Archives mensuelles : mars 2020

Chronique des jours étranges – Les étapes du deuil

Jeudi 26 mars

Je vois plusieurs copains se lancer dans l’installation de centre de consultation spécialisés, les « Covidromes » près de chez eux.

J’admire leur enthousiasme, leurs capacités d’initiative, leur professionnalisme. Mais je n’arrive pas à adhérer à ce concept dont je ne comprends pas la pertinence en-dehors des déserts médicaux avec de nombreux patients sans médecins traitants. Sauf que, dans ces endroits là, si c’est pour y faire travailler les rares professionnels du coin…

La contagiosité du virus semble très importante (j’ai de plus en plus de mal à croire au taux de reproduction R0 estimé entre 2 et 3) comme le démontre l’incidence très importante chez les soignants des service d’urgence et de réanimation alors même qu’ils disposent de moyens de protection moins limités qu’en médecine de ville.

Je crains vraiment que le rassemblement sur un même lieu de nombreux patients infectés fasse courir un risque majeur, quelle que soient les précautions prises, pour les soignants qui y interviendront. Et pour les patients qui s’y rendront avec des symptômes suspects mais qui s’avèreraient, au final, dûs à une autre cause que le coronavirus.

L’idée semble être également de ne faire venir vers les cabinets habituels que les patients « sains ». Mais avec le nombre importants de porteurs asymptomatiques et avec, pour les autres, la contagiosité qui semble nettement précéder l’apparition des symptômes, on ne peut pas parler de patients « sains » ! Chaque patient est potentiellement infecté et contagieux.

Le risque me semble alors, dans les filières « saines », de relâcher la vigilance et les mesures d’hygiène.

Je reste convaincu que la seule option raisonnable est de limiter au maximum les contacts physiques, y compris dans le domaine du soin. Ne faire venir les patients que lorsque c’est incontournable, en évitant toute attente (ou, au pire, en les faisant attendre à l’extérieur ou dans leur voiture), en limitant les gestes et l’examen clinique au strict nécessaire et en déployant systématiquement les mesures d’hygiène « comme si » le patient et/ou le soignant étaient contagieux.

Toujours l’affaire de la chloroquine. Sur Twitter, certains rappellent les histoires, encore récentes, de médecins « sauveurs » aux promesses miraculeuses qui s’avérèrent d’amers miroirs aux alouettes.

Un article du Monde reprend les données d’une étude italienne qui estime que le virus circulait activement en Lombardie dès le début janvier. La conclusion est terrible :

« Les médecins italiens se gardent bien d’aller au delà dans leurs conclusions. Mais ce travail démontre que les autorités publiques qui ont démarré tôt de telles mesures seront donc à féliciter, en revanche celles qui ont retardé ces mesures, sous des prétextes divers et variés, parfois politiciens, auront probablement à rendre des comptes en fonction de l’état des connaissances au moment de leur prise de décision. »

Vendredi 27 mars

Lundi, on se posait la question de l’existence d’urticaires dans le COVID-19. Nous n’avions pas rêvé !

La presse se fait l’écho du décès d’un jeune de 17 ans à Los Angeles. Econduit du service d’urgence d’une clinique car il n’avait pas d’assurance, et renvoyé vers un hôpital public, il est décédé en route. L’épidémie aux USA sera encore plus dévastatrice qu’en Europe.

Un billet de blog du BMJ « Covid-19 – This too shall pass » m’apporte un peu de réconfort.

(EN) « When it is all over expect an explosion of life and colour. Once again, we will marvel at live theatre, holler for our favourite team in a stadium, and share intergenerational Sunday lunches in restaurants. And we will enjoy these things even more, knowing what it is like to do without.

In times of crisis, we all get to decide. Courage and kindness or looking out for yourself? The first will be what sustains us, individually and collectively. »

(FR) « Quand tout ça sera derrière nous, attendez-vous à une explosion de vie et de couleur. Encore une fois, nous nous émerveillerons dans un théâtre, nous encouragerons notre équipe préférée dans un stade, nous partagerons un repas de famille au restaurant. Et nous en profiterons encore plus, sachant ce que c’était de devoir s’en priver.

Dans les situations de crise, nous devons tous faire des choix. Courage et attentions aux autres, ou bien veiller sur soi-même. La première option est celle qui nous portera, individuellement et collectivement. »

Je fais le bilan de la semaine : 3 consultations présentielles (un vertige, une plaie et un ECG) pour… 49 téléconsultations. Les collègues c’est à peu près pareil.

Ah non, c’est mon tour de faire le samedi matin…

Samedi 28 mars

Matinée de consultations tranquille. 11h50, je téléphone au laboratoire pour savoir s’ils ont le résultat du test prélevé mercredi matin chez mon mari. Toujours pas.

Un article en anglais fait la synthèse du « dossier Raoult ». Etudes bancales, manipulation des résultats, « cherrypicking », fraudes, méthodes tyranniques et, finalement, harcèlement… En même temps, avec Trump, Estrosi ou Joyeux comme supporters…

J’utilise régulièrement la citation de Jacques Monod, dans le domaine de la recherche : « Ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique. »

Evidemment, on ne peut pas inverser la phrase. Le seul caractère scientifique d’une recherche ne suffit pas à la rendre éthique. Mais, si elle n’est pas suffisante, c’est une condition nécessaire, le socle de toute démarche de recherche. Aussi dénuée de risques ou de contraintes qu’elle soit, une étude qui n’a pas de rationnel scientifique solide n’est que futilité.

