Les vieux jours

Voici trois ans que je m’occupe d’André. Et autant que je suis le médecin traitant officiel de Paulette, son épouse. Mais, elle, je ne l’ai pas vue souvent.

Il y a six mois, j’étais de garde et on m’a appelé un dimanche pour André qui avait fait une attaque.

Une vilaine attaque, en fait, qui a touché le cervelet. Ça n’a pas tué André et ça aurait peut-être mieux valu pourtant.
Il en garde des troubles de l’équilibre, une surdité d’un côté et surtout des tremblements incontrôlables qui lui pourrissent la vie. Et contre lesquels on ne peut à peu près rien faire.

Le mois dernier, je suis allé le voir à domicile pour renouveler son traitement.

Dehors, des ouvriers démontaient des clapiers devenus inutiles. André était installé dans la cuisine, sa femme était là, le poêle à bois chauffait la pièce.

J’avais à peine fini de prendre la tension que Paulette a attaqué :

— Docteur, ça commence à être vraiment difficile, j’ai de plus en plus de mal à l’habiller et à le mettre au lit.

— Ah ? Mais il ne peut pas le faire seul ?

— Mais pensez-vous ! Si je le laissais faire, il se coucherait n’importe comment dans son lit. Je ne peux pas le laisser sans couvertures !

— Tu parles ! Avec elle, il faut que je sois bien droit, bien en ordre, avec la couverture bien bordée et remontée sous le menton. Elle ne supporte pas que je me couche comme je veux et comme je peux.

— Eh bien, ça n’a pas l’air d’aller très fort entre vous. Peut-être, Mme Paulette, qu’il faudrait laisser votre mari se débrouiller un peu plus. Il est encore capable de faire l’essentiel. Et, vous, M. André, laissez votre épouse vous aider un peu quand elle le propose.

Paulette m’interrompt.

— Mais vous ne savez rien Docteur ! On n’est pas un couple normal. Je ne vous en dis pas plus. Notre fils nous a déjà demandé pourquoi on n’avait pas divorcé. Ça ! Si j’avais eu les moyens, ça ferait longtemps que je serai partie. Mais je ne touche rien, alors je suis bien obligée de rester.

On ne s’aime pas, c’est sûr, mais je veux avoir bonne conscience et qu’on ne puisse pas me reprocher de ne pas m’être occupée de mon mari.

Et pourtant, il m’en a fait baver…

— Ne l’écoutez pas, Docteur ! C’est une sale bête. Avec elle, je ne peux jamais ouvrir la bouche, elle veut toujours avoir raison. Et il faut toujours lui obéir, toujours faire comme elle a décidé.

D’ailleurs, elles sont toutes comme ça les femmes dans sa famille. Des sales bêtes, je vous dis !

Et qui aiment l’argent. Ah ! Quand la pension arrive, elle est toute contente et tout va bien pendant trois jours et puis après, ça recommence…

Et ils ont continué à vider leur sac et à se déchirer devant le témoin muet et abasourdi que j’étais devenu.

Après quelques minutes, Paulette a décidé qu’elle devait aller voir les ouvriers et j’ai pu finir mon ordonnance.

Hier, elle m’a téléphoné pour me dire que je devrai repasser pour les médicaments, mais que c’était de plus en plus difficile : André en fait de moins en moins et, même si lui demande à demeurer à la maison, bientôt elle n’en pourrait plus et il faudrait bien trouver une solution.

Je ne sais pas encore comment je vais gérer ça et comment je vais pouvoir les aider à vivre le temps qu’il reste.
Au final, j’ai bien le sentiment que, dans cette affaire, il n’y a aucun coupable, mais deux victimes.

Deux victimes d’une époque où ça ne se faisait pas de divorcer et où, de toute façon, être une épouse à domicile liait aussi sûrement elle à lui que lui à elle.

Pour le meilleur et pour le pire.

 

10 réflexions sur « Les vieux jours »

  1. Docteur V

    J’ai eu un couple comme ça : 70 ans de mariage et de haines.
    Une grand-tante de ma femme vient de se séparer de son mari après plus de 40 ans de disputes.
    C’est en fait assez courant, mais souvent non dit.

