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Digne de ta confiance

Chère Marguerite,

Dans le genre des patients qui ne veulent pas qu’on les enquiquine, je te préfère largement.

Il y a trois ans, quand le Docteur Panier est parti à la retraite et que je t’ai rencontrée pour la première fois, tu m’as accueilli dans ta cuisine.

Tu avais enfermé ton vieux chien depuis un moment et tu avais presque vingt de tension. Il faut dire que j’étais arrivé à dix-huit heures passées, tu n’avais pas l’habitude.

Tu ne prenais pas trop de médicaments, tu ne te plaignais de rien. Et tu m’as tout de suite expliqué que tu voulais surtout rester chez toi, ne jamais aller à l’hôpital. Jamais. Tu m’as même demandé de te le promettre.

Pourtant, en t’examinant, j’ai entendu ce gros souffle dans ton cœur. J’ai tenté de te dire que ça pourrait être une idée de voir le cardiologue pour savoir de quoi il en retournait. Je suis allé dans le mur direct. Une muraille aussi douce qu’infranchissable. Et d’ailleurs, pas la peine d’insister : tu ne supportes pas la voiture, cinq kilomètres et tu es malade.

En fait, tu n’as pas eu tellement à lutter : je te l’avais proposé un peu pour le principe. J’étais bien d’accord qu’à quatre-vingt-neuf ans, on n’allait certainement pas t’imposer cette dangereuse opération cardiaque.

Je crois qu’on s’aime bien.

Tu as fini par comprendre que mes horaires de visite, ça pouvait être aussi bien à quinze qu’à vingt heures et tu t’y es faite, tes chiffres de tension sont devenus progressivement plus habituels. Tu sais également que si tu es en train de gratouiller dans ton potager, lorsque j’arrive, et que le chien n’est pas enfermé ce n’est pas très grave. On a le temps.

Quand ton vieux chien est mort l’an dernier, ça m’a fait bien plaisir de te voir en reprendre un nouveau. La même race bien sûr : celle que tu as toujours eue.

Bien souvent, mes patients âgés rechignent à prendre un animal. C’est tout le temps : « Et s’il m’arrive quelque chose ? Et si je dois aller à l’hôpital ? Et puis, je suis trop vieux de toute façon. »

Avec toi, c’était beaucoup plus simple : gratter la terre de ton potager, dévorer les romans de la bibliothèque municipale, caresser ta chienne, dîner avec ta petite-fille qui habite à côté et qui vient chaque soir en rentrant du travail. Tu n’en demandes pas plus et on verra bien jusqu’où ça ira comme ça.

Il y a quatre mois, tu as commencé à te plaindre de ton genou. De plus en plus. Au point de ne presque plus bouger de ta chaise.

J’ai essayé les médicaments contre la douleur en montant les doses petit à petit, mais tu avais toujours autant mal.

En désespoir de cause, je t’ai proposé de tenter une infiltration. Bien sûr, hors de question d’aller voir un spécialiste : tu m’as demandé si je pouvais la faire. Je t’ai dit que ça ne m’enchantait pas, mais que, si tu le souhaitais, je la ferais.

Je peux te l’avouer maintenant, lorsque ta petite-fille t’a amenée au cabinet, c’était la première infiltration que je faisais. J’ai beau être assez débrouillard, je n’avais jamais appris le geste. Même si j’avais passé une heure avant à relire mes manuels et à regarder des vidéos, je n’en menais pas large !

Mais ça s’est très bien déroulé, j’étais fier de moi. Ça n’a pourtant servi à rien. Tu avais toujours les mêmes douleurs.

Lorsque je suis venu la semaine dernière, tu m’as avoué — « On se dit les choses, n’est-ce pas ? » — que ta nièce t’avait emmenée chez le médecin pour lequel elle travaille afin qu’il te fasse de la mésothérapie. Je t’ai dit que tu en avais tout à fait le droit et que ça ne me vexait pas. Surtout que le confrère n’avait pas été plus efficace que moi.

À un moment, ta petite-fille est arrivée. Nous avons poursuivi la conversation à trois.

Je t’ai confirmé que, malheureusement, je ne voyais plus trop de possibilités et que, même si tu as maintenant quatre-vingt-douze ans, une prothèse pouvait s’envisager. Que c’était devenu de la chirurgie de routine, qu’on pouvait le faire sous péridurale.

Tu m’as dit non d’abord. Et puis tu as rajouté que tu allais y réfléchir et en discuter avec tes petits-enfants. Et que tu me téléphonerais.

Je sais comment tu fonctionnes. Je me doutais déjà que, deux jours plus tard, ta petite-fille m’appellerait pour me dire que tu étais d’accord et que je devais te prendre un rendez-vous avec le spécialiste.

Je crois que c’est la chose à faire. Tu as beau avoir quatre-vingt-douze ans, tu es en forme et si cette douleur continue à te clouer au fauteuil, ce n’est pas bon du tout. C’est vrai que c’est devenu une technique assez banale.

Mais, tout de même, tu as quatre-vingt-douze ans et, à cet âge-là, le moindre grain de sable peut finir en catastrophe. Une chute ? Une phlébite ? Un anesthésiste trop zélé qui t’envoie d’autorité au CHU pour ton cœur ?

On a fixé le rendez-vous, je t’ai fait la lettre, le chirurgien a confirmé une date d’intervention.

Tu me fais confiance. Mais, les risques, c’est quand même toi qui les prends.

Me voici donc à croiser les doigts, espérant que ta confiance sera méritée. Que je ne t’ai pas trahie.

Et que ça se passera bien.

***

Epilogue

Comme je l’indiquais dans un commentaire, alors que tout était planifié, Marguerite avait décidé d’annuler l’intervention.

D’une certaine manière, ça m’avait rassuré sur sa capacité à prendre une décision autonome et pas seulement parce que je l’y poussais.

Evidemment, les douleurs ne se sont pas arrangées. Nous en avons rediscuté. Finalement, elle a fait le choix de rappeler le chirurgien.

L’intervention a eu lieu durant l’été, sans problèmes. Marguerite s’est ensuite impliquée de son mieux dans le programme de rééducation. Elle avait précisé à sa famille que c’était son affaire à elle et qu’ils n’avaient pas à se sentir obligés de venir lui rendre visite.

Elle est rentrée chez elle il y a quinze jours et je viens de passer la voir pour le renouvellement de son traitement. Elle va bien et n’a plus aucune douleur. Elle m’a parlé de son potager pour le printemps prochain.