Un brillant article par Pascal Marichalar, « Savoir et prévoir », dans la Vie des Idées, retrace l’historique des connaissances entourant le COVID-19 depuis début janvier. Là encore, une conclusion cinglante : « Lorsque le temps de la justice et des comptes sera venu, il nous faudra comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle… »

Dimanche 29 mars

Aujourd’hui, j’ai réussi à passer 30 minutes à faire des exercices scolaires avec notre fille, à jardiner pendant 3 heures et à faire un Test de lecture mensuel de Prescrire. Déjà un début de normalisation ?

J. a envoyé le planning des gardes pour les 6 prochaines semaines. Depuis une dizaine d’années, c’est SOS qui assure les gardes de soirée sur notre secteur, nous ne faisons que les week-ends. Une quinzaine de médecins s’est portée volontaire pour faire un « planning bis » que nous allons communiquer au 15 avec, chaque soir, un médecin qui sera disponible si les effecteurs officiels sont débordés.

Je vois passer un tweet décrivant l’A310 que l’Allemagne utilise pour évacuer des patients depuis les hôpitaux italiens surchargés. 44 lits dont 16 de soins intensifs !

Dans le même temps, la France transfère des patients d’Alsace et de Lorraine vers les hôpitaux de Nouvelle-Aquitaine en TGV médicalisé.

Dans la situation actuelle, ces transferts sont nécessaires. Mais je n’ose imaginer leur coût financier. À mettre en rapport avec les économies faites sur les stocks ou le personnel de nos hôpitaux.

Je relaie deux vidéos qui me semblent remarquables. Tout d’abord l’interview du Pr Gilbert Deray qui fait entendre la voix de la sagesse dans la tempête médiatique.

Et l’intervention de Clément Viktorovitch qui pointe ce que la rhétorique guerrière a d’inacceptable.

Un article de l’Obs revient sur le livre « La Peur en Occident » de 1978, « Pour comprendre la psychologie d’une population travaillée par une épidémie… » Les parallèles sont impressionnants.

Grâce à notre amie, Margaux, je tombe une nouvelle fois sur un texte important et qui m’apporte du réconfort. Il s’agit de l’interview (en anglais) de David Kessler, spécialiste des processus de deuil.

Je trouve son analyse à travers le prisme des différentes phases du deuil remarquable. Je traduis ici quelques passages.

« La perte de la normalité, la peur de l’impact économique, la rupture des liens. Tout ceci nous frappe et nous sommes en deuil. Collectivement. Et nous ne sommes pas habitués à cette sorte de deuil collectif qui nous entoure. (…)

Nous ressentons également un deuil par anticipation. Le deuil par anticipation est ce sentiment que nous avons quand l’avenir est incertain. Généralement c’est centré sur la mort. Nous le ressentons quand quelqu’un apprend un diagnostic sombre (…). Quand il y a quelque chose de menaçant, là, à l’extérieur. Avec un virus, c’est très déroutant pour les gens. Nous sentons qu’il se passe quelque chose de dangereux mais nous ne pouvons pas le voir. Ceci rompt notre sentiment de sécurité. Je ne pense pas que nous ayons déjà tous collectivement ressenti ainsi cette perte de sécurité globale. Individuellement ou au sein de groupes, oui, des gens l’ont ressentie. Mais tous ensemble, c’est nouveau. Nous sommes en deuil sur un plan micro et sur un plan macro. (…)

Comprendre les étapes du deuil est un départ mais il faut se rappeler que ces étapes ne sont pas linéaires et peuvent ne pas se dérouler dans cet ordre. Ce n’est pas une carte mais ça donne des repères dans un monde inconnu. Il y a le déni : Ce virus ne nous atteindra pas. Il y a la colère : Vous me demandez de me confiner et de renoncer à mes activités. Il y a le marchandage : Ok, si on se confine 2 semaines, ça va aller, n’est-ce-pas ? Il y a le découragement : Je ne sais pas combien de temps ça va durer. Et finalement, il y a l’acceptation : C’est vraiment en train de se produire, je dois trouver des solutions pour m’adapter.

L’acceptation, c’est là qu’on reprend le pouvoir, qu’on retrouve le contrôle. Je peux me laver les mains. Je peux garder une distance de sécurité. Je peux apprendre à télétravailler. (…)

Il faut aussi réfléchir à laisser tomber ce qu’on ne peut pas contrôler. Ce que fait votre voisin est hors de votre contrôle. Ce que vous pouvez contrôler c’est de rester à 2 mètres de lui et de vous laver les mains. Concentrez-vous sur ça. (…)

C’est une situation temporaire. Ça aide de se le rappeler. J’ai travaillé 10 ans à l’hôpital, j’ai également étudié la pandémie de grippe espagnole de 1918. Les précautions que nous prenons sont les bonnes. L’Histoire nous dit ça : on peut survivre. Nous survivrons. C’est un moment où il faut se surprotéger mais pas surréagir.

Et je pense que nous y trouverons un sens. (…) En ce moment même, les gens se rendent compte qu’ils peuvent se connecter grâce à la technologie. Ils ne sont pas si isolés qu’ils le pensaient. Ils réalisent qu’ils peuvent avoir de longues conversations au téléphone. Ils apprécient de faire une promenade. Je crois que nous continuerons à y trouver du sens, maintenant et quand ce sera terminé. (…)

Il est absurde de penser que nous ne devrions pas ressentir un deuil en ce moment même. Autorisez-vous à ressentir ce deuil et continuez à avancer. »

Chronique des jours étranges – L’attente

Jeudi 19 mars

Aujourd’hui, j’aurais dû être avec M au Congrès de la Médecine générale et faire la présentation de notre poster. Pas mal de boulot mis entre parenthèses mais on espère que ce n’est que partie remise.