    Répondre
  2. Idée Heu.

    Ce n’est pas toujours si facile de changer ce qui existe depuis des années quelque soit le contexte… Vu de l’extérieur pendant un court laps de temps, ce n’est pas le meilleur moyen de se faire une idée.

    Répondre
  3. Babeth

    J’ai aussi un couple comme ça (en tant qu’auxiliaire de vie) : la vieille a pris le dessus sur le vieux, qui est physiquement dépendant de tout le monde, et nous assistons, quasi impuissantes, à cette guerre quotidienne. Bon courage pour la suite.

    Répondre
  4. yann

    -Solution pragmatique : contacter le clic de votre ville pour voir si ils peuvent avoir droit à de l’aide (aide ménagère etc…) pour le quotidien, voire avec le passage d’une ide?

    -Solution psychologique : en fait beaucoup de couples fonctionnent comme ça pendant des années et au fond chacun y trouve son compte alors…

    ;))

    Amicalement

    yann Frat

    Répondre
  5. Fluorette

    Dur d’être le témoin de genre d’épisodes. Parce que les relations dans un couple c’est extremement complexe.
    Ma grand-mère haissait mon grand-père mais elle lui devait d’avoir eu la chance de partir de chez ses parents, chez qui ça ne se passait pas très bien non plus. Elle s’est occupée de lui jusqu’au bout. Il a été « sympa », il est parti 20 ans avant elle pour qu’elle puisse profiter toute seule des petits plaisirs quotidiens. Ah l’amour (ou son absence)!

    Répondre
  6. Fabinou

    Hello, hello !

    Dans notre beau département, les clic (s) sont tous urbains , et en campagne le médecin se retrouve à compter les points au milieu de ces couples dont c’est le mode de fonctionnement ( et ils sont nombreux) …
    On peut bien sûr inviter au match une coordinatrice de réseau gérontologique, une assistance sociale de mutuelle sociale agricole, les infirmières libérales du secteur, les aides ménagères de l’association locale d’aide aux personnes âgées, les enfants (en général en deux clans) et pourquoi pas une ergothérapeute pour vérifier les amortisseurs du ring.
    Mais cela reste malgré tout un mode de fonctionnement …..que l’on ne peut qu’accepter pour pouvoir être en situation de soins avec l’un , puis avec l’autre, tout en sentant venir le virage de la maltraitance et rappeler à ce moment là que les coups sous la ceinture sont interdits par la loi.
    Bon courage à tous !

    Répondre
  7. zigmund

    pas de solution miracle à ce problème très fréquent (bien plus que les « vieux amoureux inséparables »)

    pour vous consoler cette histoire certainement assez connue : un couple de centenaires veut divorcer va voir l’avocat
    celui ci s’étonne : pourquoi si tard ? pourquoi maintenant ?
    ben répondent les 2 vieux on voulait pas faire de peine alors on a attendu que les enfants soient morts ….

    Répondre
    1. Borée Auteur de l’article

      Merci de vos réactions.

      Effectivement, le problème est ici davantage d’ordre « psychologique » et relationnel. En général, je sais à peu près à quelles portes sonner pour les maintiens à domicile.
      Comme le dit Fabinou, les Clics c’est bien… quand il y en a un à portée de main. Celui dont nous dépendons ici en théorie est à 50 minutes de route et, du coup, n’est guère présent.

      Répondre
  8. Violette

    Bonjour,

    C’est effectivement une situation qui, bien que répandue, doit être douloureuse à vivre – et à observer…

    Peuvent-ils faire chambre à part ? Si oui, cela permettrait que chacun ait « son » espace et puisse y décompresser librement, sans avoir à supporter l’autre, surtout la nuit. L’épouse peut se sentir coupable, mais si son médecin lui dit que c’est nécessaire à sa santé/celle de l’époux, et que c’est chambre à part ou Xanax, cela lui fera une bonne excuse pour accepter.

    Répondre

Répondre à Fluorette Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *