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Des dangers d’être borgne

L’histoire de Bob illustre bien une des difficultés du métier. Le médecin est parfois un « borgne dangereux ».

Il ne faut pas trop le blâmer car, dans cette attitude, il est largement poussé par ses patients, par les médias, par les séries télés, par l’ambiance générale.

Qu’est ce qu’être un « borgne dangereux » ?

C’est, lorsque deux options existent, n’en considérer qu’une. Ou, plus exactement, ne considérer que les avantages de l’une et que les inconvénients de l’autre. Le risque est alors, en manipulant cette balance faussée, de faire le mauvais choix. Pour de mauvaises raisons.

Le dépistage des cancers est un bon exemple de cette attitude.

On peut reprendre l’exemple du cancer de la prostate et des PSA.

Le numéro de juin de « Médecine » a fait un point très complet à ce sujet. Pour faire simple, les études nous indiquent pour la tranche d’âge 55-69 ans :

– En dépistant 1 500 hommes, on va détecter et traiter 50 cancers.

– Malheureusement, malgré les traitements, certains hommes vont quand même décéder de ce cancer. On va au final éviter 1 (et un seul) décès par cancer de la prostate en comparaison à 1 500 hommes qui ne se seraient pas fait dépister.

– Sur les 50 patients opérés, 25 patients resteront impuissants et 12 incontinents.

– MAIS, sur les 50 cancers traités, 25 n’auraient jamais fait parler d’eux.

– Au final, pour éviter le décès par cancer de la prostate chez un homme, on provoque une impuissance chez 12 hommes et une incontinence chez 6 hommes qui n’auraient jamais eu de problèmes sans le dépistage.

Mettre ces deux conséquences en balance est donc éminemment une affaire de choix personnel qu’il est impossible de ramener à un choix strictement objectif. Il nous appartient donc de présenter honnêtement ces deux alternatives au patient qui est en face de nous et l’aider à faire son choix, sans le biaiser avec des données incomplètes.

Le dépistage des cancers du sein peut poser le même type de problèmes.

Il y a deux ans de ça, j’ai pris en charge une dame de 84 ans dont le précédent médecin partait à la retraite. C’était une petite dame toute gentille qui vivait seule chez elle et qui était en fauteuil roulant en raison d’une vieille amputation d’une jambe. Trois mois plus tôt, elle avait vu le gynécologue qui l’avait opérée 6 avant d’un cancer de l’utérus, « pour le suivi ». Ce triple crétin n’avait rien trouvé de mieux à faire que de lui pratiquer une « mammographie de dépistage ». A 84 ans ? Ça ne correspond à aucune recommandation ni au moindre bon sens.

Bien sûr, on lui a trouvé une petite tumeur dans un sein. Bien sûr, on l’a opérée et on l’a fait « bénéficier » de 20 séances de radiothérapie. Déplacement en ambulance allongée, une heure de route aller, autant au retour. Heureusement, ça ne s’est pas trop mal passé et elle a fini ses séances cahin-caha.

Quant à moi, j’ai débarqué quand les séances de radiothérapie avaient déjà démarré. Trop tard pour arrêter le train qui était lancé, j’ai un peu lâchement fermé ma gueule.

Et bien sûr, il ne lui serait pas venu à l’idée, ni à elle, ni à sa famille, de faire le reproche à cet idiot de gynécologue de l’avoir emmerdée et inquiétée pour une tumeur qui, à son âge, avait toutes les chances de ne jamais lui poser de problème. Au contraire, trop contente qu’il l’ait ainsi « sauvée du crabe ».

Par contre, si, par malchance, une de mes patientes de 90 ans finit par avoir un cancer du sein qui devient symptomatique, il pourrait bien y avoir un confrère pour lui dire (sans aucune preuve scientifique) « Mais, ma pauvre dame, si le Dr Borée vous avait fait faire une mammographie l’an dernier, j’aurais pu faire quelque chose à temps. Mais là… »

Pas facile d’encaisser ça, même quand on sait qu’on a raison, qu’on a respecté les recommandations et que ce sont des recommandations solides.

C’est d’ailleurs un aspect qui est parfaitement mis en avant dans la petite vidéo de Dominique Dupagne que Fabinou avait déjà indiquée dans les commentaires de mon précédent billet.

Dans le même style, forcément, jamais un patient ne viendra me dire « Merci Doc ! Grâce à vos traitements contre mon diabète, mon cholestérol et mon hypertension, je n’ai pas fait d’infarctus l’an dernier. »

Mais s’il y en a un qui a un effet indésirable grave d’un médicament, ça, on le saura. Et si ce n’est pas le patient qui vient nous le reprocher, il est bien possible qu’on se le reproche soi-même. Même si on a suivi les recommandations officielles et qu’on a objectivement bien fait.

Et là où ça devient dangereux, c’est qu’on risque alors de perdre notre sang froid et de ne plus oser prescrire des médicaments pourtant utiles. Et tant pis si on augmente le risque des autres patients de faire des complications cardio-vasculaires. Si une telle complication survient ce sera « la faute à pas de chance ».

Dit d’une autre manière, on pourra préférer un grand risque « statistique » (l’augmentation du risque d’avoir des évènements cardio-vasculaires gaves) qu’un petit risque « certain » (les effets indésirables de nos médicaments).

Cette tentation du « borgne dangereux » nous y sommes tous soumis. Car personne ne peut prétendre échapper totalement à sa part d’irrationalité.