Un torréfacteur de Bordeaux offre une partie de son stock aux soignants. Comme ça. Il ne nous connait même pas mais il connaît quelqu’un qui nous connaît. Pluie de papillons sur sa route.

Beaucoup de cas suspects en téléconsultation aujourd’hui, je me rends compte que c’est plus difficile d’être systématique qu’en consultation classique. Il faut jongler entre les fenêtres : celle de la caméra, le dossier du patient, le site Ameli pour faire l’arrêt de travail, la boite mail… Et puis le dialogue est clairement moins fluide qu’en face à face. Du coup, je m’emmêle un peu les pinceaux. Je décide de me faire une petite check-list en papier pour être sûr de ne rien oublier.

Un patient que j’ai arrêté de manière préventive en raison de ses facteurs de risque me maile un certificat de 2 pages à remplir pour son assurance de maintien de salaire. Alors que même qu’un mastodonte comme la Sécu a réussi en quelques jours à proposer un formulaire pour que les patients à risque fassent eux-mêmes leur arrêt, Groupama pense qu’on a rien d’autre à faire que de compléter leurs certificats à la con. Je refuse de le faire même si c’est un patient que j’aime beaucoup et l’invite à dire à son assureur ce que j’en pense.

Le labo du coin peut enfin prélever des tests PCR, entre autre grâce aux masques FFP2 qu’on leur a filé. Je prescris la première aujourd’hui chez une patiente d’un établissement d’hébergement. La biologiste me dit qu’elle va se débrouiller pour la blouse. Et pour la charlotte ? Euh… je ne vois pas. Je pense qu’il faudra faire sans.

Le soir, M passe dans mon bureau, on papote un peu, on discute des cas qui deviennent plus fréquents avec des plannings qui restent très vides par rapport à l’ordinaire.

Il me dit « Ça fait chier cette espèce d’attente, j’ai hâte d’être dans 15 jours.
– Euh, je ne crois pas qu’on doive avoir hâte. Quand on y sera, on regrettera le calme d’aujourd’hui.
– Oui bien sûr. En fait, ce qui me fait chier c’est de ne pas connaître l’ennemi.

Vendredi 20 mars

En arrivant, je tombe sur l’équipe de ménage du jour, orthophoniste et infirmière dans leur plus belle tenue.

La petite-fille d’Henri m’appelle, fièvre et toux depuis 3 jours. Il habite un peu loin, elle va sur place pour qu’on puisse faire une téléconsultation.

Je le vois allongé sur son lit. Fréquence respiratoire à 26. Il n’arrive compter que jusqu’à 7 avant de devoir reprendre son souffle. J’appelle le 15, une ambulance vient le chercher.

Il a 87 ans et quelques soucis. Mais jusqu’à l’an dernier il nous ramenait plusieurs cageots de légumes de son potager chaque été.

C’est le premier patient que je pense ne pas revoir.

Il y a encore 1 mois, je m’engueulais presque avec J au sujet du projet de CPTS locale. Personne n’était enthousiaste et n’en voyait vraiment l’intérêt. surtout chez nous avec la culture de coopération entre les 5 MSP des environs. Juste un nouveau machin administratif avec des contraintes en plus. J’étais pour boycotter les réunions, elle voulait y être pour ne pas laisser le train démarrer sans nous, ça me mettait en rogne.

C’était il y a 1 mois et aujourd’hui je vois avec enthousiasme les infirmiers libéraux de 3 cantons former un groupe WhatsApp pour s’organiser et structurer une filière pour les prélèvements ou la prise en charge des patients à domicile. Ils et elles décident de mettre en commun le matériel récupéré auprès des mairies ou des garagistes.

C’était il y a 1 mois et je vois les médecins s’échanger les informations et se porter volontaires pour reprendre les gardes de soirées et doubler celles de week-end le temps de la crise.

Ça n’en a pas le nom, c’est sur un territoire plus limité que l’immense machin qui était envisagé et on n’a certainement pas besoin de tous les carcans administratifs. Mais ce n’était peut-être pas si idiot cette idée de CPTS.

Je découvre et partage « Covid-19, chronique d’une émergence annoncée ». Clairement, les articles les plus intéressants, les infos utiles c’est sur Twitter que je les trouve.

A n’est pas venue travailler aujourd’hui : fièvre, courbatures, toux. Elle est allée se faire tester sur le parking du labo. On a pourtant été parmi les premiers à modifier notre fonctionnement, travailler en masques, en blouses, à limiter le passage à la MSP. Putain de virus.

Samedi 21 mars

Depuis plusieurs semaines, les consignes au sujet du port des masques fluctuent. Visiblement plus en lien avec la gestion de la pénurie qu’en fonction d’un intérêt médical réel.

Certains avancent que les masques en tissus seraient plus dangereux que rien. Je ne vois pas comment c’est possible.

Le seul argument raisonnable qui me semble tenir la route serait que le port d’un masque pourrait amener à relâcher la vigilance sur les autres gestes barrière. Pourquoi pas.

Mais, dans la situation de pénurie actuelle, le choix n’est pas entre masque professionnel et certifié ou masque en tissu artisanaux. Le choix est plutôt en général entre masque en tissu artisanal ou rien. Et quelle que soit leur capacité filtrante, je leur vois au moins deux autres intérêts :

– Si on maintient l’idée que seuls les malades doivent porter un masque, on n’évitera pas la stigmatisation des porteurs de masque. Le risque c’est que, comme M me le racontait la semaine dernière, certains malades tousseurs refusent de porter un masque pour éviter d’être pointés du doigt.

– Depuis que j’en porte toute la journée, je me rends compte que c’est un très bon moyen d’éviter tous les gestes machinaux de la main vers le nez ou la bouche or ce sont ces gestes involontaires qui sont les plus à risque. C’est ce que j’appelle la fonction proprioceptive des masques, fussent-ils artisanaux.

