroupés à trois dans des chambres prévues pour deux.

Mais ça ne suffisait pas.

C’est ainsi que certaines de ces personnes âgées s’étaient retrouvées dans des pièces dont les fenêtres étaient temporairement murées, occluant toute lumière naturelle.

C’est donc lors de ma semaine de remplacement que j’avais découvert ça. Effaré et indigné.

J’avais demandé à l’infirmière si personne ne protestait.

« Il y a bien quelques familles qui ont râlé. Du coup on a fait des échanges de chambres : on a mis dans les chambres murées les personnes les plus démentes et dont les familles ne viennent pas. »

Je crois qu’elle n’était pas très à l’aise.

Trois mois plus tard, quand je suis arrivé pour de bon, la situation n’avait pas changé. Certaines de ces personnes âgées en étaient à cinq mois de séjour dans des chambres aveugles.

J’ai hésité. Je me suis dit que de débuter mon installation en déclenchant un petit scandale local c’était un peu… imprévu. J’ai même rationalisé les choses en me disant, qu’au pire, je risquais d’attirer autant de personnes reconnaissantes que je perdrais de patients vexés.

J’ai donc téléphoné à la DDASS, qui ne s’appelait pas encore l’ARS en leur expliquant la situation et en leur demandant-s’il-vous-plaît d’éviter de mentionner mon nom « parce que c’est un peu délicat alors que je viens tout juste de démarrer. »

Une inspection avait été déclenchée. Pour ce que j’en sais, ce n’est pas allé très loin, car les travaux touchaient à leur fin et que, deux semaines plus tard, toutes les chambres avaient retrouvé une fenêtre.

Trois ans après, j’en rediscutais avec Nadine, l’infirmière qui m’a dit en souriant : « On s’est un peu douté dans la maison que ça venait de vous. »

Visiblement, personne avant moi n’avait jugé nécessaire d’alerter les autorités. C’était en France. C’était dans les années 2000.

Digne de ta confiance

Chère Marguerite,

Dans le genre des patients qui ne veulent pas qu’on les enquiquine, je te préfère largement.

Il y a trois ans, quand le Docteur Panier est parti à la retraite et que je t’ai rencontrée pour la première fois, tu m’as accueilli dans ta cuisine.

Tu avais enfermé ton vieux chien depuis un moment et tu avais presque vingt de tension. Il faut dire que j’étais arrivé à dix-huit heures passées, tu n’avais pas l’habitude.

Tu ne prenais pas trop de médicaments, tu ne te plaignais de rien. Et tu m’as tout de suite expliqué que tu voulais surtout rester chez toi, ne jamais aller à l’hôpital. Jamais. Tu m’as même demandé de te le promettre.

Pourtant, en t’examinant, j’ai entendu ce gros souffle dans ton cœur. J’ai tenté de te dire que ça pourrait être une idée de voir le cardiologue pour savoir de quoi il en retournait. Je suis allé dans le mur direct. Une muraille aussi douce qu’infranchissable. Et d’ailleurs, pas la peine d’insister : tu ne supportes pas la voiture, cinq kilomètres et tu es malade.

En fait, tu n’as pas eu tellement à lutter : je te l’avais proposé un peu pour le principe. J’étais bien d’accord qu’à quatre-vingt-neuf ans, on n’allait certainement pas t’imposer cette dangereuse opération cardiaque.

Je crois qu’on s’aime bien.

Tu as fini par comprendre que mes horaires de visite, ça pouvait être aussi bien à quinze qu’à vingt heures et tu t’y es faite, tes chiffres de tension sont devenus progressivement plus habituels. Tu sais également que si tu es en train de gratouiller dans ton potager, lorsque j’arrive, et que le chien n’est pas enfermé ce n’est pas très grave. On a le temps.

Quand ton vieux chien est mort l’an dernier, ça m’a fait bien plaisir de te voir en reprendre un nouveau. La même race bien sûr : celle que tu as toujours eue.

Bien souvent, mes patients âgés rechignent à prendre un animal. C’est tout le temps : « Et s’il m’arrive quelque chose ? Et si je dois aller à l’hôpital ? Et puis, je suis trop vieux de toute façon. »

Avec toi, c’était beaucoup plus simple : gratter la terre de ton potager, dévorer les romans de la bibliothèque municipale, caresser ta chienne, dîner avec ta petite-fille qui habite à côté et qui vient chaque soir en rentrant du travail. Tu n’en demandes pas plus et on verra bien jusqu’où ça ira comme ça.

