Archives mensuelles : octobre 2010

Etiquette

Oui, bon, voilà… On va me dire « Encore un billet pour se moquer de l’hôpital, c’est trop facile, genre : lui il se plante jamais… ».

Oui, ok, mais il fallait vraiment que je la raconte.

Je m’occupe d’Astérix.

Astérix, il a des moustaches comme… comme… ben, comme Astérix en fait. Et puis il est petit, râblé, bourru et il clope. Il n’a probablement pas été très loin après l’école primaire mais ça ne l’a pas empêché de bosser dur toute sa vie. Comme on dit : « il a une gueule ».

Je ne l’avais pas vu très souvent jusque là, pas le style à courir chez le médecin.

Il y a quelques mois, Astérix a eu un sale accident en travaillant. Du genre où il aurait pu y rester : quatre côtes pétées à gauches et huit à droite avec un bel hémopneumothorax bilatéral. (Pour les non-médecins, c’est ce qui arrive quand une côte casse, se déplace et va perforer un poumon. Du coup il y a de l’air et du sang qui viennent se mettre autour du poumon et celui-ci se ratatine et il respire beaucoup moins bien. Quand ça arrive d’un seul côté c’est pas super mais on a encore un poumon pour respirer. Quand ça arrive des deux côtés en même temps, c’est assez sportif.)

Astérix a été rapatrié dare-dare en réanimation : drains, oxygène, morphine.

Et le réanimateur de me faire une belle lettre pour me raconter en détails le séjour dans son service.

« le mardi, le patient présente un fébricule à 38°, mais dans un contexte de pré DT (*) probable avec trémulation, front luisant et hallucinations visuelles justifiant l’instauration d’une hyper-hydratation, d’une vitaminothérapie, par ailleurs débutée dès l’entrée, ainsi que d’un traitement psychotrope à base d’Haldol et Mépronizine.

(…)

Conclusion
Mr Astérix, âgé de 58 ans, sans antécédent notable, a présenté un traumatisme fermé du thorax, …
Pré DT probable chez un patient niant par ailleurs toute ingestion d’alcool. »

Après la réanimation, Astérix est parti en pneumologie. Et j’ai reçu la lettre du pneumologue (pourtant, c’est mon pneumologue préféré que je tutoie, qui est très bien avec les patients et très compétent) :

« Biologiquement, on a un bilan hépatique perturbé avec cytolyse hépatique : TGO à 138, TGP à 242, Gamma Gt à 698 (*).

Les perturbations hépatiques sont à mettre en relation avec un éthylisme antérieur. Nous avons supprimé les produits potentiellement hépato-toxiques, et notamment le Paracétamol. »

Et voilà, Astérix est rentré chez lui avec une belle étiquette qui, forcément, s’imposait vu sa tronche : non seulement il fume mais en plus c’est un alcoolique. Et un bon puisqu’il a fait son pré-delirium trémens et qu’il avait des Gamma GT au plafond !

Quand je suis passé le voir à la maison, je lui ai posé la question « Euh… dites voir, il y a les médecins de l’hôpital qui ont l’air de dire que vous buviez un peu trop là…

– Ah, non ! C’est pas vrai ça ! Je vous jure, je bois pas une goutte de vin et pas de bière ! Je fumais, ça c’est vrai, mais je bois jamais ! Je vous jure que c’est vrai, je vois pas pourquoi je vous le dirais pas. »

Et, de fait, je ne voyais pas bien pourquoi il ne me l’aurait pas dit. Et d’ailleurs, j’étais assez surpris : je n’avais jamais « senti » un problème d’alcool chez Astérix. Mais, bon, on sait ce que c’est, Dr House et la Faculté nous l’ont appris : le patient est menteur. Surtout s’il est alcoolique ou drogué.

« Bon, ben de toute façon il va falloir faire des prises de sang de contrôle pour surveiller le foie. Et puis, si vous êtes d’accord, on fera un dosage qui permet de voir s’il y a un problème d’alcool. Comme ça, on pourra le prouver aux médecins de l’hôpital. Et ça me permettra de te montrer que c’est pas la peine de me mentir, espèce d’alcoolo. »

Les CDT (*) me sont revenues blanches comme la neige à 0,5%. Et le bilan hépatique s’est gentiment amélioré pour finir de revenir dans les normes.

Les « perturbations hépatiques » n’étaient pas à mettre en relation avec un éthylisme antérieur mais avec le fait que le foie est, lui aussi, situé sous les côtes et qu’il avait également bien morflé dans l’aventure.