Je suis tout content de découvrir l’article « La place des masques en tissus dans la prévention du coronavirus Covid-19 » écrit par une couturière et ingénieur textile. En le lisant, je réalise un truc qui me paraît évident à présent, c’est la fonction électrostatique de la matière : un masque n’est pas juste un filtre mécanique.

Heureusement, les copains sur Twitter arrivent régulièrement à sortir des trucs pour me faire marrer.

Ça paraît de plus en plus difficile de faire les tests même dans les indications officielles. Je ne comprends pas la logique derrière ça. Encore une fois c’est sur Twitter, via le compte d’un biologiste hospitalier que je trouve des éléments de réponse.

Pendant ce temps, la Corée du sud, pratique les tests à très grande échelle.

En même temps, le manque de moyens ne semble pas un problème spécifiquement français. C’est le système économique dans son ensemble, la politique à courte vue, la recherche du profit maximum qui doivent être remis en cause.

Je découvre qu’il y a plusieurs sociétés, françaises, américaines, suisses, coréennes… qui affichent en précommande sur leur site des kits de test rapides pour la détection des anticorps anti-Covid 19. Quand ça sera finalisé et disponible, ce sera la ruée. Et qu’est ce que ça changera la donne pour les soins de première ligne !

Dimanche 22 mars

Annonce du premier décès d’un médecin français du Covid-19. Gâchis.

47 ans, je ne suis pas encore dans la zone rouge mais qu’est-ce que je ressentirais si j’avais 15 ou 20 ans de plus ? Je pense aux copains qui ont passé les 60 ans. Envie de leur dire de se mettre en retrait, de se confiner, de se limiter à de la régulation ou de la télémédecine exclusive. Franchement, il n’y aurait aucune honte.

Mon mari avait des poussées de fièvre jusqu’à mercredi. Par prudence, il avait été mis en arrêt. La fièvre semble avoir disparu mais il se sent essoufflé et « comme du froid sur la poitrine, là ». Pas de toux, il reprend le boulot demain. Sa cadre l’a déjà appelé 2 fois pour changer le planning de la semaine en s’adaptant aux absences qui se multiplient.

Lundi 23 mars

En arrivant à la MSP, je tombe sur S, la psychologue, qui est venue faire le ménage et sur notre infirmière Asalée qui est là pour faire le suivi téléphonique des patients. En les voyant ensemble, je tilte que ce sont les deux plus âgées de l’équipe. Je leur dit que ça ne me paraît pas raisonnable de continuer à venir dans les locaux et de s’exposer si ce n’est pas indispensable. D’autant plus que le suivi téléphonique pourrait être fait à distance.

Le choc est rude. L’une et l’autre tenaient à être rester présentes pour se sentir toujours à la barre. Longue discussion avec les collègues, on parle de responsabilité individuelle, de responsabilité collective, de solidarité nécessaire, de solutions à inventer.

Téléconsultations impossibles ce matin. Les serveurs sont à bout de souffle, visiblement le trafic de téléconsultation a été multiplié par plus de 1000 en 10 jours. Il faut se démerder par téléphone.

On en est à 5 médecins décédés en 2 jours. Mon père s’inquiète en m’envoie un message.

En discutant avec les collègues pendant le repas de midi, on se rend compte qu’on a eu trois cas de Covid-19 avec des épisodes d’urticaires typiques. Je n’ai rien vu passer à ce sujet, je demande à Twitter, ça ne semble pas exceptionnel !

Henri est rentré chez lui, sous antibiotiques. Finalement, il semble bien que je le reverrai ! PCR Covid et scanner thoraciques négatifs. Les autres pathologies sont toujours là.

Les résultats du test de notre coordinatrice ne sont pas encore disponibles, elle ne va pas trop mal.

Mardi 24 mars

3h du matin, insomnie. Je vais voir ce qu’il se passe sur Twitter, je tombe sur un message qui évoque la possibilité de réutiliser les masques FFP2 après 30 minutes à 70°, je creuse un peu et retrouve la synthèse l’Université de Stanford « Répondre à la pénurie de masques » qui donne ces éléments. Je retrouve également un article de l’Université de Cambridge de 2013 qui retrouve une efficacité très similaire des masques en tissus avec filtre confectionné à partir de sacs d’aspirateurs en comparaison des masques chirurgicaux.

La journée est toujours assez calme au cabinet. J’en profite pour finir de mettre en ligne toutes les fiches « suivi Covid-19 » de nos patients pour qu’on puisse tous y accéder, que ce soit depuis le cabinet, le domicile des patients où depuis chez elle pour S, l’infirmière.

Je cherche des ressources pour faciliter la télésurveillance et les explications à donner aux patients pour évaluer leurs constantes. Je me rappelle d’un tweet en anglo-gallois que j’ai vu passer et je découvre le score de Roth qui permet, avec une précision acceptable en « mode dégradé » d’évaluer la saturation des patients à distance.

Comment mesurer sa Fréquence respiratoire ?

Comment mesurer sa Fréquence cardiaque ?

Comment mesurer sa température ?

Décompte à voix haute (Score de Roth)
Prendre une grande inspiration et compter rapidement à voix haute 1, 2, 3, 4, 5, …
– Normal si décompte > 30
– Si décompte < 10 ou 7 secondes => Sat < 95% (avec une sensibilité de 91% et 83%)
– Si décompte < 7 ou 5 secondes => Sat < 90% (avec une sensibilité de 87% et 82%)

A midi, c’est dessert amélioré. Un restaurateur des environs nous a fait déposer du moelleux au chocolat. C’est super touchant. Et délicieux.