Il y a quatre mois, tu as commencé à te plaindre de ton genou. De plus en plus. Au point de ne presque plus bouger de ta chaise.

J’ai essayé les médicaments contre la douleur en montant les doses petit à petit, mais tu avais toujours autant mal.

En désespoir de cause, je t’ai proposé de tenter une infiltration. Bien sûr, hors de question d’aller voir un spécialiste : tu m’as demandé si je pouvais la faire. Je t’ai dit que ça ne m’enchantait pas, mais que, si tu le souhaitais, je la ferais.

Je peux te l’avouer maintenant, lorsque ta petite-fille t’a amenée au cabinet, c’était la première infiltration que je faisais. J’ai beau être assez débrouillard, je n’avais jamais appris le geste. Même si j’avais passé une heure avant à relire mes manuels et à regarder des vidéos, je n’en menais pas large !

Mais ça s’est très bien déroulé, j’étais fier de moi. Ça n’a pourtant servi à rien. Tu avais toujours les mêmes douleurs.

Lorsque je suis venu la semaine dernière, tu m’as avoué — « On se dit les choses, n’est-ce pas ? » — que ta nièce t’avait emmenée chez le médecin pour lequel elle travaille afin qu’il te fasse de la mésothérapie. Je t’ai dit que tu en avais tout à fait le droit et que ça ne me vexait pas. Surtout que le confrère n’avait pas été plus efficace que moi.

À un moment, ta petite-fille est arrivée. Nous avons poursuivi la conversation à trois.

Je t’ai confirmé que, malheureusement, je ne voyais plus trop de possibilités et que, même si tu as maintenant quatre-vingt-douze ans, une prothèse pouvait s’envisager. Que c’était devenu de la chirurgie de routine, qu’on pouvait le faire sous péridurale.

Tu m’as dit non d’abord. Et puis tu as rajouté que tu allais y réfléchir et en discuter avec tes petits-enfants. Et que tu me téléphonerais.

Je sais comment tu fonctionnes. Je me doutais déjà que, deux jours plus tard, ta petite-fille m’appellerait pour me dire que tu étais d’accord et que je devais te prendre un rendez-vous avec le spécialiste.

Je crois que c’est la chose à faire. Tu as beau avoir quatre-vingt-douze ans, tu es en forme et si cette douleur continue à te clouer au fauteuil, ce n’est pas bon du tout. C’est vrai que c’est devenu une technique assez banale.

Mais, tout de même, tu as quatre-vingt-douze ans et, à cet âge-là, le moindre grain de sable peut finir en catastrophe. Une chute ? Une phlébite ? Un anesthésiste trop zélé qui t’envoie d’autorité au CHU pour ton cœur ?

On a fixé le rendez-vous, je t’ai fait la lettre, le chirurgien a confirmé une date d’intervention.

Tu me fais confiance. Mais, les risques, c’est quand même toi qui les prends.

Me voici donc à croiser les doigts, espérant que ta confiance sera méritée. Que je ne t’ai pas trahie.

Et que ça se passera bien.

***

Epilogue

Comme je l’indiquais dans un commentaire, alors que tout était planifié, Marguerite avait décidé d’annuler l’intervention.

D’une certaine manière, ça m’avait rassuré sur sa capacité à prendre une décision autonome et pas seulement parce que je l’y poussais.

Evidemment, les douleurs ne se sont pas arrangées. Nous en avons rediscuté. Finalement, elle a fait le choix de rappeler le chirurgien.

L’intervention a eu lieu durant l’été, sans problèmes. Marguerite s’est ensuite impliquée de son mieux dans le programme de rééducation. Elle avait précisé à sa famille que c’était son affaire à elle et qu’ils n’avaient pas à se sentir obligés de venir lui rendre visite.

Elle est rentrée chez elle il y a quinze jours et je viens de passer la voir pour le renouvellement de son traitement. Elle va bien et n’a plus aucune douleur. Elle m’a parlé de son potager pour le printemps prochain.