Quant au « pré-DT probable avec trémulation, front luisant et hallucinations visuelles », on peut se dire raisonnablement qu’être attaché dans un lit de réanimation avec des tuyaux et des bips partout, quand on a mal et que pour ça on a des perfusions de morphine à bonne dose, ce sont aussi d’excellentes raisons pour être dans cet état.

Au final, le patient qui « niait toute ingestion d’alcool » avait bien raison de le faire.

Et nous, médecins (moi compris puisque j’ai également douté), nous nous sommes bien fourré le doigt dans l’oeil jusqu’au cholédoque…

Raconté comme ça, ça pourrait rester une anecdote amusante mais en fait pas vraiment.

On voit très bien dans les courriers comment le réanimateur a une conviction intime mais qu’il prend tout de même la précaution de rajouter un « probable » qui laisse la place au doute. Et comment le pneumologue, de bonne foi, transforme ceci en fait acquis et sans nuance.

Connaissant le mode de fonctionnement habituel des médecins en général, et des hospitaliers en particulier, je sais que le risque est grand qu’à l’avenir, un interne ressorte les lettres d’hospitalisations et se contente de recopier, toujours de bonne foi, « Antécédents : éthylisme chronique ». Et comme ça, de lettre en lettre, une hypothèse diagnostique erronée pourra devenir une vérité médicale dont Astérix devra continuer à se justifier face à des interlocuteurs qui postuleront qu’il est toujours dans le déni…

C’est pourquoi, depuis, je précise dans toutes mes lettres le concernant « Je vous prie de bien vouloir noter que l’hypothèse d’alcoolisme qui avait été émise a clairement été infirmée par la suite. »

Il y a des étiquettes qui relèvent du tatouage.

(*) Quelques explications supplémentaires pour les non-habitués :
– PréDT : est l’abréviation de Pré-Delirium Tremens. Le Delirium Tremens est un syndrome qui survient lorsqu’un patient alcoolique est brutalement sevré. Il associe de la fièvre, une déshydratation, des tremblements, des délires avec hallucinations, souvent animalières (les fameux « éléphants roses »), parfois des convulsions. Au delà de l’aspect folklorique, c’est une pathologie grave, potentiellement mortelle en l’absence de traitements.
– Transaminases et Gamma GT : sont des enzymes qui existent dans le foie et qui sont présentes en petite quantité dans le sang. Lorsque leur taux augmente dans le sang, c’est le signe que des cellules du foie sont abimées. Les taux retrouvés initialement chez Astérix représentent 5 à 12 fois les taux normaux. C’est beaucoup.
– CDT : est l’abréviation anglaise de « Carboxy-Deficient Transferrin » (Transferrine carboxy-déficiente en bon français). Il s’agit d’un dosage sanguin qui permet de repérer de manière très spécifique, les consommations d’alcool chroniquement excessives. Elle reste normale en cas de consommation modérée régulière ou en cas de consommation excessive ponctuelle. Après l’arrêt complet de l’alcool, elle met plusieurs semaines à se normaliser.

Des dangers d’être borgne

L’histoire de Bob illustre bien une des difficultés du métier. Le médecin est parfois un « borgne dangereux ».

Il ne faut pas trop le blâmer car, dans cette attitude, il est largement poussé par ses patients, par les médias, par les séries télés, par l’ambiance générale.

Qu’est ce qu’être un « borgne dangereux » ?

C’est, lorsque deux options existent, n’en considérer qu’une. Ou, plus exactement, ne considérer que les avantages de l’une et que les inconvénients de l’autre. Le risque est alors, en manipulant cette balance faussée, de faire le mauvais choix. Pour de mauvaises raisons.

Le dépistage des cancers est un bon exemple de cette attitude.

On peut reprendre l’exemple du cancer de la prostate et des PSA.

Le numéro de juin de « Médecine » a fait un point très complet à ce sujet. Pour faire simple, les études nous indiquent pour la tranche d’âge 55-69 ans :

– En dépistant 1 500 hommes, on va détecter et traiter 50 cancers.

– Malheureusement, malgré les traitements, certains hommes vont quand même décéder de ce cancer. On va au final éviter 1 (et un seul) décès par cancer de la prostate en comparaison à 1 500 hommes qui ne se seraient pas fait dépister.

– Sur les 50 patients opérés, 25 patients resteront impuissants et 12 incontinents.