Pour autant, il faut essayer d’en avoir conscience pour s’en éloigner au maximum. Et mieux vaut se blinder des connaissances les plus solides pour toujours nous ramener vers la rationalité quand nos émotions et nos blessures d’amour-propre pourraient nous en éloigner.

Car les risques, même s’ils n’en sont que rarement conscients, ce sont nos patients qui les prennent.

Le vent du boulet

A chaque fois que que je m’apprête à écrire « PSA » sur une ordonnance de biologie, je pense à la plage de Jaddo et au petit baigneur que j’ai en face.

Les plus récentes études ont clarifié les choses et, à présent, je recommande généralement à mes patients de ne pas le faire. En tout cas, je leur présente les données dont on dispose et je les laisse choisir. Le plus souvent, ils me répondent « Ah ben, je comprends mieux. Si c’est comme ça, c’est sûr : on laisse tomber ! »

Mais parfois, il me dit « Ah, mais c’est vous le médecin, je vous laisse décider ! »

C’est ce que m’avait dit Bob « It’s up to you ! ». C’était il y a deux ans et comme il avait 58 ans, à cette époque je lui ai répondu « Let’s go. »

Et les PSA sont revenues à 6 avec seulement 6% de PSA libres. Et merde.

Quand la bouteille est ouverte, il faut la boire. Bob est allé voir un urologue qui a été lui piquer dans sa prostate.

Le laboratoire a répondu que ça n’avait pas l’air bien méchant. L’urologue a conclu qu’on surveillerait les PSA dans 6 mois et que, si elles augmentaient, on retournerait piquer un coup.

J’ai eu les résultats du contrôle la semaine dernière : 0,61. Waow !

Et j’ai vu Bob deux jours après, avec son épouse.

– Au fait, docteur, vous vous rappelez l’automne dernier quand j’avais fait la prise de sang et que les PSA étaient anormales ?

– Oui, oui.

– Vous ne vous en rappelez peut-être pas mais, deux jours avant, j’avais vu le gastro-entérologue pour mes hémorroïdes. Il m’avait fait un toucher rectal et avait été regarder. Vous ne pensez pas qu’il peut y avoir un rapport ?

– Euuuuuuuuh… si.

Mais kelcon, mais kelcon, mais kelcon !

Bien sûr qu’il y a un rapport ! La pauvre prostate, si on va la titiller de trop, même indirectement, ça fait monter les PSA pendant quelques temps.

J’avais prévu le bilan biologique et la consultation chez le gastro des semaines avant, je n’avais pas pensé qu’il attendrait autant avant de faire la prise de sang et, après coup, je n’avais plus fait le rapprochement.

Je me suis excusé auprès de mon patient de lui avoir fait subir inutilement des examens pas très rigolos. Il m’a dit que ce n’était vraiment pas bien grave et que c’était mieux dans ce sens « Better safe than sorry ! » et je me suis juré qu’on ne m’y reprendrait plus.

Enfin… j’espère.

Post-face

(Au début, ça devait être un post-scriptum, mais vu la tartine…)

Les « PSA » sont des protéines issues de la prostate que l’on peut doser dans le sang. Elles peuvent augmenter dans diverses situations : infection urinaire, calcul urinaire, « grosse prostate » des hommes âgés, cancer…

On considère le plus souvent que c’est anormal au-dessus de 4 ng/ml.

On peut aussi doser les « PSA libres ». Au-dessus de 25%, c’est rassurant (et en-dessous, ce n’est pas forcément inquiétant… c’est compliqué, hein).

L’intérêt de doser les PSA pour rechercher des cancers de la prostate avec l’idée de « Plus tôt on détecte, mieux c’est, plus on a de chances de guérir le patient » est très controversé. Il y a de bonne chances qu’en allant ainsi « à la pêche », on fasse plus de dégâts qu’autre chose.

Si on rajoute à ça, des « professionnels de la prostate » qui sont très agressifs et qui font un lobbying très insistant, des enjeux financiers massifs, la peur grandissante des risques judiciaires dans le domaine de la santé, des associations de médecins ou de patients qui tirent dans tous les sens, c’est assez explosif.

Je reviendrai d’ailleurs sur la question dans mon prochain billet.

Le problème, c’est que, tant pour les médecins que pour les patients, il est parfois beaucoup plus difficile d’assumer les conséquences d’un non-acte que celles d’un acte.

« Better safe than sorry ! » m’a dit Bob. Je l’ai laissé dire car je m’étais déjà excusé, j’avais dit combien j’étais désolé qu’il ait eu des examens inutiles et je n’allais pas me flageller davantage au prix d’explications complexes.

Mais ça peut être complètement faux.

Vu que pas loin de la moitié des hommes de 60 ans ONT des cellules cancéreuses dans la prostate (ce qui NE VEUT PAS DIRE qu’ils ont un cancer de la prostate), avec un peu de malchance, le laboratoire aurait trouvé l’une ou l’autre cellule cancéreuse dans les biopsies de mon patient.

Et là, scénario catastrophe : opération, rayons, hormones avec, au final, un Bob qui pouvait très bien se retrouver impuissant, incontinent et avec des brûlures chroniques du rectum. Super… Et tout ça avec une belle connerie comme point de départ.

Mais, Bob, avec tous les messages dont on est imprégnés et qu’on nous rabâche, il serait venu le sourire aux lèvres et la protection dans le slip, me serrer chaleureusement la main et me dire que ce n’était pas marrant tous les jours mais que merci de l’avoir sauvé à temps de cette horrible maladie.

Le vent du boulet n’est pas passé si loin que ça.

Pas de moi. De lui.