Effeuillage

Je descends devant la vieille grange en pierres rouges
La fraîche pénombre avance, troncs gris, branches hérissées.
Je soulève ma mallette, passe sous le noyer,
Fenêtres allumées, portail vert, rien ne bouge.

Sur sa chaise, le chat dort, paisible boule de poils blancs.
Le poële à bois ronronne, papier peint défraîchi.
Elle se tient à côté, je salue, elle sourit,
Vitale et chèque parés, de même la prise de sang.

Je sors l’ordinateur, le brassard, le stétho.
Sur la toile cirée blanche, jaillissent mes instruments.
« Si vous le voulez bien, ôtons vos vêtements,
Pour vous examiner en commençant d’en haut. »

Épaisseur violette, un pull est dépecé,
Avant de faire tomber la blouse rose en nylon.
« Il le faut bien afin d’entendre vos poumons ! »
Le second pull-over, je m’en vais attaquer.

Continuons ainsi, gagnons les profondeurs.
Chemisette, soutien-gorge, une archéologie
Combinaisons, dentelle, d’une ancienne mercerie.
Plongée dans les abysses pour ausculter le cœur.

Strip-tease au ralenti, amusant petit rite.
De bonne grâce, je me prête au jeu, cavalier de ce ballet.
Pelure après pelure, je la déshabillais,
Pétale après pétale, j’effeuillais Marguerite.

Brouillard

J’aime bien Violette.

Je crois qu’elle m’aime bien aussi.

Et pourtant, ce n’est rien de dire qu’elle n’affectionne pas les médecins.

Dommage pour elle, elle ne peut pas vraiment s’en passer. Avec sa grosse maladie cardiaque et son arythmie chronique, elle se retrouve avec un traitement lourd et bourré de possibles interactions. Qu’il faut bien renouveler.

Elle veut bien me voir. Mais pas trop souvent. Et prendre les médicaments que je lui prescris. Et faire les INR (1) . Mais pas beaucoup plus.

Consulter un spécialiste ? C’est toujours « On verra la prochaine fois. » En été, il fait trop chaud. En hiver, trop froid. Et à l’automne, c’est la pluie. Deux ans que je jongle avec ses traitements cardiaques sans avoir tous les éléments qu’il me faudrait. Je lui avais pris d’autorité un rendez-vous chez le cardiologue. Elle l’a annulé.

Et en plus, je suis convaincu que Violette a une maladie qu’on n’a pas encore diagnostiquée. Avec ses problèmes de santé connus, sa morphologie très particulière, ses anomalies de la peau, je suis sûr qu’elle a un truc. Et je ne sais pas quoi.

Comme elle ne veut pas voir de spécialistes, j’essaie de me débrouiller.

Comme elle n’a pas de complémentaire, je me limite sur les prescriptions qui ne rentrent pas dans son ALD. (2)

Au début, je pensais qu’elle avait un Cushing. La cortisolémie était normale.

Il y a six mois, je me suis dit « C’est un lupus ! » (ouais, sans blague…), je lui ai demandé s’il elle était d’accord pour faire une prise de sang pour vérifier. Comme elle m’aime bien, qu’elle me fait confiance et que c’est quand même sa santé, elle m’a répondu « D’accord, mais c’est la dernière fois. »

Ce n’est pas un lupus. Bien sûr.

Il y a trois jours, je me suis demandé s’il n’y avait pas une sclérodermie. Je n’ai pas encore osé lui en parler.

Ah ça ! Qu’est-ce que j’aimerais refiler son cas au Dr House. Mais je n’ai pas son numéro de portable. Et puis de toute façon, elle refuserait d’aller le voir, alors…

Jusqu’à l’an dernier, elle venait au cabinet avec son mari. Depuis, c’est moi qui vais à la maison.

Ce n’est pas vraiment que ça me dérange, mais je ne sais pas pourquoi.

Au demeurant, ces visites sont plutôt sympas.

Je me gare au sommet de la colline, pousse le portail et passe devant le molosse attaché qui hurle autant qu’il bave. Je traverse alors le jardinet propret avec ses statues de plâtre et sa petite mare, dotée d’une mini-fontaine en fausse antiquité et d’un vrai poisson rouge. J’arrive à la tonnelle qu’ils ont bricolée, là où j’examine Violette quand ce sont les beaux jours, entre les fleurs et les citronniers. Une jolie tonnelle avec des rideaux en dentelle et de la toile cirée. Et du papier journal qui tapisse le plafond.

Je rentre par le salon. Au milieu, une immense table dont je vois les bords. Mais pas le plateau qui est intégralement recouvert d’un invraisemblable bric-a-brac. Toutes les plus belles poupées et kitcheries d’un rêve de grand-mère.

J’arrive dans la cuisine, les roquets de la maison viennent me renifler les mollets, le chat dort sur la table en formica. Violette se laisse gentiment examiner sur sa chaise. Toujours de bonne humeur.

Quand je dis examiner, je me comprends. Ça vaut ce que vaut un examen clinique dans cette pièce mal éclairée, coincé entre la table et le poêle à bois qui me brûle les fesses. « J’aime bien avoir chaud. »

Chez Violette, ça fait partie de ces visites où j’ai renoncé à partir sans boire ce qu’on m’offre. Je perds plus de temps à essayer d’expliquer que ce n’est pas nécessaire, que j’ai d’autres patients qui m’attendent et que je suis déjà en retard. Prendre cinq ou dix minutes pour un café ou un panaché, c’est plus rapide, en fait.

J’ai tenté de comprendre pourquoi elle ne voulait plus venir en consultation. J’ai questionné gentiment. J’ai râlé un peu en disant que, non, non, non, la prochaine fois ce serait au cabinet. Et, décidément, je ne sais pas.

Quand elle m’a dit, sans aucune agressivité et pas sur le ton du chantage, que si je n’acceptais plus de passer à domicile, c’était dommage, qu’elle le comprenait et que, tant pis, elle demanderait à un autre médecin de venir, j’ai saisi qu’on était dans le non-négociable.

En fait, elle ne sort plus de chez elle.

Certes, elle a mal aux pieds. Mais « non, pas tous les jours quand même ! »

Elle a peur de tomber. Mais « non, je ne suis jamais vraiment tombée. »

Elle est essoufflée. Mais « oh oui, comme d’habitude, pas plus que ça. »

Ah ! J’ai oublié de préciser : Violette a soixante-douze ans.

Dans la médecine d’aujourd’hui, c’est encore jeune. Bon nombre de mes autres patients sont (beaucoup) plus âgés que ça. Plusieurs nonagénaires viennent au cabinet sans difficulté.

Son cœur ne va pas très bien, et je bricole avec les petits moyens qu’elle me laisse.

Je suis sûr qu’elle a une maladie hormonale ou génétique et je ne sais pas quoi.

Je ne sais pas quoi et je ne vois même pas comment faire pour essayer de le savoir.

Je ne sais pas quoi et je ne vois même pas à qui demander si je ne suis pas en train de courir après un zèbre qui n’existe pas.

Elle aurait quatre-vingt-douze ans ou davantage, je me dirais qu’on peut laisser filer doucement. Mais elle a vingt ans de moins et je n’arrive pas à me faire à l’idée de lâcher prise.

Je ne sais pas ce qu’elle a et quand je lui dis qu’elle m’embête avec son fichu caractère et qu’elle ne m’aide pas beaucoup à l’aider, elle ne me permet même pas de lui en tenir rigueur. « Oh, mais ce n’est pas grave, Docteur, on sait bien que vous faites ce que vous pouvez. Ne vous en faites pas : on ne vous fera jamais de reproches. »

Elle m’en demande un minimum et je culpabilise tout seul de ne pas faire mieux.

Je crois que je lui en veux un peu quand même.

 

(1) L’INR est le dosage qu’il faut faire très régulièrement (au moins une fois par mois) pour la surveillance des patients qui prennent des « antivitamine-K », une famille d’anticoagulants.
(2) Dans le système français, les patients qui présentent des maladies considérées comme graves et/ou longues et/ou coûteuses, bénéficient (encore…) du système des ALD « Affections de Longue Durée » qui leur permet d’être couverts à 100%, uniquement pour la maladie prise en compte.

Crépuscule

Mme Lautomne a fait partie de mes premiers patients il y a 6 ans.

Elle était déjà veuve, déjà un peu anxieuse.

En 2007, elle avait eu une mauvaise passe : l’impression de perdre les pédales, des cauchemars de départ en maison de retraite. Je lui avais fait un MMS de Folstein : 30/30, il était parfaitement normal. Nous avions été rassurés.

Petit à petit, elle semblait de plus en plus angoissée, se plaignait de plus en plus souvent de son ventre. On avait fait des bilans qui n’avaient rien trouvé de spécial à se mettre sous la dent.

Au printemps de l’an dernier, j’avais refait le MMS : 25/30. Ce n’était pas encore alarmant mais quand même, la dégradation était réelle. La gériatre consultée avait écrit : « « Les troubles cognitifs sont restés assez stables, il persiste un manque du mot et il faut parfois l’aider à finir ses raisonnements. »

Mme Lautomne a fini par réclamer elle-même d’aller en maison de retraite.

Je suis le spectateur, presque impuissant, de sa déchéance.

Depuis trois mois, elle me faisait appeler très régulièrement. Pour des plaintes vagues, difficiles à étiqueter. Avec des angoisses de plus en plus envahissantes et une parole de plus en plus difficile. Elle ne trouvait plus ses mots, ne savait plus trop bien où elle était.

C’est ma remplaçante qui a fini par l’adresser à l’hôpital pour écarter une éventuelle cause curable à ses troubles.

Ils n’ont rien trouvé de particulier. Et ont conclu à une dégradation particulièrement rapide de sa démence (1).

Je viens de passer la voir à la maison de retraite.

Elle m’a fait de la peine.

Avant de me rendre dans sa chambre, j’ai discuté avec l’infirmière qui m’a confirmé que Mme Lautomne a encore de vrais moments de lucidité.

Les dernières lueurs du crépuscule.

Le matin même elle l’avait appelée pour lui dire son angoisse. Son affolement de ne plus savoir comment aller aux toilettes seule. L’infirmière lui avait expliqué « Voilà, vous baissez votre pantalon et vous vous asseyez sur les toilettes. » « Oui, mais après ? »

Lorsque je suis rentré dans sa chambre, Mme Lautomne était demi-couchée, demi-assise en travers de son lit. Elle qui, avant, ne se serait jamais laissée aller ainsi.

 …

— Vous voulez que je regarde votre ventre ?

— Oui.

— D’accord.

— Ah, c’était le petit, le petit, le bonhomme là… qui m’a… qui m’a… je disais que je l’avais pas vu… mais si puisque…

— Quel bonhomme ?

— le… le petit… hoho… ça m’arrive… ça m’arrive là…

— Bon, je ne vois rien d’inquiétant. Votre ventre est bien.

— Là, ça va.

Je sors le tensiomètre.

— Douze et demi sur huit.

— Ah voila je reconnais pas tous ces mots.

— Votre tension est bien !

— Oui.

— J’ai souvent envie… envie de voler… euh… envie de voler…

— Vous avez envie de voler ?

— Ah ben j’ai envie de… de faire… de… Ah ! Je sais plus… je sais plus me proposer… J’ai envie de vomir quand je suis avec les autres. Mais je me regarde pas.

— Bon, je vais préparer l’ordonnance pour les médicaments.

— Oui, les médicaments peut-être sont pas trop bien… trop bien faits.

— Pourquoi ?

— Parce que je .. ils… tra… on prepa… je sais pas, je sais pas, c’est pas correct.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus. (elle sourit) J’ai un peu la tête de travers.

— Je vois ça.

(1) J’ai déjà eu l’occasion de dire que le terme « démence » n’a pas le même sens dans le langage médical que dans le langage courant. Ce décalage peut être surprenant et choquer. En médecine, les « démences » regroupent diverses maladies neurologiques se traduisant par une perte des capacités cognitives. Il n’y a aucune notion psychiatrique et, encore moins, de « folie furieuse ».

Pardon Alphonse

Pardon.

Pardon, Alphonse.

Il faut dire que, dans l’échelle de mon cœur, tu ne commençais pas avec beaucoup d’atouts en main.

Quand le Dr Moustache est parti à la retraite, tu es venu me trouver.

Avec un dossier aussi lacunaire que ton ordonnance était surchargée d’inutiles potions. Des symptômes compliqués et spécifiques de rien, je m’étais déjà crispé un peu.

Et puis avec ton gilet Lacoste et ta petite moustache fine, coupée au carré, qui surligne simplement ta lèvre et te donne cet air d’officier revêche, j’ai eu du mal à me sentir en empathie.

Et, bien sûr, il fallait que tu sois un prof à la retraite. Car s’il y a une corporation qui est à peine moins déplaisante à soigner que les professions médicales, ce sont quand même les enseignants.

Ah, ça, non, dès la première consultation, j’ai vraiment eu des difficultés à m’enthousiasmer.

Si, au moins, tu avais été un sale con, j’aurais su pourquoi je t’en voulais. Avec mon caractère de cochon, on aurait été au clash et ça aurait été réglé.

Mais, non, tu étais simplement pénible. Pénible comme peut l’être un dépressif dévoré d’angoisses. Pénible comme peut l’être un anxieux dont mon prédécesseur avait cultivé l’hypocondrie, comme on entretient sa vache à lait. Pénible comme peut l’être un prof qui sait beaucoup de choses sauf de se mettre en retrait lorsque ses émotions brouillent les pistes.

Il y a deux semaines, tu as fait venir le médecin de garde en soirée pour un malaise. Le médecin, c’était moi. Le malaise, c’était une attaque de panique qui t’avait submergé. Je n’avais déjà pas été très bon.

Et voilà que tu m’as appelé cet après-midi. Pour me voir en urgence. Parce que ça n’allait pas du tout. Moi, je faisais ma tournée hebdomadaire de visites à domicile, ça ne m’arrangeait pas.

Mais on s’est quand même vus et tu m’as expliqué. Tes insomnies, tes oppressions le soir, tes vertiges. L’ORL que tu as consulté deux fois en quinze jours et qui t’as prescrit du Pipidechat après avoir essayé du Perlimpimpim.

Tu m’as redemandé une nouvelle fois, s’il ne fallait pas revenir à l’antihypertenseur que t’avait arrêté le cardiologue puisque tu avais dix-sept de tension. Et qu’un autre médecin de garde, vu pendant le week-end, t’avait dit de le reprendre. Tu as ajouté que, de toute façon, c’était sûr que ce coup-ci tu l’avais ton cancer.

Je n’ai pas été très pro. Ou même carrément mauvais.

Je crois que je t’ai presque engueulé. Que ça n’avait aucun sens de se mesurer la tension comme ça, quinze fois par jour. Que je t’avais déjà dit de ranger ton satané tensiomètre ou de t’en débarrasser carrément. Que tu te comportais comme un poulet sans tête qui court dans toutes les directions, se cogne et trébuche. Que ton problème c’était la dépression et les angoisses. Que tu n’avais pas de cancer et qu’il fallait laisser un peu de temps aux traitements pour agir.

Et puis j’ai eu honte. Honte de m’en prendre à toi comme ça. Parce que tu souffres vraiment. Pas de ce que tu penses mais, oui, tu souffres. Honte de me rendre compte de la tentation que j’avais d’être encore plus désagréable. Dans l’espoir qu’avec de la chance tu partirais en claquant la porte, que tu te trouverais un autre médecin et que je serai débarrassé de toi.

Je me suis efforcé de me calmer, de t’expliquer. On a passé presque une heure ensemble à tâcher de te rassurer et de dégager une solution. Je ne suis pas sûr qu’on y soit arrivé. Je n’ai quand même pas dû être très bon mais j’ai essayé.
Mais qu’est-ce que j’ai du mal.

Je sais que tu n’es pas bien. Pour de vrai. Je sais que tu appelles au secours. Que, quand tu flippes à vingt-et-une heures, même si tu n’as objectivement rien de méchant, tu es réellement malade.

Je sais que tu mérites d’avoir un médecin, des soignants, qui s’occupent de toi. Comme les autres.

Je ne verrais même pas à qui te confier. Je les connais les confrères du secteur. Je suis à peu près sûr que la plupart n’hésitera pas à te rajouter calmant sur calmant, un scanner à une IRM, un spécialiste à un autre. Je ne crois pas que ce soit ce dont tu as besoin. Et puis, au nom de quoi, t’aurais-je envoyé ailleurs ?

Alors, puisque tu m’as choisi, je vais essayer de le faire mon boulot. Le mieux que je pourrai. Et j’espère que j’y arriverai. Que je parviendrai à t’offrir l’écoute et l’empathie que tu mérites, à garder la tête froide et à m’occuper de toi aussi bien que possible.

Alors que tu me pèses. Et que je ne t’aime pas.

P.S. Je dédicace ce billet à E. Merci de m’avoir poussé, peut-être sans le savoir, à mettre mes émotions en mots.

La misère du monde

Je connaissais déjà un peu la famille Groseille.

Ils sont suivis par le Dr Nounours. Sauf le petit-fils dont je m’occupais officiellement.

La dernière fois que je l’avais vu c’était dans l’arrière-cuisine d’un restaurant. Il était venu y régler un compte et moi on m’avait appelé pour essayer de le calmer.
Il avait encore pété un plomb.
D’une main, j’appelais le 15, de l’autre je ramassais les paniers de couteaux et les passais à la serveuse qui attendait à la porte. Il en avait déjà glissé un dans son survêtement, c’était bien assez.

Ça s’était fini tranquillement en HO. La fois d’avant, c’était une HDT. (1)

C’était il y a un an et demi. Depuis, pour ce que j’en sais, il navigue entre des foyers, la rue et l’hôpital psychiatrique. Il n’est plus revenu dans le coin en tout cas.

Mais, ça, c’était juste pour planter un peu le décor.

Ce soir, c’est le père Groseille qui m’a appelé. A 19h15. J’étais de garde. Il fallait que je vienne assez vite pour son père qui était tombé et qui « n’était pas bien ». On lui avait donné de l’Equanil et il ne répondait pas de trop.

Je suis arrivé une demi-heure plus tard. J’ai reconnu la maison.

Les parents Groseille étaient dans la véranda, leur fille à leurs côtés. Elle, je ne la connais que de vue mais je suis sûr qu’il y a un truc qui cloche dans son génome.
Les trois sont assis côte à côte devant leur table vêtue d’une nappe en toile cirée. Ils bâfrent tranquillement en regardant une petite télé posée devant eux, la bouteille de vin est ouverte, un gros pot de crème attend son tour, une boîte de gésier laisse échapper sa graisse.
Arrivé à la porte-fenêtre, le père se décide quand même à se lever et à venir m’ouvrir. Un labrador obèse et un roquet au poil rare viennent me renifler les jambes.

Le père se rassoit aussitôt et c’est son épouse qui me montre le chemin. Nous traversons un capharnaüm avant d’arriver dans la chambre du grand-père.

Un lit médicalisé avec des barrières, un vieux fauteuil, une armoire. Et un papier peint défraîchi qui se décolle en grands lambeaux.

Une infirmière libérale du coin est là, en train de l’aider à enfiler son pyjama. Il n’a pas l’air d’aller trop mal, elle n’a pas l’air inquiète. Il a 92 ans.

Je me tourne vers la belle-fille et je lui demande ce qui s’est passé. Elle sent l’alcool, elle est grosse, elle est sale. Et visiblement assez bête pour ne pas chercher à louvoyer.
Elle se met à parler très vite en avalant la moitié des mots :

« Ben il est tombé, là, sur l’fauteuil. P’is j’pouvais pas le relever seule alors les pompiers sont venus pour m’aider mais y’sont r’partis.
– Ah ? Les pompiers étaient là tout à l’heure ? Mais pourquoi est-ce que vous m’avez demandé de venir alors ? Qu’est-ce qui vous inquiète ?
– Mais ça va plus, r’gardez le, ça va plus ! Faut qu’il aille à l’hôpital. En repos. Au moins trois mois !
– Donc, vous m’avez fait venir parce que les pompiers n’ont pas voulu l’emmener et que le Dr Nounours est en congés, c’est ça ?
– Oui, faut qu’il se repose ! Au moins trois mois. Ça peut plus aller. Faut qu’il aille en maison de repos. Pour trois mois. C’est mieux.
– Mieux pour lui ou mieux pour vous ?

Visiblement, elle ne comprend pas vraiment le sens de la question.

– Non mais c’est mieux. Là, ça peut plus aller. J’ai l’stress qui monte, j’ai l’stress qui monte ! P’is faut qu’j’fasse mes conserves, j’peux pas m’en occuper.

