Toile cirée

Je limite beaucoup les visites à domicile.

J’ai eu de la chance : lorsque je suis arrivé, les confrères du secteur s’étaient déjà mis d’accord pour éviter les passages non justifiés. Du coup, ça a été assez facile pour moi.

Si je ne compte pas la maison de retraite, je ne fais pas plus de quatre ou cinq visites par semaine, regroupées sur un après-midi.

Il faut dire que le canton fait vingt-cinq kilomètres de diamètre et ça deviendrait vite infernal. Le temps de faire le trajet, d’examiner le patient, de préparer les ordonnances — même si j’en imprime l’essentiel avant de partir en tournée — une visite c’est au bas mot quarante minutes, parfois davantage. Je ne sais pas comment font les confrères qui arrivent à en faire dix ou douze sur un après-midi.

Enfin, bref, j’en limite au maximum le nombre même si ce n’est pas un exercice désagréable. Presque un petit voyage qui me sort de la routine du cabinet.

Et il y a des visites qui me font carrément plaisir.

C’est le cas de celles chez Antoinette.

Antoinette, je l’ai rencontrée pour la première fois alors que j’étais de garde il y a quatre ans. Sa petite-fille me l’avait amenée. Rien de trop grave, la plupart des problèmes étaient rentrés dans l’ordre après avoir viré quelques médicaments qui ne faisaient pas bon ménage. On avait continué notre route ensemble.

Au début, je la voyais au cabinet, mais les années commencent à être nombreuses et la santé d’Antoinette reste très précaire.

Je l’ai pourtant toujours connue de bonne humeur. Lorsqu’elle a mal, elle me dit « j’ai mal » en souriant et avec l’air de s’excuser.

Quand d’autres patients sont continuellement à se plaindre, pour elle « ça va » toujours, même quand ça ne va pas.

Il faut croire que c’est de famille. Sa petite-fille est pareille, perpétuellement calme, douce et aimable, même quand c’est galère. Même quand son mari est parti en la laissant. Seule avec la grand-mère et avec leur petit bout handicapé.

Qu’est-ce que j’aime quand je dois y aller. Là-bas, au bout du petit chemin goudronné.

Je me gare dans l’herbe devant la vieille maison en pierre, je sors ma sacoche du coffre. Je passe les clapiers et l’enclos des poules, des nègres-soies à la tête ébouriffée. Je toque à la porte vitrée avant de la pousser. Le plafond est bas, fait de poutres de bois clair, aussi antiques que le sol en pisé. C’est un peu le bazar, il y a des ustensiles, des meubles, quelques bibelots qui traînent et pourtant tout sent le propre.

Antoinette est généralement assise à la table de la cuisine. Alors que je me dirige vers elle, parfois, le vieux molosse de la maison vient me saluer et renifler mes bas de pantalons. Le plus souvent, il reste à ronfler dans son panier.

La petite-fille d’Antoinette m’accueille. De temps en temps, il y a une amie ou une cousine qui est avec elle, pour casser des noix, équeuter des haricots ou préparer de la pâtisserie sur la toile cirée. En hiver, le poêle renvoie une douce chaleur.

Elle me dit s’il y a quelque chose de particulier concernant sa grand-mère. Pleine d’attention, elle reste toujours précise et brève. Quand elle me signale un problème, je sais qu’il faut que je m’y arrête.

Pendant que j’examine Antoinette qui me sourit, sa petite-fille reprend ses occupations.

Elles ont eu plus que leur lot de soucis, de difficultés, de galères et, pourtant, tout dans cette maison respire le calme et l’amour.

Qu’est-ce que j’aime quand je dois y aller.

10 réflexions sur « Toile cirée »

  1. Emmanuelle

    Ca me fait penser à moi avec ma grand-mère.
    Epoque révolue puisque ma grand mère est morte.
    Il y avait elle, moi, et mon fils, donc son arrière petit fils.
    C’était simple mais propre, et ma grand mère, souriante et disant que rien n’est jamais grave…

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  2. patricia

    quel bonheur de vous lire,vous etes comme l’auteur de la maladie de sachs plein d’attention et d’écoute pour vos patients .Qu’il est agréable de renconter des médecins comme vous .Merci.

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  3. Punaiz

    Euh, désolé pour mon ignorance coupable: c’est quoi des nègres-soies?
    Bon, bien sûr, j’ai googlisé le mot, et du coup je découvre de jolies poules en forme de pomponnettes.
    Beh voilà. Chui moins ignorant crasse.
    Merci pour ça aussi.

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  4. murmure

    Je réponds sur ton peu de visites à domicile.
    Quand je me suis installée, je m’étais dit pareil, moi, les visites à domicile, je trouve ça beaucoup de temps gaché, j’en ferai peu.
    Et puis, finalement, de patients qui annulaient leur rdv en dernière minute en demandant de convertir en visite en patients qui changeaient de médecins en me demandant si moi, j’acceptais de faire des visites, je me suis fait une raison.
    Je ne suis pas ravie de cette situation, mais je ne vois pas comment changer les choses. j’essaie de les faire venir avec des « ah, non, je peux encore vous prendre ce soir en consult mais je ne passerai que demain » ou des  » le mercredi, je ne fais pas de visite », mais c’est manifestement très lent, j’ai à mon avis une moitié de visites (en tout cas en temps, j’ai jamais fait le calcul)

    Bonne continuation avec Antoinette!

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  5. tl

    à part les visites réellement injustifiées (patients se déplaçant habituellement pour les banalités de nos vies quotidiennes), les généralistes ont fait moins de visites car on leur a dit de moins en faire. Ce ne sont pas eux qui ont décidé, c’est la sécu. Si cela avait dépendu d’eux (de nous car je suis généraliste avec mes 15 % de visites incompressibles), ce ne serait jamais arrivé. Moins de visites, pourquoi ? parce qu’on nous a dit que c’était bien, que ça coutait moins cher, que ça faisait « spécialiste en … » alors comme des moutons, ben on l’ a fait. A vrai dire avec les généralistes, c’est simple pour les autorités: « just do it » and « we do it » !

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  6. Kewan

    @ tl : je n’ai que quelques années de MG derrière moi, mais ne seraient-ce pas les MG qui ont « profité » de la recommandation des caisses pour faire moins de visites ?
    Je m’explique : un MG qui tente de convertir des visites peu justifiées en consultations, peut reprendre l’argument administratif pour refuser une visite là où il sait que la consulte est possible.
    Pour avoir remplacé un ou deux MG qui ne refusaient jamais les visites, c’est assez pénible de se taper une demi-heure de trajet aller-retour et de voir le/la patient(e) sortir de la maison juste derrière nous pour aller chercher ses médicaments à la pharmacie… située parfois à 2mn du cabinet…
    Personnellement, en ces temps où la désertification médicale est à la mode,je signale aux visités abusants que le temps que me prend une visite, c’est entre 2 et 3 consultations, et que le temps des médecins n’est pas extensible à l’infini. Et que s’ils ont eu leur docteur, eux, les autres, non. (je peux me fâcher avec eux, je suis le remplaçant ^^)

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