Je vois passer, mi effondré mi ébahi, un tweet pour proposer un montage permettant de ventiler simultanément 4 patients avec UN respirateur dans une situation de « do or die ».

17h, mon mari m’envoie un SMS. Il a de nouveau 38°1. Il prend rendez-vous chez son médecin pour demain matin.

18h, le résultat du test de A est négatif. Mais, je vois passer de plus en plus d’infos sur le taux de faux négatifs, entre 20 et 50%. Elle reste chez elle à se reposer et à s’isoler de sa famille.

L’histoire de Raoult et de la chloroquine me rend dingue. Quel que soit le résultat au final, même si ce traitement fonctionne (et je le souhaite même si je n’y crois guère vu la minceur des résultats), ça aura fait des dégâts considérables à la crédibilité de la recherche médicale. Cet article explique bien les principaux problèmes.

Dans la soirée, je découvre que Raoult sort un bouquin dans quelques jours. Je n’ai pas de mots et je n’arrive pas à me sortir de la tête que toute cette affaire n’est qu’un énorme plan com’ sans aucune vergogne.

Mercredi 25 mars

Au petit déjeuner, je découvre une vidéo très bien fichue qui explique de manière simple le problème que pose l’affaire de la chloroquine et les dégâts que ça risque de faire.

Et puis juste après, je tombe sur une vidéo parodique que M a fait passé sur le groupe WhatsApp et qui me fait bien marrer.

Un thread par un virologue américain évoque la dérive génétique du virus et pourquoi ça ne devrait pas être trop alarmant sur le plan immunologique. Si l’immunisation (post-infectieuse et/ou vaccinale) n’est pas définitive, elle devrait quand même nous donner de l’air pour envisager les choses sur plusieurs années.

C’est mon jour off. J’avais pensé aller dans le jardin pour avancer sur les travaux nécessaire. Le soir est arrivé et je ne suis pas sorti.

Dans la matinée, Super-Nounou nous a annoncé qu’elle commençait à tousser et qu’elle était en arrêt.

Mon mari a vu son médecin. C’est dans les locaux de la MSP où il consulte qu’a été positionné le site de prélèvement que les infirmières libérales du secteur ont organisé. Il a directement été testé sur place.

Ça se rapproche.

Chronique des jours étranges – Le reflux

Je ne pensais plus reprendre l’écriture de ce blog. Aujourd’hui j’éprouve le besoin de faire la chronique de ces jours étranges.

Fin février, je consacre mon énergie à mon futur projet de recherche « BioGP » et à la finalisation du poster qu’on présentera avec ma collègue au Congrès de la Médecine générale le 20 mars.

Comme depuis plusieurs années, je suis l’actualité avec une certaine distance. Ce qui focalise le plus mon attention ce sont les primaires démocrates aux USA. Le coronavirus c’est très lointain. La construction en urgence des hôpitaux chinois m’interloque mais je ne creuse pas plus que ça.

Vendredi 28 février

Réunion hebdomadaire de l’équipe de la Maison de Santé. Première fois qu’on parle de l’épidémie de coronavirus. Ça paraît encore loin. Certains proposent de commencer à séparer la salle d’attente en deux. Je suggère d’attendre des consignes nationales.

Pour déconner, je dessine un vieux poste de télé sur le tableau blanc de la salle de réunion avec la citation de Gicquel en 76 « La France a peur. »

Lundi 2 mars

C’est le jour de mon déclic. Le soir, je découvre les titres de la presse qui annoncent un deuxième décès à Crépy-en-Valois. Deux décès dûs à un même virus en quelques jours dans une ville de 15 000 habitants, c’est statistiquement improbable. Je commence à douter de la notion de « grosse grippe » encore généralisée.

Dans les jours qui suivent, je regarde un peu dans le détail, les chiffres pour la France ou l’Italie. J’ai des souvenirs de maths qui remontent, de ce à quoi ressemble le début d’une courbe logarithmique. Je découvre la notion de « super spreader », la probable contagiosité des patients asymptomatiques… Plus ça va, plus je me dis que c’est chaud. Mais on ne parle que des clusters de l’Oise, de Mulhouse et des Alpes, on a encore le temps.

Mardi 3 mars

Notre interne m’appelle pour une possible suspicion de COVID : fébrile et sensation d’oppression thoracique mais pas grand chose d’autre. Pour la première fois, je mets un masque FFP2 : il m’en reste 80, largement périmés, de l’époque de H5N1 que j’avais gardés au cas où.

Je donne un masque chirurgical à la patiente qui plaisante « J’espère que je ne serai pas le patient zéro du département. » Vraiment rien de très inquiétant à l’examen clinique mais elle travaille au contact de personnes fragiles, j’appelle le 15 pour avoir les instructions. Elle ne revient ni de Chine, ni de Singapour, ni de l’Oise, elle ne sera pas testée. Pas de risque de coronavirus a priori « mais, puisque vous avez mis un masque, gardez-le tant qu’à faire. »

Jeudi 5 mars

J’entends à la radio qu’un Député est hospitalisé avec d’autres cas à l’Assemblée nationale. Putain, il y a un truc qui cloche ! Je reprends les chiffres, je calcule un temps de doublement de 3 jours, à la louche. Si c’est ça, ça fait 30 millions de malade dans 6 semaines, je prends conscience des premières alertes concernant la capacité du système de soins.

Je commence à expliquer aux patients que c’est mieux de ne pas les examiner physiquement si ce n’est pas absolument nécessaire.