L’infirmière a fini d’habiller le papi. Elle reste assise à côté de lui et lui tient la main. J’essaie de l’examiner mais ses bras sont agités par de grands tremblements, je ne peux prendre ni pouls ni tension. Il radote en boucle « soixante-ans, soixante-dix-ans, cent-ans, cent-dix-ans, cent-vingt-ans, cent-cinquante-ans, quarante-ans,… ».

J’appelle le père Groseille qui est resté à sa table un étage plus bas. Moins alcoolisé, un peu moins bovin que sa femme, il convient qu’il n’y a rien de très nouveau sur le plan médical mais que ce qu’ils attendent c’est que le papi aille en maison de repos. « Pour trois mois ».
« Et donc, vous m’avez appelé parce que les pompiers n’ont pas voulu l’emmener. » « Oui. »

Je leur demande de redescendre finir leur repas, que j’ai besoin de discuter avec l’infirmière.

Papi Groseille continue sa litanie « Quarante-ans, cinquante-ans, soixante-ans, cent-ans, cent-dix-ans, … »

L’infirmière me confirme la misère ambiante. Que le papi n’a pas le droit de sortir de sa chambre en-dehors des deux repas. Qu’elle avait dû menacer la famille pour que le chauffage soit mis en route début décembre (comme pour le reste de la maison au demeurant). Qu’ils avaient toujours refusé de discuter d’une maison de retraite…

Je lui dis que je suis bien embêté, que je ne veux pas céder à cette demande de se débarrasser du grand-père mais que la situation a l’air tendue et que c’est peut-être l’occasion de déclencher une enquête sociale qui pourrait – espérons – faire avancer les choses. Elle a l’air soulagée et me dit que ça lui semble une bonne idée.

Papi Groseille a arrêté de trembler. Je peux lui prendre la tension. Son mantra se calme.

Et je l’ai donc fait hospitaliser avec une lettre de quatre pages pour essayer d’exposer la situation.
Je ne sais pas trop si j’ai bien fait. Je pense que oui.

Mais je sais qu’il arrive que, malgré les meilleures intentions, on prenne le risque de bousculer un équilibre, certes précaire, mais pour aboutir à une situation encore pire.

Je sais aussi que, parfois, on n’a que ce qu’on mérite et que lorsque l’on creuse les histoires familiales, on se rend compte que le vieux grand-père qui nous émeut parce qu’aucun de ses enfants ne s’en occupe, était un père maltraitant ou pire…

Je sais combien peut être difficile la prise en charge d’une personne âgée démente, combien ça peut être épuisant, d’autant plus lorsque l’on manque de ressources financières et morales.
Je me suis dit qu’il était bien difficile de juger cette famille. Que, du fond de ses pauvres capacités, lorsque Mme Groseille me parlait de ses conserves, elle me confiait sa détresse entre le grand-père dément et le fils schizophrène. Ce que d’autres auraient simplement dit de manière plus élégante ou plus habile.

Et je me suis remémoré cet éprouvant billet de Maître Mô.

Je me suis dit combien il pouvait être difficile pour moi – qui suis raisonnablement intelligent mais, plus encore, qui ait eu la chance de grandir au chaud et d’être aimé – combien il pouvait être difficile, non seulement de juger, mais tout simplement de comprendre où étaient les limites.

Combien dans un tel milieu se mêlaient les tares physiques et psychiatriques, la pauvreté intellectuelle et morale, la misère financière et sociale.
Combien il était difficile de parler de bêtise ou de méchanceté face à un tel dénuement psychologique et à d’évidentes carences affectives.
Combien il était difficile de faire une distinction entre les victimes et les coupables. Combien cette distinction n’avait tout simplement probablement aucun sens.

Face à cette misère, nous ne pouvons pas juger. Nous ne pouvons qu’agir, modestement, pour réintroduire un peu d’humanité.

(1) HO : « Hospitalisation d’Office » – HDT : « Hospitalisation à la Demande d’un Tiers »
Ce sont deux modes d’hospitalisation contrainte en secteur psychiatrique. L’HO relève de l’autorité publique en cas de péril imminent pour le patient ou pour la sécurité d’autrui. L’HDT, comme son nom l’indique, relève de la demande d’un tiers, généralement un proche du patient. Dans les deux cas, un certificat médical est nécessaire.