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Airbus

Thierry est un rescapé.

Lorsque je l’ai vu la première fois, cela faisait déjà une paire d’années qu’il avait fait son premier infarctus. À trente-six ans.

Pourtant, petite victoire, c’est le premier homme de sa famille, sur trois générations, à dépasser les cinquante ans. Infarctus, attaques cérébrales, artérite, néphropathie, sa généalogie est une encyclopédie médicale.

À peu près toutes ses artères se sont bouchées, les unes après les autres. Une bonne partie a déjà été désobstruée. Je ne suis plus très sûr du nombre d’interventions et de la quantité de stents (1) que son corps renferme.

Pourtant, il n’a jamais fumé ! Mais c’est vraiment le seul facteur de risque cardio-vasculaire qu’il n’a pas. Pour le reste, c’est la « complète ».

Bien sûr, il a une liste de médicaments absolument effrayante. Une douzaine de produits plus dangereux et délicats à manipuler les uns que les autres. Et le plus souvent, au maximum de la dose possible. Des traitements tout aussi vitaux pour lui qu’ils sont risqués.

On dit généralement que les interactions sont inévitables à partir de trois ou quatre substances différentes. Vous pouvez imaginer l’imbroglio dans le cas présent.

Il est venu me voir dans les premiers mois de mon installation. Auparavant, il était suivi par le pire charlatan des environs, bien pire que le Dr Moustache. Un médecin qui recrute ses patients-électeurs vingt-cinq kilomètres à la ronde, qui se vante de comptabiliser soixante à soixante-dix « actes » par jour et qui fait vraiment n’importe quoi. Un personnage d’autant plus répugnant qu’il intervient en particulier dans les milieux les plus modestes.

Je relis avec consternation ce que j’avais noté la première fois que je l’avais vu :

« Souhaite changer de MT. Situation catastrophique sur le plan des facteurs de risque.
1) Diabète : dernière HbA1C à 10,3%
Début de l’insuline le 27/01.  Doses adaptées par l’infirmière, a priori sans protocole clairement établi.
2) Anticoagulation
Pourquoi un AVK  ? A voir selon dossier
INR à 4,0 : est redescendu à 3/4 cp au lieu de 1. Ne reçoit aucune indication précise pour l’adaptation des doses (le médecin lui dirait de « se débrouiller avec les résultats »)
3) Cholestérol : LDL 2,04 g !!! Sous Lipanthyl (2)


Pas d’examen des yeux de fait depuis au moins 2 ans
Pas de microalbuminurie de faite
=> pour l’instant on adapte le Previscan et on récupère le dossier
Prévoir hospitalisation programmée pour essayer de rééquilibrer tout ça ? »

J’ai beaucoup d’affection pour Thierry et sa famille. Ce sont des gens extrêmement modestes : CMU, HLM, invalidité et pourtant ils ne déméritent pas. Son épouse travaille durement pour ramener un salaire à la maison. Lui l’aide comme il peut. Il ne sait pas lire.

Ce sont des patients vraiment attachants : très gentils, hyper sérieux avec les traitements et les — nombreux — rendez-vous.

D’ailleurs, les résultats sont là, au moins en partie. Thierry est toujours très obèse, mais il a perdu tranquillement une quinzaine de kilos, le diabète et le cholestérol sont presque dans les clous et il n’y a plus eu de gros pépin depuis cinq ans.

On a convenu qu’on en restait à des ordonnances mensuelles. Trop de problèmes à gérer, de courriers à faire, de rendez-vous à planifier. À l’inverse, quand ils ont un empêchement, ils m’appellent et je fais une prescription sans le revoir. Je sais que c’est occasionnel et que le suivi est rigoureux.

Même en le voyant très régulièrement, c’est exceptionnel que j’arrive à boucler la consultation dans les vingt minutes prévues. On déborde presque toujours.

En médecine générale, il y a des choses vraiment faciles à gérer. À peine besoin de réfléchir, on déroule. Une angine blanche chez un patient lambda, c’est simple comme de la trottinette.

Pour beaucoup de mes autres consultations, ça reste assez abordable : deux-trois cadrans, quelques leviers à actionner, l’un ou l’autre bouton.

Mais quand Thierry arrive dans mon cabinet et qu’il s’assoit en face de moi, quand j’ouvre son dossier et que clignotent alertes et pense-bêtes, quand je me prends à relire les diverses lettres reçues récemment, les résultats de prises de sang, et qu’il me faut la molette de la souris pour afficher tous ses traitements et ses antécédents, j’ai bien souvent l’impression de me retrouver dans la cabine d’un gros porteur.

Dans un cockpit aux multiples cadrans, aux dizaines de boutons et de leviers avec des lumières rouges et vertes dans tous les sens.

Le dossier de Thierry, c’est mon Airbus à moi. Avec lui comme copilote.

« Le Commandant Borée est heureux de vous accueillir à bord de ce vol. Des turbulences sont à craindre, veuillez attacher vos ceintures s’il vous plaît. »

(1) Un « stent » est une sorte de petit ressort qui permet de maintenir une artère ouverte après qu’on l’ait dilatée.
(2) Un vieux médicament contre le cholestérol sans efficacité notable démontrée. On a beaucoup plus efficace dans notre musette !

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Pour le livre, l’ami Le Burp a réalisé ce dessin. Merci !