J’en parle au repas de midi. M se moque gentiment de moi « Héhé ! Il y a Borée qui commence à avoir la trouille. »

J’en discute aussi à la maison le soir. Mon mari a toujours eu de petites compulsions d’achat de nourriture en cas de stress, je me moquais souvent de lui et de ses « réserves Fukushima ». Là, pour la toute première fois, c’est moi qui lui dis d’aller faire les course demain et de faire des stocks pour quelques semaines. On dort mal tous les deux.

Vendredi 6 mars

Réunion d’équipe. On évoque encore notre projet d’agrandissement, la réunion de mercredi prochain à Paris, à laquelle la moitié de l’équipe doit se rendre. L’essentiel de la réunion est tout de même consacrée au COVID-19, on prend les premières décisions : on vide toute la salle d’attente des livres, des revues, des jouets ; on met un affichage à l’entrée avec un bidon de solution hydro-alcoolique et des masques pour les malades ; on disperse les chaises dans les couloirs ; on propose aux patients qui appellent pour un renouvellement de repousser leur rendez-vous.

Les médecins évoquent l’arrêt des consultations libres de fin de journée, le développement de téléconsultations (qu’on avait toujours refusées)… On prévoit de déposer les ordonnances directement à la pharmacie 2 fois par jour. On validera tout ça lundi.

On se prend un peu le bec par moments, j’en fais peut-être de trop. C’est la première fois que c’est moi qui tient ce rôle.

A la fin de la réunion, je ne me sens pas très bien, je rentre sans finir ma paperasse. Des putains de courbatures, un peu mal au bide mais seulement un petit 37°8 et rien d’autre. Si seulement, je pouvais me faire tester… Je n’appelle même pas le 15, je connais la réponse. Fait chier.

Samedi 7 mars

Toujours courbaturé mais ça va.

Je craque, j’appelle mon père à l’autre bout de la France. Je lui dis de faire des courses, de rester à la maison et d’éviter de s’occuper de mes neveux. Ça l’étonne mais il me prend au sérieux : il ne m’avait jamais vu inquiet comme ça.

Dimanche 8 mars

Je lis de plus en plus d’articles qui m’affolent. En particulier cet article du Lancet qui souligne que « Les comportements individuels seront cruciaux pour le contrôle de l’extension du virus. Les actions individuelles, plus que gouvernementales, risquent d’être l’enjeu majeur dans les démocraties occidentales. Une auto-quarantaine précoce, évitant de recourir à un avis médical en-dehors de symptômes sévères, et l’évitement social seront les clés. » Je le partage avec les collègues, ainsi que la synthèse de Dominique Dupagne.

Lundi 9 mars

C’est la rentrée des classes. Je dépose notre fille dans sa classe et je dis à la maîtresse que ce sera la plus courte rentrée de sa vie, elle semble étonnée. Quand je vois les parents agglutinés dans les couloirs, j’ai la trouille.

J’ai des rendez-vous ce matin, je ne touche que deux patients. Pour les autres, chacun reste de part et d’autre du bureau. J’annule les rendez-vous de deux patientes particulièrement à risque, je fais mes premières « téléconsultations » par téléphone.

Je vois une enfant, elle a 38°7, elle tousse, je n’ai rien à l’examen. Sa mère n’a aucun symptôme mais elle est auxiliaire de vie chez des personnes âgées. J’hésite, j’appelle le 15 pour demander où on en est la météo épidémiologique du coin. La gamine ne revient pas de Chine, ni de Singapour, ni de l’Oise, ni de Mulhouse, elle ne sera pas testée. On ne sait pas vraiment me dire la situation épidémiologique mais « C’est sûr, il y a déjà plein de cas dans le département ». La France est toujours en niveau 2 épidémique et on considère toujours officiellement qu’il n’y a que 7 clusters au sein desquels le but des tests est de retracer les chaines de transmission.

A cause de son métier, je décide de mettre la mère en arrêt alors qu’elle n’a rien.

Je pense que c’était mon premier cas de COVID-19.

J’annule mes visites de l’après-midi, je compare les solutions de téléconsultations, je choisis celle du GCS-SARA qui est gratuite et qui ne dépend pas d’une société commerciale. Je demande à mon mari d’aller nous acheter des webcams pour les bureaux des médecins.

Mardi 10 mars

Premières expériences de téléconsultation avec webcam. Ça marche assez bien. Sur la journée j’arrive à en faire 9, pour 3 consultations physiques. Les patients sont étonnés ou soulagés selon les cas. Je commence à annuler un maximum de consultations non urgentes.

Un jeune arrive, il avait pris rendez-vous pour un mal de gorge. Il commence à m’expliquer qu’il revient d’un week-end à Paris, qu’il a mal à la gorge et qu’il tousse un peu. « Il est où votre masque ? – Ah, euh, ben c’est pas trop grave quand même. – Vous savez qu’il y a une épidémie, beaucoup de gens vont mourir, putain ! » Je vais lui chercher un masque, il ne sourit plus du tout.

A et C commencent à transpirer à l’accueil. On se rend compte que c’est à leur niveau que la téléconsultation pose problème en raison des explications nécessaires aux patients. Une patiente leur fait la remarque que « C’est drastique chez vous. »

On prend la décision d’annuler notre déplacement à Paris du lendemain, ça n’a aucun sens.

Je ne suivais plus l’activité sur Twitter qu’en pointillé mais j’y replonge. Durement. Je suis très prudent avec les « Yakafaukon » et je comprends la difficulté à gérer une crise. mais je ne comprends pas les choix qui sont faits pour les tests. Je vois que je ne suis pas le seul.

Mercredi 11 mars

Puisque nous n’allons plus à Paris, nous profitons du temps libéré pour refaire une réunion d’organisation.

Les portes de la MSP sont bloquées en position ouverte. A met des affiches rouges sur toutes les portes « Ne touchez pas aux poignées avec les mains. »

On se retrouve avec les pharmaciennes pour décider du circuit des ordonnances pour éviter que les patients transitent par la MSP.

Puis on rediscute de notre organisation, de ce qui peut être fait en téléconsultation ou de ce qui nécessite un examen physique. M me dit qu’il n’imagine pas ne pas ausculter les poumons d’un patient qui tousse. On commence à établir un algorithme pour les accueillantes. Ça me paraît trop complexe, trop long, j’explose. Pour moi, il faut arrêter de bavasser et ne voir physiquement les patients qu’en cas de nécessité absolue. J me dit de me calmer, qu’on a tous besoin de faire notre chemin et de s’approprier ces évolutions brutales. Elle a raison.

M rajoute qu’elle me suit parce qu’elle me fait confiance mais qu’on est encore très en décalage avec tout ce qu’elle voit autour d’elle. Notre interne confirme que quand elle discute avec ses potes de promo, tout le monde s’étonne de ce qu’on a déjà mis en place.

Les autres professionnel(le)s de la MSP voient nos réunions et la mise en place des nouvelles mesures d’organisation. L’inquiétude grandit, les visages se ferment.

Le soir, j’ai un moment de doute. Je me demande si c’est moi qui me fait un coup de flippe.

Jeudi 12 mars

1 consultation physique pour 12 téléconsultations. Les collègues s’y mettent progressivement.

On rappelle tous les patients des jours à venir pour annuler ou basculer en télémédecine.

Je découvre l’article « Coronavirus: Why You Must Act Now » (traduit en français 3 jours plus tard) qui est limpide et terrifiant, je le partage autant que je peux.

J’apprends la nouvelle de la mort du Dr Stella, médecin généraliste président du Conseil de l’Ordre des médecins de Lombardie. Mort du coronavirus. J’en parle et plombe un peu plus l’ambiance dans la MSP.

La nouvelle court : cas confirmé dans une usine du village d’à côté. Et probablement chez une institutrice du secteur. On commence vraiment à voir des cas suspects.

Le soir, j’écoute l’allocution présidentielle avec S qui est encore là. Le maintien des élections me rend fou de rage.

Je rappelle mon père, il ne sort plus du tout depuis hier.

Je dors de moins en moins bien.

Vendredi 13 mars

La mairie nous a fait porter un lot de masques FFP2 de l’époque de H5N1 qu’ils ont retrouvé au fond de leurs stocks. Nous décidons d’en conserver la moitié et de distribuer discrètement l’autre moitié à nos patients les plus à risque qui ont des rendez-vous extérieurs impératifs, pour les chimios en particulier.

On acte que ce sera notre dernière réunion d’équipe jusqu’à nouvel ordre : ce n’est plus raisonnable de nous réunir à 20 dans une même pièce. On commence à tous porter des masques. Certains pleurent.

Les orthophonistes, les psychologues et l’ostéo décident de cesser totalement leur activité. Ce sera une grosse perte de revenus pour eux. Comme A et C sont déjà en surchauffe à l’accueil et que ça n’ira qu’en s’aggravant, on prévoit d’affecter les subventions de la SISA à rémunérer celles et ceux qui arrêtent leur métier et qui viendront en renfort à l’accueil et au secrétariat.

Les loyers de toutes celles et ceux qui sont impactés sont gelés, on se démerdera.

Nous décidons d’envoyer un mail aux 400 adresses de patients que nous avons pour leur faire passer les consignes.

On reste tous jusqu’au soir à téléphoner, nous organiser. Chacun fait de son mieux pour prendre sa part du travail.

Fou rire en fin de journée quand un jeune du village se pointe juste pour utiliser nos toilettes. S, qui le connait depuis toujours, l’engueule « Mais tu ne vois pas ce qu’il se passe ici ?! »

Je suis trop fier de partir au combat avec cette équipe.

Samedi 14 mars

Le soir, M et W viennent manger à la maison. M, qui faisait le samedi matin, me raconte qu’elle a vu un patient tousseur qu’elle a contraint à mettre un masque. La pharmacienne lui a dit qu’en arrivant chez elle, il ne l’avait déjà plus. Par contre, quand M est rentrée dans la pharmacie avec son masque, pour déposer ses ordonnances, les gens l’ont fusillée du regard avant de comprendre. Porter un masque c’est être pestiféré, du coup certains malades ne veulent pas les porter, il faut que ça change !

On plaisante des stocks qu’a fait mon mari : 10 kilos de viande au congélateur et 15 plaquettes de chocolat. Mais aucun fruit. Le chocolat, ce n’est pas pour le manger mais pour le revendre si ça tourne mal. M rigole et dit que je lui aurait vidé le stock avant ou alors que la seule personne à qui il pourra le revendre ce sera moi.

Dimanche 15 mars

Le maintien des élections me rend fou. Quand tout ça sera fini, il faudra faire les comptes.

Cet article du Washington Post est limpide sur l’intérêt des différentes mesures pour limiter la progression de l’épidémie.

D nous fait passer cette vidéo de l’Institut Pasteur qui est passionnante pour comprendre le début de l’épidémie et où tous les éléments clés sont là. La seule erreur flagrante c’est le péché d’orgueil d’avoir cru que l’Inde et l’Afrique seraient plus en danger que l’Europe. Putain, elle date du 20 février, il y a 25 jours et on en est encore à se balader au parc ou dans les marchés.

Je vais au grenier, ressortir mes vieilles tenues d’interne que j’avais gardées au cas où.

Depuis 5 ans, on fait repas commun, chacun un jour dans la semaine. On a décidé qu’il fallait arrêter. Dimanche soir, je prépare ma gamelle personnelle, ma tasse et mes couverts de la maison, j’ai envie de pleurer.

Notre fille a un coup de blues. J’ai passé le week-end à la maison et je n’ai presque pas joué avec elle. J’en suis désolé mais je me rends compte que je ne suis pas là, que je n’ai aucune disponibilité intellectuelle, que je ne pense qu’à « ça ». Je ne sais pas comment on va gérer les prochaines semaines. On lui explique que Papa et Papou vont avoir beaucoup de travail pour soigner les gens, qu’on s’occupera probablement moins d’elle mais qu’on l’aime très fort. Je la sers dans mes bras.

Lundi 16 Mars

La MSP est sinistre avec le temps gris. La salle d’attente, qui est généralement pleine le lundi matin, est vide. Les rares patients qui viennent sont pris immédiatement.

J’ai mis ma blouse. Dès que je circule dans les couloirs, je retrouve instinctivement ma posture du bloc opératoire avec les deux mains regroupées sur le sternum. R se fout de moi, il trouve que je ressemble à un charcutier.

Le Collège de la médecine générale met en ligne Coronaclic pour servir d’outil aux généralistes de ville.

On voit de plus en plus de cas suspects. Le laboratoire du coin nous confirme qu’ils n’ont toujours pas les moyens techniques de faire les tests, à commencer par le matériel de protection pour les prélèvements. On leur file deux boites de FFP2 du stock de la mairie.

Avec l’annonce d’un probable confinement, les gens se sont rués dans les magasins. J’en vois aussi une dizaine faire la queue à l’extérieur de la pharmacie, c’est absurde.

On rappelle à A et C que, même salariées, elles restent libres de rester chez elles si elles se sentent en danger. Aucune des deux n’y avaient même pensé, elles veulent rester à la barre.

Dernier jour de notre interne qui est réquisitionnée pour l’hôpital à partir de demain.

Mardi 17 mars

Notre société de nettoyage nous a annoncé hier soir qu’elle arrêtait son activité. Quand j’arrive, c’est la coordinatrice et le sage-femme qui sont en train de vider les poubelles et de nettoyer les bureaux.

Beaucoup de demandes administratives, d’arrêts de travail. On ne discute quasiment rien et on se lâche complètement comme tous les copains de Twitter.

Quand un patient sans facteur de risque particulier nous dit que son employeur l’oblige à venir travailler au contact d’autres collègues et qu’il se sent en danger, on ne sait pas trop quoi faire. On l’invite à dire à son employeur qu’il engage sa responsabilité en cas de contagion et de complication. Parfois ça passe, parfois pas et on se résout à faire un arrêt en râlant. C’est dégueulasse car, au final, ce sont les employeurs les plus cons qui font payer les arrêts par l’Assurance Maladie.

Un patient a des symptômes typiques de COVID-19 depuis 3 jours. Il est rentré la veille de Mulhouse en avion. Il me confirme que, même si l’avion était vide aux deux tiers, il n’était pas le seul à tousser. Je comprends complètement qu’il ait voulu retrouver sa famille mais quel naufrage collectif d’avoir laissé ça se faire.

Globalement, activité extrêmement calme. A 4 médecins, on fait 4 consultations physiques et 30 téléconsultations.

Depuis une semaine, on a ce sentiment très étrange de voir la mer se retirer, le calme se faire, et de savoir que la vague va bientôt arriver.

Les premiers diagnostics probables datant de 5 ou 6 jours on devrait bientôt commencer à avoir des cas graves.

On profite du calme relatif pour continuer à se préparer. A, la coordinatrice est sur tous les fronts. D va chercher les deux ordinateurs portables qu’on avait commandés pour les visites à domicile. S va chercher le dernier thermomètre sans contact disponible dans les pharmacies des environs. J, envoie un mail aux autres médecins du secteur de garde pour recenser les volontaires pour doubler les gardes de soirée et de week-end. Quant à moi, j’en profite pour faire une fiche de suivi pour les patients COVID-19 que je diffuse sur Twitter et aux collègues du coin.

Entre hier et aujourd’hui, A l’orthophoniste et S l’infirmière Asalée ont contacté nos 150 patients de plus de 75 ans pour leur rappeler les consignes, vérifier qu’ils avaient des aidants et lister celles et ceux qui étaient isolés pour les signaler à la Mairie.

C’est con : c’est précisément quand on fait attention à garder nos distances que j’ai le plus envie de serrer mes collègues dans les bras.

Le soir, gros lâchage sur le WhatsApp de la MSP : vidéos et blagues idiotes.

Avant de quitter le cabinet, je prends les lingettes désinfectantes offertes par un podologue du coin qui a fermé et je désinfecte mon iPhone et mes clés. En rentrant à la maison, je me déshabille dans l’entrée, je mets ma blouse dans la machine à laver et je vais prendre une douche.

Mercredi 18 mars

Ça fait 2 semaines que j’ai eu mon déclic et c’était il y a un siècle.

C’est mon jour de repos.

Mon mari est à la maison lui aussi, il me laisse tranquille et s’occupe de notre fille. Je sais qu’il est encore plus angoissé que moi et qu’il prend sur lui. Elle, elle est adorable du haut de ses 5 ans et nous voyons bien qu’elle fait des efforts à hauteur de la situation.

Je passe ma matinée sur Twitter et finis avec la chronique du jour de Christian Lehman dans Libération.

Je bloque sur la conclusion.

Une consoeur du village voisin vient d’être testée positive.

J’ai un noeud dans le ventre. Il faut que je verse ça, que je laisse une trace de ces jours étranges, pour moi et pour les copains. Je décide de reprendre mon blog.