– MAIS, sur les 50 cancers traités, 25 n’auraient jamais fait parler d’eux.

– Au final, pour éviter le décès par cancer de la prostate chez un homme, on provoque une impuissance chez 12 hommes et une incontinence chez 6 hommes qui n’auraient jamais eu de problèmes sans le dépistage.

Mettre ces deux conséquences en balance est donc éminemment une affaire de choix personnel qu’il est impossible de ramener à un choix strictement objectif. Il nous appartient donc de présenter honnêtement ces deux alternatives au patient qui est en face de nous et l’aider à faire son choix, sans le biaiser avec des données incomplètes.

Le dépistage des cancers du sein peut poser le même type de problèmes.

Il y a deux ans de ça, j’ai pris en charge une dame de 84 ans dont le précédent médecin partait à la retraite. C’était une petite dame toute gentille qui vivait seule chez elle et qui était en fauteuil roulant en raison d’une vieille amputation d’une jambe. Trois mois plus tôt, elle avait vu le gynécologue qui l’avait opérée 6 avant d’un cancer de l’utérus, « pour le suivi ». Ce triple crétin n’avait rien trouvé de mieux à faire que de lui pratiquer une « mammographie de dépistage ». A 84 ans ? Ça ne correspond à aucune recommandation ni au moindre bon sens.

Bien sûr, on lui a trouvé une petite tumeur dans un sein. Bien sûr, on l’a opérée et on l’a fait « bénéficier » de 20 séances de radiothérapie. Déplacement en ambulance allongée, une heure de route aller, autant au retour. Heureusement, ça ne s’est pas trop mal passé et elle a fini ses séances cahin-caha.

Quant à moi, j’ai débarqué quand les séances de radiothérapie avaient déjà démarré. Trop tard pour arrêter le train qui était lancé, j’ai un peu lâchement fermé ma gueule.

Et bien sûr, il ne lui serait pas venu à l’idée, ni à elle, ni à sa famille, de faire le reproche à cet idiot de gynécologue de l’avoir emmerdée et inquiétée pour une tumeur qui, à son âge, avait toutes les chances de ne jamais lui poser de problème. Au contraire, trop contente qu’il l’ait ainsi « sauvée du crabe ».

Par contre, si, par malchance, une de mes patientes de 90 ans finit par avoir un cancer du sein qui devient symptomatique, il pourrait bien y avoir un confrère pour lui dire (sans aucune preuve scientifique) « Mais, ma pauvre dame, si le Dr Borée vous avait fait faire une mammographie l’an dernier, j’aurais pu faire quelque chose à temps. Mais là… »

Pas facile d’encaisser ça, même quand on sait qu’on a raison, qu’on a respecté les recommandations et que ce sont des recommandations solides.

C’est d’ailleurs un aspect qui est parfaitement mis en avant dans la petite vidéo de Dominique Dupagne que Fabinou avait déjà indiquée dans les commentaires de mon précédent billet.

Dans le même style, forcément, jamais un patient ne viendra me dire « Merci Doc ! Grâce à vos traitements contre mon diabète, mon cholestérol et mon hypertension, je n’ai pas fait d’infarctus l’an dernier. »

Mais s’il y en a un qui a un effet indésirable grave d’un médicament, ça, on le saura. Et si ce n’est pas le patient qui vient nous le reprocher, il est bien possible qu’on se le reproche soi-même. Même si on a suivi les recommandations officielles et qu’on a objectivement bien fait.

Et là où ça devient dangereux, c’est qu’on risque alors de perdre notre sang froid et de ne plus oser prescrire des médicaments pourtant utiles. Et tant pis si on augmente le risque des autres patients de faire des complications cardio-vasculaires. Si une telle complication survient ce sera « la faute à pas de chance ».

Dit d’une autre manière, on pourra préférer un grand risque « statistique » (l’augmentation du risque d’avoir des évènements cardio-vasculaires gaves) qu’un petit risque « certain » (les effets indésirables de nos médicaments).

Cette tentation du « borgne dangereux » nous y sommes tous soumis. Car personne ne peut prétendre échapper totalement à sa part d’irrationalité.

Pour autant, il faut essayer d’en avoir conscience pour s’en éloigner au maximum. Et mieux vaut se blinder des connaissances les plus solides pour toujours nous ramener vers la rationalité quand nos émotions et nos blessures d’amour-propre pourraient nous en éloigner.

Car les risques, même s’ils n’en sont que rarement conscients, ce sont nos patients qui les prennent.